Survie

Notre démarche

Publié le 2004 - Survie

... Un concept ancien et nouveau

Pour que tous les êtres humains aient enfin un jour la chance de devenir " égaux en dignité et en droits ", une idée chemine entre autres, en ce début de millénaire : celle que des " biens publics " sont nécessaires à l’échelle mondiale. Qu’est-ce à dire ?

Chaque société, chaque civilisation, a développé historiquement des biens et services publics, quels que soient les mots employés et les cadres culturels dans lesquels ils s’inscrivent. Mais partout, à notre époque, ces biens sont menacés par la convoitise des intérêts financiers. Simultanément, l’interaction croissante des sociétés humaines induit des maux et des besoins nouveaux.

La mondialisation incontrôlée des activités financières et productives s’accompagne aussi d’un développement inouï du système des " paradis fiscaux " qui ouvre un boulevard à la criminalité économique, facilite la corruption des responsables politiques et administratifs et sape les bases économiques du financement des biens publics.

Le modèle social européen, qui a sous-tendu l’un des plus hauts niveaux de développement de la planète, reste un exemple, et les menaces qui pèsent sur lui sont vivement ressenties. D’autres contrées, particulièrement les pays du Tiers monde, n’ont guère le moyen de défendre leurs acquis et pratiques de solidarité face aux injonctions des institutions financières internationales.

C’est dans ce contexte difficile que l’idée de la nécessité de biens publics globaux fait irruption dans le débat sur l’avenir du monde. Il ne s’agit pas de substituts aux services d’intérêt général menacés localement, mais de besoins nouveaux, nés de la prise de conscience de solidarités et du refus de l’aggravation des inégalités dans le mouvement planétaire d’interaction croissante des sociétés.

Certains voient dans cette idée une réponse nécessaire aux maux de notre temps. Ailleurs on s’efforce de la récupérer pour accélérer la marchandisation planétaire, au nom de lois économiques contestables. Au-delà de ces divergences fondamentales, le débat est considérable autour de questions intimement mêlées : quel est le contenu concret du bien public mondial, a-t-il un niveau optimal, à quelle échelle territoriale doit-il être assuré, et par qui, comment y parvenir... ?

... Ce qu’en disent les institutions internationales

Les économistes, et c’est bien leur rôle, s’appliquent à nous concocter des définitions théoriques des biens publics mondiaux. Mais elles sont généralement marquées au sceau du libéralisme dominant. On aboutit ainsi à deux familles de formulations, que nous schématisons ci-dessous à l’extrême.

Dans la première, le bien public est quelque chose qui manque au marché pour bien fonctionner, et que le marché ne peut fournir. Critère mercantile. Le besoin s’apprécie en lacune de croissance ou de profit. Il doit être pris en charge par un pouvoir public. Le bien public est la béquille sociale du marché.

Dans la seconde, le bien public est quelque chose qui manque à la société pour bien fonctionner, et que le marché ne peut fournir. Critère humaniste. Le besoin s’apprécie à l’aune des droits humains universels. Il doit être pris en charge par un pouvoir public. Le bien public est la béquille de la société marchande.

La seconde démarche, qui inspire les intéressants travaux du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), est évidemment plus prometteuse que la première, qui a la faveur des institutions financières internationales. Mais si, de l’une à l’autre, la définition du besoin diffère radicalement, celle du moyen reste au contraire très voisine, et favorise le glissement de l’une vers l’autre. L’image de la béquille a quelque chose de foncièrement négatif : supposée nécessaire le temps d’une rééducation vitale, on ne peut que rêver de la supprimer ensuite, et quand ? Quand le marché prendra ou reprendra en charge ce moyen. Le bien est ici piégé par le droit des affaires, dont l’hégémonie correspond à cette marchandisation du monde que nous combattons.

... Ce que nous en faisons

Il ne suffit pas de dénoncer l’insuffisance des définitions économistiques des biens publics. C’est le fait même de définir le bien par l’économie qui est dommageable, et produit si aisément son contraire. Le bien public est un choix social.

Il y a le droit public, dont l’architecture générale constitue le cadre actuel et évolutif de la question, et dont la logique doit s’imposer à celle du droit privé. Il y a les biens publics, définis simultanément par les droits humains et écologiques actuels et par les besoins et aspirations prévisibles ou non encore résolus. Il y a enfin les services publics, qui en assureront la réalisation.

En bref les biens publics sont des choses auxquelles les gens et les peuples ont droit, et auxquelles le service public doit leur donner un accès le plus équitable et libre possible.

La définition large du service public que nous adoptons ne doit pas être confondue, comme on le fait trop souvent, avec celle du " secteur public ", ni avec le caractère non marchand des prestations. Des entreprises privées peuvent avoir une obligation de service public. Des prestations de service public peuvent être gratuites, d’autres payantes. Ces diverses formes doivent avant tout être compatibles avec la définition fondamentale du service considéré. Définition étayée par le droit, entraînant l’obligation publique de fournir équitablement ce bien à ceux qui en manquent.

Savoir qui exerce le service, au nom de quels principes, et au profit de qui, est la description du moyen. Mais c’est aussi la détermination seconde du bien, car elle peut inverser le tout, faire du bien un mal public. Au nom de quoi peut-on dire qu’un bien se tourne en mal ? De principes admis comme supérieurs (et chaque société a les siens) dont la négation ou la transgression sont destructrices de la cohésion sociale ; cela ne fait pas qu’annuler les biens, mais crée généralement des maux pires que leur absence.

En termes socio-économiques, le plan des droits est celui des valeurs sociétales, le plan des " choses " celui des valeurs d’usage, le plan des services celui des valeurs d’échange, dans la mesure où celles-ci sont déterminées par les moyens humains globalement mis en œuvre. On remarquera que ce schéma peut servir à définir n’importe quelle marchandise. Ce qui en fait le schéma des biens publics réside dans les modalités de définition même des biens considérés.

Donc, après avoir soigneusement distingué pour l’analyse les trois plans, on pose qu’ils abritent pour chaque type de " bien " un système indissociable, dans lequel la conjonction d’un ensemble de " droits " dans le plan des principes et d’une structure de " service " dans le plan opérationnel détermine si l’on produit des " biens ou des maux " publics dans le champ des résultats sociaux et écologiques. Un triangle droit-bien-service, qui peut être " vertueux " si les droits sont justes et respectés dans les faits, vicieux autrement. La dynamique du service peut par ailleurs engendrer d’autres biens, qui peuvent par exigence d’égalité donner naissance à d’autres droits - ou au contraire d’autres maux destructeurs de droits.

Pour parler plus concrètement, disons que si l’on choisit dans le premier plan le droit du plus fort, et dans le second une structure opérationnelle dominée par les plus puissants, on aura inévitablement dans le plan des résultats un accroissement des inégalités à l’échelle mondiale. C’est précisément le cas pour l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), quelles que soient les bonnes intentions que l’on prétend marginalement y introduire.

Nous pouvons maintenant développer un " schéma canonique " des biens publics, et un de ses inverses possibles en termes de maux publics mondiaux.

On pourrait développer des applications multiples. Par exemple, montrer comment l’ensemble des crédits et aides au développement a surtout engendré une dette monstrueuse, obstacle à tout développement et principal moyen du pillage des ressources naturelles et humaines des pays pauvres

En extension, un même droit peut justifier plusieurs types de biens, un même bien répondre à plusieurs types de droits et appeler divers services, etc. Chaque bien ne se définit que dans un triangle D<=>B<=>S<=>D dont les sommets peuvent se raccorder par les deux autres à une multiplicité d’autres triangles. C’est ainsi que nous parviendrons à identifier les coalitions de forces sociales susceptibles d’imposer la production d’un bien, là où l’action des seuls ayants droit directs aurait immanquablement échoué.

À l’échelle mondiale

Les idées de patrimoine et de biens communs de l’humanité ont déjà fait leur chemin, même si leur concrétisation est encore très loin de ce qu’il faudrait. Qu’apporte de plus celle, plus nouvelle, de biens publics mondiaux ? Celle de passer du niveau de l’appropriation mondiale à celui de la répartition équitable entre les individus et les peuples, de la production et conservation durable à celui de l’utilisation courante. Tout ceci devra être précisément étudié au-delà de ces généralités, pour chacun des biens considérés.

Sur quelles bases ? Issu de la réaction aux drames majeurs du XXe siècle, il y a - fait absolument nouveau dans l’histoire de l’humanité - l’édifice naissant des droits humains universels. On peut certes discuter de cette universalité, en regard de la diversité des cultures du monde. Si c’est pour la faire progresser, nous sommes partie prenante dans cette discussion. Si c’est une position de rejet global, nous dirons simplement que le choix actuel est entre droits humains et barbarie. Il y a aussi, encore embryonnaire, le droit écologique mondial ; ici c’est de la responsabilité de l’humanité vis-à-vis de l’écologie planétaire, et ainsi des générations futures, qu’il s’agit.

C’est sur ces bases que nous nous promouvons une définition large des biens publics mondiaux, et des maux qu’engendrent leur insuffisance ou leur absence. Notre démarche se situe résolument dans la culture émergente des droits humains et des réalités écologiques planétaires, contre l’anti-culture du profit débridé, du crime et de la guerre, dont l’essor rapide de la criminalité financière accentue la menace.

Montrer à partir de quels droits universels des biens publics mondiaux sont légitimes et possibles, et quels types de services il faut pour les rendre effectifs, ne suffit pas. Ce n’est pas des travaux des spécialistes, si utiles soient-ils, que surgiront les solutions. La bataille conceptuelle pour une acception motrice et mobilisatrice des biens publics mondiaux est avant tout l’affaire des mouvements citoyens mondiaux et c’est à ce niveau que nous voulons situer en priorité le débat.

L’action concrète mène donc à favoriser, pour chaque type de bien, les coalitions de forces sociales qui seront à même de les revendiquer, d’obtenir le nécessaire changement d’échelle et d’identifier les instances publiques à activer, modifier ou créer pour en obtenir la réalisation. C’est là que se situe le moteur du progrès. C’est là aussi que la distinction entre le droit, les biens et les services s’avèrera particulièrement pertinente, car à une même définition de bien public, en relation avec le droit public mondial, pourra être mise en rapport avec l’inévitable (et souhaitable) diversité des services et droits locaux et régionaux.

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