Survie

Longue vie au service public

Publié le 15 septembre 2004 - Survie

Libération, France, 15 septembre 2004.

Qui pourrait prétendre que les soins dispensés à un grand blessé de la route doivent se proportionner à l’importance de ses cotisations ? Personne, à l’évidence. Les soins seront prodigués selon les besoins d’une vie à sauver, d’une santé à rétablir. Il faut donc admettre que les principes du libéralisme économique doivent s’arrêter au seuil des grands services publics, et des conquêtes sociales qui en leur temps forcèrent le capitalisme à s’humaniser. La Sécurité sociale, qui veut que l’on cotise selon ses moyens et que l’on soit pris en charge selon ses besoins, reste à cet égard la pierre de touche d’un usage civilisé de la richesse produite. La santé est un bien exemplaire que jamais on ne pourra définir comme une prestation mercantile. Il en est de même de l’instruction, et de tout ce qui contribue à l’accomplissement d’une vie d’homme.

Dans le même esprit, aurait-on acheminé l’électricité là où il ne semblait pas d’emblée « rentable » de le faire ? Qu’en chaque commune un bureau de poste remplisse sa fonction de service public, et crée du lien social, au-delà de toute considération strictement comptable, n’est pas non plus un luxe. Dans tous les cas, il s’agit d’une exigence de solidarité. Cette exigence est aussi celle de l’égalité, qui veut que nul ne soit victime de son lieu de résidence, ou de sa situation sociale, voire souvent des deux. Son coût, puisque désormais ce critère est devenu obsessionnel, peut d’ailleurs être largement assumé par la péréquation qui fait que les équipements générateurs de profit compensent ceux qui sont jugés déficitaires. Quand bien même cette compensation n’existerait pas, faudrait-il accepter qu’en matière de service public seule règne la loi du marché ? Il est étrange qu’une société qui produit aujourd’hui bien plus de richesse qu’hier puisse tenir pour insupportable le coût des services publics, et que ceux-ci soient constamment sur la sellette.

Le triste exemple des chemins de fer britanniques, cassés par leur dévolution à des sociétés privées indifférentes à toute idée de service public, n’est pourtant pas si loin. Il nous instruit suffisamment de l’aberration et de l’inhumanité d’une application aveugle du sacro-saint principe de l’ultra-libéralisme économique là où des hommes sont en droit de donner vie aux exigences de la solidarité, de la justice sociale due à tous, et incarnent ainsi, n’en déplaise aux tenants du profit immédiat, l’intérêt économique bien compris, qui va de pair avec une anticipation du sort global de la communauté humaine.

Comment admettre le cynisme que peut atteindre le credo du marché lorsqu’il contamine ceux-là mêmes qui devraient tenir pour un honneur de faire vivre le service public et les valeurs de solidarité qui le sous-tendent ? Quelle régression ! Veut-on se satisfaire désormais de la charité, en lieu et place de la justice sociale ? Marx parlait jadis des « eaux glacées du calcul égoïste » et remarquait que la religion était souvent instrumentalisée comme « supplément d’âme d’un monde sans âme » au lieu d’être cultivée comme une forme libre de spiritualité. Nous y sommes, à nouveau. Le credo capitaliste mondial, pudiquement rebaptisé « libéral », entend s’assujettir tous les champs de l’activité humaine, et s’imposer là où profit et rentabilité n’ont pourtant pas de sens, sauf si le pari sur l’avenir délivre des visions bornées, pour rappeler que l’intérêt à long terme est préservé, justement, par les services publics. Qui ne se souvient de la catastrophique politique du « tout route », conduite sous prétexte que le rail était « trop cher » ? Aujourd’hui, la pollution et les méfaits d’une multiplication des poids lourds sur les routes rappellent que ceux qu’hier on taxait de réactionnaires parce qu’ils mettaient en garde contre des risques bien réels, font figure aujourd’hui d’avant-garde. Faut-il rappeler des évidences ? Car enfin la santé, l’éducation et l’instruction, l’accès à la communication et à l’énergie ne sont pas de simples prestations commerciales. C’est pourquoi les grands services publics, qu’il s’agisse de la distribution d’énergie ou des Postes et Télécommunications, de l’école ou de la santé, doivent être pris en considération comme tels, dans leur fonction sociale irréductible à une prestation mercantile. Il en va du bien commun, sans l’existence duquel toute société se défait et chavire dans le conflit qui naît des fossés qui existent entre les conditions de vie, et rend difficilement crédible l’idée d’un monde commun à tous les hommes.

A noter d’ailleurs la contradiction hébergée, si l’on y réfléchit bien, par l’idéologie de l’ultralibéralisme économique. Celle-ci ne cesse d’en appeler à une responsabilisation des « acteurs économiques », qu’elle croit devoir brandir contre l’« assistanat » que représenterait l’action de l’Etat en faveur des services publics. Ainsi, au nom de la vérité des prix et du refus des subventions publiques, il faudrait que le prix du ticket de métro intègre en lui tous ces éléments de coût. Mais que penser alors du fait que nombre d’entreprises n’assument pas quant à elles la totalité des éléments de coût de leurs produits ? Laisser à la charge de la collectivité la lutte contre la pollution, les soins prodigués à ceux qui sombrent dans la dépression après une perte d’emploi, l’action contre la déshumanisation des quartiers, n’est-ce pas se montrer irresponsable au sens même où l’entendent les « libéraux » ?

Responsabilité ? Soit ! Que l’on réimpute aux entreprises les frais qu’elles laissent à la charge de la collectivité ! Evidemment, ce défi ne sera pas relevé, mais sa force polémique est utile pour rappeler au capitalisme mondialisé qu’il est lui aussi, objectivement, en situation d’assisté, puisqu’il n’assume pas tout ce que coûtent sa production et sa gestion. Prenons ainsi la mesure du caractère insensé des discours sempiternels qui raillent l’« assistance » promue par l’Etat social de droit, qu’on ose appeler « Etat-providence », comme si les droits sociaux qui humanisèrent le capitalisme avaient quelque chose à voir avec une manne providentielle tombée un jour sur le désert.

Certes, il ne s’agit pas de contester l’existence de dysfonctionnements dans les services publics. Et il est légitime de chercher à optimiser ces services, en épargnant les deniers du contribuable, notamment par la chasse au gaspillage, lorsqu’il existe, ou au refuge dans l’anonymat lorsqu’il sert à refuser d’assumer la responsabilité d’un acte ou d’un propos. Mais de ce légitime souci, on ne peut en aucun cas glisser, sans mauvaise foi, à la mise en cause des services publics comme tels et de leur principe constitutif. Le procès qui leur est fait sous l’emprise de l’idéologie libérale contraste singulièrement avec le silence sur les erreurs de gestion induites par la course effrénée au profit qui coûte si cher aux salariés licenciés, voire les dérives de cette course jusqu’aux confins de la légalité. Cessons, de grâce, de dénoncer les prétendus privilèges des fonctionnaires quand on ne s’interroge pas sur les stock-options et le train de vie que permet le régime fiscal des frais généraux des entreprises !

L’Europe à venir sera-t-elle l’espace de progrès qu’elle prétend être ­ou devenir ? Si elle entend transférer tous les services publics aux normes du marché, on peut en douter. Car la dimension sociale sera nécessairement absente d’une logique mercantile uniquement soucieuse de profits. Il y a là un débat essentiel, et il est heureux qu’il se développe dans notre pays, non pour compromettre l’Europe, mais pour savoir quelle Europe nous voulons. Et n’en déplaise aux europhiles dépourvus sur ce point d’esprit critique, les deux questions ne sont pas identiques. Surtout à un moment où les problèmes de ce type s’universalisent, et concerneront bientôt le monde entier lui-même. Il est d’ailleurs paradoxal qu’on ne cesse d’exalter l’Europe comme espace de démocratie et de souveraineté populaire, de citoyenneté accomplie, alors que les citoyens, justement, sont de plus en plus dessaisis de leur droit de regard au nom de la prétendue objectivité des « lois économiques ». On a même cru devoir forger un terme péjoratif ­ le « souverainisme » ­ pour désigner l’attachement à l’exercice de la souveraineté populaire, qui est pourtant une conquête de la Révolution française étendue depuis à tous les pays démocratiques. Quelle Europe voulons-nous ? La question est essentielle en ce qui concerne les services publics, dont le principe n’est pas plus français que la pénicilline n’est écossaise ou que l’habeas corpus n’est anglais. En Espagne, en Allemagne, en Grande-Bretagne, et ailleurs, l’idée d’une promotion sociale d’un bien commun soustrait au diktat du marché est aussi à l’ordre du jour.

Pendant ce temps, dans le ciel de la mondialisation, les nouveaux maîtres du monde jouent leur mobilité sociale en classe affaires, et cherchent sans cesse à rattraper par la géographie ce qu’ils avaient perdu par l’histoire : grâce aux délocalisations, ils reconstituent les conditions d’exploitation dont ils jouissaient à l’âge du capitalisme primitif. Le travail des enfants est passé de l’Europe à l’Asie ou à l’Afrique. (« Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? » Victor Hugo)

Il n’est pas rare de voir dans certaines stations du métro parisien des SDF allongés, au petit matin, sur des banquettes que surplombent d’immenses publicités où l’on peut lire : « On aurait tort de se priver. » Etrange monde en vérité que celui où le scandale a cessé de faire scandale, où la misère moderne fait crever ses bulles de souffrance dans l’eau multicolore des magies médiatiques. Comment y vivre heureux, de ce bonheur qui s’augmente d’être partagé ? Comment y jouir de ce bien de chacun qui s’accroît d’être le bien de tous ? Réveillons-nous. « Il ne faut pas de tout pour faire un monde ; il faut du bonheur et rien d’autre. » (Paul Eluard).

Par Henri PENA-RUIZ philosophe. Dernier ouvrage paru de Henri Pena-Ruiz : Leçons sur le bonheur (Flammarion).

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