Survie

Le Mali reprend à Bouygues le contrôle de l’eau et de l’énergie

Publié le 12 novembre 2005 - Comi Toulabor

Extraits tirés du Courrier, Suisse, 12 novembre 2005.

Cinq ans après les avoir privatisés, le Mali étatise ses réseaux d’eau et d’électricité. Un cuisant échec pour le FMI et de la Banque mondiale.

La nouvelle est passée presque inaperçue en Europe. Elle ne manque pourtant pas de piquant : le Mali, l’un des pays les plus pauvres de la planète, vient de se débarrasser avec fracas du géant français Bouygues, qui pèse plus de 23 milliards d’euros. Autrement dit, vingt fois plus que le budget national ! En cause, selon les mots du ministre des Mines, de l’Energie et de l’Eau, Hamed Diane Semega : « l’échec de la privatisation » d’Energie du Mali (EdM). Propriété depuis cinq ans d’un consortium dirigé par SAUR International, une filiale du bétonneur français, EdM n’est jamais parvenue à remplir les objectifs fixés par contrat, soit le développement des réseaux d’eau et d’électricité et la baisse des tarifs.

Formellement, c’est Bouygues qui a librement décidé, le 14 octobre dernier, de vendre ses parts à ses partenaires au sein d’EdM, Industrial Promotion Services (IPS/WA), filiale du Fonds Aga Khan pour le développement, et l’Etat du Mali. Pour 200 millions d’euros, ce dernier récupère la part du lion, passant de 40% des actions à 66% du capital d’EdM.

Chantage à la dette

Une étatisation de la distribution d’eau et d’électricité qui n’a pas eu l’heur de plaire au Fonds monétaire international (FMI) [1]. Début novembre, une délégation de Washington s’est rendue à Bamako pour exiger des explications. L’institution, qui avait été avec la Banque mondiale (BM) l’un des principaux promoteurs de la privatisation, a exprimé son « inquiétude » à l’heure où elle essaie d’obtenir un nouvel amaigrissement du secteur public. (...)

Négociée à la fin des années 1990, la vente d’EdM s’inscrivait en fait dans la troisième vague des privatisations qui ont marqué les années 1980-1990. Dans le cadre du programme d’allégement de la dette réservé aux pays pauvres et très endettés (PPTE), le Mali s’était engagé à libéraliser son économie et à liquider une dizaine de régies d’Etat, dont les chemins de fer et les entreprises cotonnières. Devant l’insistance des institutions de Bretton Woods, Energie du Mali, laissée depuis longtemps à l’abandon, ne pesait pas lourd.

« EdM a été victime d’un véritable sabotage », estime quant à lui Oumar Mariko, du parti Solidarité africaine [2] (SADI). De passage à Genève quelques jours avant la renationalisation, le secrétaire du mouvement de gauche nous confiait que des dirigeants « corrompus » d’EdM ont, durant la décennie précédente, préparé le bradage de cette entreprise naguère florissante. (...)

Le Mali subventionne Bouygues

(...) En 2001, des investissements sont effectivement réalisés, mais la baisse des prix est une chimère. Selon le quotidien gouvernemental L’Essor, les tarifs d’eau et d’électricité font un bond de 60%, entre 1998 et 2002. Le nombre des mauvais payeurs explose, EdM les traquera sans répit, attisant la colère populaire, selon Oumar Mariko.

Pour soulager les consommateurs, l’Etat doit mettre la main à la poche : l’année suivant la privatisation, le Mali verse 16 millions d’euros de compensations à la filiale de Bouygues. (...)

Dialogue de sourds

L’année 2004 sera celle des premiers craquements. Sous l’égide de la BM, SAUR et ATT [Amadou Toumani Touré, Président du Mali depuis 2002] négocient une révision de la contestée tabelle tarifaire. La guerre des chiffres fait rage. La direction d’EdM SA affirme faire l’impossible, les baisses de tarifs ayant provoqué une perte de 10 millions d’euros pour l’exercice 2004. La commission de régulation affirme a contrario qu’EdM réalise des bénéfices. (...)

Dans ses méandres du capitalisme globalisé, les Maliens semblent s’être lassés d’attendre. « Les investissements promis n’ont jamais été réalisés. Il était prévu d’électrifier 97 localités [EdM en couvre une trentaine aujourd’hui, ndlr] et de développer le réseau. Une nouvelle station de pompage d’eau devait être construite à Kabala. Or même le branchement prioritaire de Koutiala n’a pas été fait », s’indigne l’éditorialiste de L’Essor, dans l’édition du 19 octobre dernier. M. Mariko confirme : « Avec 15% des Maliens connectés à l’électricité et moins de 50% disposant d’un point d’eau potable à proximité de leur domicile, le Mali a besoin d’une politique volontariste que Bouygues n’a même jamais envisagé de mener. »

Lassé de tant de tracas sur un marché aussi dérisoire, selon une source interne au groupe, Bouygues a fini par jeter l’éponge. Il se retire à l’amiable, évitant au Mali de s’enferrer dans les tribunaux à l’instar de Cochabamba ou du voisin sénégalais [3], qui n’ont, eux, pas fini de payer leurs calamiteuses privatisations.

Par Benito PREZ


Pays pauvre cherche service public

Classé par l’ONU au 174e rang sur 177 de l’indicateur du développement humain, le Mali a-t-il les moyens de développer un réseau public d’électricité et d’eau accessible au plus grand nombre ? Depuis le rachat d’Energie du Mali (EdM) par l’Etat, le débat fait rage dans les médias du pays d’Afrique de l’Ouest. A six mois de la saison sèche, on s’interroge en particulier sur la provenance des capitaux qui seront nécessaires pour renforcer des infrastructures saturées. La crainte de voir réapparaître corruption et « délestages » revient aussi fréquemment. Enfin, on évoque le risque d’un « retour de bâton » en provenance de Paris ou de Washington.

Pourtant l’attente est immense. Dans cet immense pays semi-désertique, peuplé de 12 millions d’habitants, le nombre de « clients » reliés est dérisoire. Or les 91’000 points d’eau et les 154’000 compteurs électriques surchargent déjà les réseaux. Les projets de nouvelles stations de pompage et d’ouvrages hydroélectriques sur le fleuve Niger existent, mais attendent d’hypothétiques financements. (...)

A court terme, la bonne nouvelle est venue d’Allemagne et de Hollande, deux pays qui ont accepté de financer la station de pompage de Karbala, promise mais jamais réalisée par Bouygues. En revanche, le Gouvernement malien a déjà mis fin aux spéculations : avec ou sans Bouygues, les tarifs d’eau et d’électricité ne sont pas près de baisser...


Un autre filon pour Bouygues

Bouygues quitte le Mali ? Pas tout à fait, puisque le géant français a toujours la haute main sur la Société malienne d’exploitation (Somadex), sous-traitante pour des capitaux sud-africains de la mine de Morila. Gigantesque chantier à ciel ouvert à 250 km de Bamako, le filon recèlerait 120 tonnes d’or. Mais la manne ne profite pas à tous le monde : depuis le 6 juillet dernier, Morila est le théâtre d’un très dur conflit social qui a conduit une trentaine de mineurs en prison.

Cela fait bientôt deux ans que les travailleurs de Morila réclament le versement des « primes de rendement » prévues dans la convention collective en cas de dépassement des objectifs de production. Or, durant les trois premières années d’exploitation, les ouvriers ont extrait presque trois fois plus de minerai qu’attendu. Sans recevoir un centime, affirment-ils. Autres récriminations : l’utilisation de cyanure sans aucune protection pour les mineurs et le harcèlement du syndicat. Lassés d’attendre un geste de l’entreprise, plus de 300 travailleurs (sur quelque 500 employés) ont déclenché une grève illimitée. Trois semaines plus tard, Bouygues a répliqué en licenciant les grévistes.
Lâché par les syndicats nationaux, traqué par les autorités, le Comité syndical de Morila a annoncé, fin octobre, être entré dans la clandestinité. Malgré la reprise partielle des activités de la mine, les licenciés ne lâchent pas prise et réclament, en premier lieu, la libération des huit mineurs encore emprisonnés. Le syndicat dénonce la complicité d’un gouvernement un peu trop sensible, selon lui, aux arguments financiers de la Somadex. Le Mali possède la troisième plus grande réserve d’or de la planète.

Par Benito PEREZ

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[1Nous avons tenté à plusieurs reprises d’avoir les réactions du FMI et de la BM. En vain. Contacté mercredi, Bouygues s’est déclaré dans l’incapacité de commenter son retrait avant lundi prochain.

[2Le parti « Solidarité africaine pour la démocratie et l’indépendance » est présidé par le cinéaste Cheick Oumar Sissoko. Il est aussi, depuis 2002, son seul ministre (de la Culture)

[3Le Sénégal a dû verser 40 millions d’euros à titre de dommages et intérêts à Vivendi après la rupture unilatérale du contrat de gestion de l’électricité.

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