Survie

Plaidoyer pour une croissance propre

Publié le 13 juin 2005 - Survie

Extraits tirés des Echos , France, 13 juin 2005.

Le Premier ministre britannique Tony Blair a promis que la réunion du G8 qu’il présidera du 6 au 8 juillet à Gleneagles, en Écosse, se concentrera sur deux des problèmes mondiaux les plus graves et les plus anciens : la pauvreté du tiers-monde et le réchauffement de la planète. Pendant longtemps, ces deux problèmes ont semblé antinomiques. Il paraît naturel que les pays en voie de développement refusent de sacrifier leur croissance au bien public mondial, surtout lorsque les États-Unis, pays le plus riche du monde, rechignent à sacrifier ne serait-ce qu’une infime partie de leur luxueux train de vie.

Mené par la Papouasie-Nouvelle-Guinée et le Costa Rica, un groupe d’action de sauvetage de la forêt tropicale incluant plusieurs pays en voie de développement vient de faire une proposition innovante, visant à limiter la production de gaz à effet de serre tout en soutenant leurs développements nationaux. Les pays en voie de développement fournissent depuis longtemps un bien mondial vital : ils sont les gardiens des ressources environnementales de la planète. Leurs forêts tropicales constituent une vaste réserve de biodiversité, et absorbent de grandes quantités de carbone, réduisant ainsi le taux de gaz carbonique dans l’atmosphère.

(...) Environ un quart des émissions de gaz à effet de serre vient de changements dus à l’utilisation des sols, principalement à la déforestation, quantité comparable aux émissions américaines attribuables à la combustion de carburants fossiles (...) En conservant leurs forêts, les pays tropicaux rendent à la planète un service incommensurable, pour lequel ils n’ont jamais jusqu’à présent reçu de compensation. Cependant, surtout depuis la signature du protocole de Kyoto, il nous est possible de mesurer au moins une partie de ce service rendu : la séquestration du carbone (s’ils n’avaient pas conservé leurs forêts, le niveau de concentration de carbone dans l’atmosphère serait bien supérieur). Le protocole de Kyoto a généré de nouveaux marchés, comme le système européen d’échange d’émissions de carbone. Vu le prix actuel du carbone, la valeur de la séquestration du carbone par les forêts tropicales égale sans doute, voire dépasse, le niveau de l’aide internationale accordée aux pays en voie de développement. En fait, ce sont les pauvres qui aident les riches.

La biodiversité et la stabilité climatique sont des biens publics planétaires. Les bénéfices pour le monde de la conservation des forêts excèdent de loin la valeur de son exploitation par un pays comme la Papouasie-Nouvelle-Guinée. (...)

Une énorme erreur a été commise à Kyoto pour diverses raisons. Alors que des compensations sont prévues pour les pays qui plantent des arbres, ceux qui évitent la déforestation ne reçoivent rien. Des pays comme la Papouasie-Nouvelle-Guinée s’y retrouveraient doublement s’ils abattaient leurs anciens feuillus et en replantaient de nouveaux. (...) Ces pays devraient être incités à conserver leurs forêts (...). Tout au moins, des marchés comme celui d’échange des émissions des gaz à effet de serre devraient créditer les réductions d’émissions à ceux qui limitent la déforestation.

(...) 2,7 milliards de personnes vivent dans les 60 pays en voie de développement où se trouvent les forêts tropicales du monde. Abattre les forêts, même si ce n’est que pour toucher 5 % du prix final (à New York par exemple), est pour eux le seul moyen de s’en sortir. Certains ont suggéré d’attendre 2012, date à laquelle un protocole révisé est censé prendre effet, avant de s’attaquer au problème. Mais pouvons-nous nous permettre d’attendre ? À la vitesse de déforestation actuelle, les émissions de gaz à effet de serre du Brésil et de l’Indonésie compensent à elles seules presque 80 % des réductions gagnées grâce au protocole de Kyoto.

Cette nouvelle initiative concernant les forêts tropicales a ceci d’impressionnant qu’elle vient des pays en voie de développement eux-mêmes ; elle incarne leur créativité et leur implication sociale. Pour la première fois, des pays en voie de développement expriment le désir de participer au mouvement initié par l’Europe, le Japon, et les autres pays industrialisés (excepté les États-Unis) pour éviter une éventuelle catastrophe planétaire. (...)

Offrir une compensation aux pays en voie de développement en échange de ce genre de service environnemental permettrait d’augmenter de façon substantielle l’aide qui leur est apportée, tout en donnant à ces pays de bonnes motivations économiques. (...) Dans un monde divisé entre pays riches et pays pauvres, entre ceux qui se concentrent sur la protection de l’environnement et ceux qui se focalisent sur la croissance, cette initiative peut tous nous unir.(...)

Joseph E. STIGLITZ, prix Nobel d’économie 2001, est professeur à l’université Columbia (New York)

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