Survie

Virage à 180° du Conseil mondial de l’eau

L’eau est un droit qu’une charte de l’ONU devrait protéger, affirme William Cosgrove

Publié le 22 mars 2004 - Survie

Le Devoir, Canada, 22 mars 2004.

Le Conseil mondial de l’eau (CME), un organisme international très influent dans les milieux onusiens, qui est présidé maintenant par le Montréalais William Cosgrove, a fait discrètement au cours des derniers mois un virage idéologique majeur qui l’amène à troquer sa philosophie de l’eau, « marchandise », au profit d’une logique de droit fondamental, défendue jusqu’ici par les organisations citoyennes un peu partout dans le monde.

« L’eau, c’est un droit », déclare-t-il, traduisant par cette déclaration le virage profond qui s’est opéré récemment au sein du CME. « Ce que je vous dis n’est pas une opinion personnelle, c’est désormais la position du Conseil mondial de l’eau », affirme William Cosgrove, un ancien ministre libéral de l’époque Trudeau.

Dans une entrevue exclusive accordée récemment au Devoir et que nous publions aujourd’hui, Journée internationale de l’eau, le président du CME va plus loin et affirme que cet organisme est désormais prêt à mettre son poids dans la balance pour que l’ONU reconnaisse l’accès à l’eau comme un droit fondamental et qu’on le balise par une charte :
 « l’accès à l’eau, dit-il, est un droit fondamental et les gouvernements ont la responsabilité d’en assurer l’accès à tous » ;
 la « gestion de l’eau doit être une responsabilité publique prépondérante », et ses modalités de gestion et de financement doivent reconnaître que le droit d’accès à tous fait une « obligation de conserver la ressource » aux gestionnaires et utilisateurs ;
 la gestion de l’eau par les pouvoirs publics, ajoute-t-il, doit reconnaître aux collectivités le pouvoir de gérer leur patrimoine aquatique, ce qui commande aussi, ajoute William Cosgrove, des responsabilités de fiduciaire de la ressource commune d’abord et avant tout ;
 les corps publics ne doivent pas hésiter à structurer les transferts de richesses au sein des sociétés en faisant payer l’eau plus cher aux riches qu’aux pauvres pour concrétiser le droit d’accès ;
 la gestion de l’eau ne doit pas se limiter aux problèmes de disponibilité de la ressource aqueuse : elle doit aussi tenir compte de la nécessité de maintenir en vie les écosystèmes qui en dépendent et toute ponction, y compris celles des voisins assoiffés, ne peut se justifier si elle procède d’une logique de gaspillage et les ponctions supplémentaires aux besoins de base ne devraient être autorisées qu’à titre de solution ultime, par une application stricte du principe de précaution.

William Cosgrove refuse de lever le voile sur les débats qui ont conduit le Conseil mondial de l’eau — présenté par les groupes militants de la société civile comme le fief des multinationales de l’eau et le fer de lance des politiques de privatisation des services d’eau collectifs — à se rapprocher aussi radicalement des positions défendues, par exemple, par le Contrat mondial de l’eau, dirigé par l’économiste et philosophe Ricardo Petrella.

Une chose est certaine, les attaques répétées des dernières années des militants écologistes et des groupes sociaux de partout sur la planète ont dressé un fossé idéologique important entre eux et le Conseil mondial, fossé qui s’est manifesté de plus en plus ouvertement depuis ses dernières assises en Europe et plus récemment au Japon.

(...)

Les pénuries d’eau dans le monde commandent non seulement une mobilisation de toutes les forces dans une même direction, poursuit William Cosgrove, mais imposent aussi aux pays et individus riches une « obligation de transfert » de la richesse pour assurer concrètement un accès à tous à la ressource et au développement des infrastructures. En Tunisie, donne-t-il comme exemple, depuis 1973, la Société nationale d’exportation de distribution de l’eau a mis en place des tarifs très bas pour les quantités nécessaires aux besoins de n’importe quelle famille nombreuse. Mais les tarifs grimpent en flèche dès qu’on franchit la barre des besoins, ce qui pénalise les riches qui gaspillent l’eau. On a même prévu un tarif encore plus élevé pour les hôtels fréquentés par les touristes, invités ainsi à « participer au transfert de la richesse ».

Il ne suffit plus de parler du droit et du pouvoir des communautés locales de gérer leurs eaux : il faut désormais, dit-il, « faire en sorte que les collectivités locales retrouvent ou acquièrent le pouvoir d’agir sur la gestion de la ressource ». Certaines décideront de se doter de services publics et d’autres décentraliseront cette responsabilité à des agents privés, à des degrés divers : mais quelle que soit la formule adaptée aux besoins de chacun, « on devrait avoir partout une réglementation sur l’eau qui encadrerait l’agir du secteur public et des agents privés, qui encadrerait tous les aspects de la gestion afin que tous soient redevables de l’administration de cette ressource devant la collectivité ».

Devoir d’intervention

William Cosgrove se dit révolté par le fait que la communauté internationale ne respecte pas les engagements financiers du Sommet de Johannesburg, qui voulait assurer des services de base en eau potable et en épuration à la moitié de la population mondiale qui en est privée. « La communauté internationale a un devoir d’intervention ici si elle estime que l’accès à l’eau est un droit humain », dit-il.

Est-ce que l’accès à l’eau obligerait un pays riche en la matière à devoir céder une partie de ses ressources à un voisin assoiffé, comme les États-Unis au bord de la pénurie dans les régions du Sud-Ouest ?

William Cosgrove rappelle qu’en 1991, il travaillait pour une importante société d’ingénierie qui avait été invitée à travailler à des projets d’exportation d’eau. Son groupe avait refusé l’alléchant contrat « parce qu’on ne voulait pas devenir complice d’un système d’exportation des eaux canadiennes, qui auraient ajouté au gaspillage auquel on assiste souvent aux États-Unis ».

« Un pays riche en eau, dit-il, a certainement un devoir d’assistance quelque part. Mais exporter de l’eau engendre des impacts et cela ne peut se justifier que par des besoins incontournables, réels, pas par du gaspillage même s’il peut être payant pour le pays exportateur d’engranger les profits. Comme pour l’électricité... Le pays qui possède des richesses en eau doit résister à la destruction de ses écosystèmes, qui constituent eux aussi une richesse, un patrimoine dont il est aussi le fiduciaire. C’est tellement évident qu’on voit même nos voisins commencer à démolir des barrages au Tennessee, au Colorado et sur le fleuve Columbia afin de redonner vie à des écosystèmes. Même le Corps des ingénieurs de l’armée américaine en convient maintenant après les avoir construits. Là-dessus, on assiste à une profonde évolution des mentalités. Et cette expérience doit nous permettre d’éviter nos gaffes aux pays qui s’engagent aujourd’hui dans ces avenues. C’est une autre responsabilité, que la communauté des pays développés doit aussi assumer. »

William Cosgrove reconnaît que cet effort planétaire serait mieux servi s’il s’appuyait sur une « charte de l’eau », ce que proposent depuis des années les groupes et organismes citoyens. Cette charte, dit-il, devrait encadrer « la préservation primordiale de la ressource, le droit d’accès des humains et le droit à la vie des autres espèces ».

Par Louis-Gilles Francoeur

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