Survie

Une urgence silencieuse...

entretien avec Amartya Sen, Harvard university

Publié le septembre 2005 - Survie

Extraits tirés du n°76 de Courrier de la planète, France, septembre 2005.

(...)

Courrier de la planète : Dans quelle mesure le paradigme du développement humain a-t-il modifié l’approche classique de l’économie du développement ?

Amartya Sen [1] : Le point de départ de l’approche du développement humain consiste à percevoir les hommes en fonction de leur bien-être et de leur liberté. Cela diffère notablement d’une approche du développement qui se concentre sur les revenus, la richesse et les biens matériels des personnes. C’est une idée très simple au fond. Le plus surprenant est qu’elle a dû être démontrée...

En 1989, lorsque plusieurs d’entre nous se sont joints à Mahbub ul-Haq pour l’aider à lancer les Rapports mondiaux sur le développement humain, nous faisions plus que rechercher des indicateurs du développement qui seraient moins axés sur les biens pour mieux rendre compte des réalités de la vie des gens. Nous nous efforcions également de répondre, à un niveau modeste, à la question sous-jacente : quel effet cela fait-il d’être un être humain ? Devrions-nous ne percevoir le manque qu’en termes de faiblesse du revenu ou de possessions matérielles ? Ou bien ne devrions-nous pas plutôt considérer le manque de certaines capacités élémentaires comme la possibilité de manger à sa faim, d’échapper à une mort prématurée, de savoir lire, écrire et compter, de participer à la vie de la communauté, etc. ?

Le revenu est un facteur qui influe sur nos capacités, mais il y en a d’autres. Et la transformation du revenu en capacités dépend de diverses conditions, comme la vulnérabilité de la personne à certaines maladies, le fait de vivre dans une région où sévissent des épidémies fréquentes ou encore la présence d’écoles dans le quartier. (...)

Cdp : Comment la notion de développement humain a-t-elle évolué ?

A. S. : Dans un premier temps, l’approche du développement humain s’est concentrée principalement sur des capacités qui sont très universellement recherchées comme vivre longtemps, à l’abri de la maladie et de la douleur, lire et écrire, etc. Il peut y avoir ici des différences subtiles d’une société à l’autre, mais il existe une uniformité considérable dans l’importance attachée à ces capacités très fondamentales. Toutefois, dans les travaux récents sur l’approche du développement humain, le champ s’est élargi de manière substantielle pour inclure les variations des cultures, des croyances et des styles de vie.

Cdp : Dans le même temps, le monde s’est transformé...

A. S. : Il existe une prise de conscience nouvelle. Les dix dernières années nous ont permis d’y voir plus clair sur le monde globalisé dans lequel nous vivons. Nous avons compris au moins trois choses.

Premièrement, nous vivons dans un monde indivis. Jusqu’à présent, les pays riches pouvaient ignorer les intérêts des pays pauvres. Désormais, cela n’est plus possible car leurs intérêts nous concernent en matière de commerce, de communication, de sécurité, de santé et dans beaucoup d’autres domaines.

Deuxièmement, l’idée selon laquelle les pays en développement resteraient à jamais dans leur coin, incapables de sortir de la misère et juste bon à recevoir la charité des pays riches a été remplacée par la certitude qu’avec des politiques imaginatives ils pouvaient devenir des acteurs de premier plan. La Chine en a fait clairement la démonstration. L’Inde aussi, dans une certaine mesure.

Enfin, s’agissant de la sécurité, s’il est faux de dire que la pauvreté crée le terrorisme, il est exact de penser que le fait d’être pauvre et de vivre dans un monde perçu comme injuste et qui vous maltraite crée une grande tolérance à la violence. Les sociétés du Moyen-Orient, par exemple, vivent dans cette perception et nous ne pouvons l’ignorer. (...)

Cdp : Certains se demandent quel est l’intérêt pour les pays industrialisés d’aider des PED, au risque d’en faire de potentiels futurs concurrents ?

A. S. : Premièrement, si l’identité humaine a un sens, alors cela fait partie d’une des obligations de cette identité que de se soucier du sort de l’ensemble de l’humanité. C’est une question d’éthique qu’Emmanuel Kant et d’autres philosophes avaient souligné sur l’universalité du devoir de solidarité entre les êtres humains.

Deuxièmement, nous vivons dans un monde interactif où, pour reprendre les termes d’Adam Smith, "l’échange de biens entre différents pays les rend prospère". Il y a un gain pour les pays les plus prospères à contribuer au développement des pays les plus pauvres. Craindre qu’ils deviennent des concurrents relève d’une totale incompréhension des mécanismes économiques. On peut construire un monde mutuellement bénéfique.

Troisièmement, il y a l’intérêt à vivre en paix et en harmonie et non pas dans la violence et le terrorisme. Réduire les inégalités et les injustices contribue à réduire les violences.

Ces trois aspects sont des raisons nécessaires et suffisantes pour travailler à la coopération internationale. (...)

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[1Prix Nobel d’économie en 1998, Amartya Sen, de nationalité indienne, est actuellement professeur d’économie et de philosophie à l’université de Harvard. Spécialiste de la welfare economics, il défend une conception de l’agent économique qui inclut au nombre des motifs d’action non seulement préférences et intérêts, mais aussi évaluation morales et affectivité.

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