Survie

« A force de faire des promesses, on doit rendre des comptes »

Publié le 18 janvier 2005 - Ardiouma Sirima, Président du COFANZO

Libération, France, 18 janvier 2005.

Il reste dix ans à la communauté internationale pour se mobiliser et tenir ses engagements sur les Objectifs du millénaire (ODM), qui
visent à réduire d’ici 2015 la pauvreté dans le monde. C’est le message du 3e Forum sur le développement humain à Paris, thème
initié par l’Indien Amartya Sen, 71 ans, prix Nobel d’économie 1998 et professeur au Trinity College de Cambridge [1].

Vous semblez être l’un des rares optimistes sur la réalisation des objectifs du millénaire. Pourquoi ?

(Rires). Je suis optimiste sur l’avenir de la planète. Ces outils font partie d’un ensemble d’engagements des pays, une déclaration de valeurs. Je ne crois qu’aux objectifs identifiés, datés et chiffrés. Ceux-là le sont : ils posent la question des besoins et la façon de les atteindre. A force de faire des promesses, on doit rendre des comptes. Il y a, en France ou en Grande -Bretagne aujourd’hui, la prise de conscience qu’on doit agir pour les pays pauvres. Que l’humanité est un tout, indivisible.

Les Etats riches ne versent que 0,22 % de leur budget au développement. Il en faudrait plus du double pour atteindre
les ODM...

La question du développement ne se pose pas qu’en termes de dollars et de transferts financiers. L’identification des urgences
sanitaires, éducatives ou agraires, et les débats publics sont au moins aussi essentiels. Ne pas faire comme le précédent
gouvernement fondamentaliste hindou en Inde. Leur fanatisme a axé les priorités sur les questions de défense, de sécularisme, de
droits des minorités. Au détriment des sujets du développement.

A l’image du tout-sécuritaire dans les débats internationaux actuels ?

Absolument. Le monde souffre d’une diversion des objectifs. La sécurité n’est pas que la sécurité physique, c’est aussi la sécurité de l’emploi, le droit à la santé, à l’éducation. On dit souvent que la pauvreté est le terreau de la violence ; ou que les impératifs de sécurité du Nord ne peuvent faire oublier les impératifs de survie du Sud. C’est vrai. Les inégalités rendent la tolérance à la violence plus grande. Mais la seule raison de s’attaquer à la pauvreté est qu’elle est en soi un problème terrible.

C’est aussi ce que disent les critiques de la mondialisation...

On vit dans un monde qui est à la fois remarquablement prospère et parfaitement misérable. Un monde où se côtoient contrôle massif
des ressources, des connaissances, des technologies, et multiplication des inégalités, des iniquités. Un monde marqué par
l’affrontement plutôt que la solidarité. Les « [antimondialisation} » militent pour une redistribution plus égalitaire, ils plaident pour moins d’asymétrie du pouvoir politique ou économique. C’est le mouvement moral le plus mondialisé...

Les orthodoxes assurent pourtant que la mondialisation profite aux plus pauvres...

Affirmation trompeuse. La question n’est pas de savoir si la mondialisation vaut mieux que l’absence de mondialisation, mais si ses avantages sont répartis équitablement. La vraie question, c’est de se demander si les pauvres peuvent en bénéficier davantage. Si la répartition des bénéfices est juste et équitable.

Question qu’on peut se poser après deux ans d’expérience Lula au Brésil, par exemple ?

Le Brésil vient de loin, c’est le pays le plus inégalitaire. Et il est impossible de promouvoir un programme social sans croissance économique. Il ne s’agit pas de savoir si Lula est prisonnier du marché, mais de savoir quels champs on assigne au marché, et quels comptes on est en droit de lui demander. Le rôle de l’Etat, c’est d’utiliser tous les outils démocratiques pour permettre le
développement humain des oubliés. Il faut louer le pragmatisme économique de Lula, mais aussi applaudir aux critiques de sa
politique sociale : car ce débat est un débat public, démocratique, essentiel pour le futur d’un pays. A l’inverse de la Chine, qui
bénéficie d’une croissance insolente, mais connaît une inégalité jamais vue.

Les Chinois concilient croissance et régime autoritaire...

La croissance est indépendante de la démocratie. Regardez l’histoire de la Corée du Sud, de Singapour. Par ailleurs, l’Inde et ses 7 % de croissance font presque aussi bien que les 9 % de la Chine. Mais la Chine paye au prix fort son absence de libertés civiles et politiques. En vingt-cinq ans, l’écart d’espérance de vie entre la Chine et l’Inde s’est considérablement réduit, passant de quatorze ans d’avance pour la Chine (68 ans contre 54) en 1979, à sept ans aujourd’hui (71 ans contre 64). Si on parle de l’Etat du Kerala en Inde, qui combine politique de gauche et démocratie locale, l’espérance de vie est de 76 ans, loin devant la Chine. Sans parler d’une mortalité infantile de 10 pour 1 000 contre 30 pour 1 000 en Chine ! Le manque de démocratie est toujours pénalisant. Le coût humain du Sras, par exemple, aurait été moins terrible si Pékin avait été transparent. Pour autant, l’Inde a l’un des budgets les plus faibles consacrés à la santé. Négligence massive, qui a entraîné le développement d’un secteur d’assurances privées inaccessibles pour les pauvres. Le manque de débat sur ce sujet n’est pas un échec de la démocratie, mais un échec du manque d’utilisation de la démocratie...

Par Christian LOSSON

© Libération

[1Il publie le 21 janvier La Démocratie des autres, Ed. Payot, 10 euros.

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