Survie

Guantanamo : le trou noir juridique

Publié le juin 2005 - Survie

D’après Lawless World, America and the Making and Breaking of Global Rules. [1] de Philippe Sands, Allen Lane, Penguin Books, 2005.

Dans son ouvrage Lawless World, America and the Making and Breaking of Global Rules, Philippe Sands dénonce les évolutions que la scène internationale a connues depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Il montre que, après la guerre, ce sont les Américains et les Anglais qui ont milité en faveur de la création des Nations-Unies et de la promotion des droits de l’Homme. Néanmoins, ils ne s’attendaient pas, selon l’auteur, à ce que ceux-ci remportent un tel succès. Le droit international a acquis une force que personne ne soupçonnait ; c’est ainsi que, comme le dit si bien l’auteur, “ the rules which were intended to constrain others became constraining of their creators [2]. Face à cette omniprésence de la règle de droit au niveau internationale, l’administration Bush s’est engagée à corps perdu dans ce que Sands a appelé “ a war on law [3]. De l’abandon du Statut de la Cour pénale internationale, à celui du Protocole de Kyoto, en passant par le désengagement des Conventions de Genève à Guantanamo (et ailleurs) et le contournement du Conseil de sécurité des Nations-Unies, l’administration Bush n’a eu de cesse d’affaiblir l’ordre légal international construit depuis 1945. Guantanamo en est la parfaite illustration.

Guantanamo Bay représente une centaine de km2 de territoire cubain cédé en bail aux Etats-Unis depuis 1903 pour une durée indéterminée, contre un versement annuel de 2000 $ en pièces d’or. Sur cette portion de territoire cubain, le gouvernement américain a installé depuis longtemps une base navale militaire, sur laquelle un camp a été construit pour accueillir les réfugiés haïtiens. En désuétude depuis quelque temps, le camp a retrouvé une seconde vie depuis que l’administration Bush a décidé d’y établir le lieu central de détention des prisonniers issus de sa “ guerre contre le terrorisme ”. Avec la guerre en Afghanistan puis en Iraq, les prisonniers affluent par centaines à Guantanamo. Ce camp de rétention est, depuis le début de cette opération, un sujet très controversé. L’enjeu majeur du débat tourne autour du statut des prisonniers : s’ils sont qualifiés de prisonniers de guerre, alors le droit international humanitaire pourra leur être appliqué. Si ce statut leur est refusé, peut-on pour autant en conclure, comme le prétendent les Etats-Unis, que les détenus ne bénéficieront d’aucune protection juridique ?

Au lendemain du 11 septembre, le Président Bush a déclaré la guerre au terrorisme. Ce vocable de guerre aurait dû engendrer un grand nombre de conséquences juridiques. S’il s’agit bien d’une guerre, alors les ennemis capturés sont des prisonniers de guerres et le droit international humanitaire doit leur être appliqué. Néanmoins, l’administration Bush a emprunté un autre chemin. Ainsi, un conseiller du Ministre de la Justice, John Yoo, a explicitement déclaré vouloir créer un nouveau régime juridique [4]. Le statut de prisonnier de guerre a donc été refusé aux combattants, ainsi que l’application du droit humanitaire. Les Etats-Unis se sont alors considérés libérés de toute contrainte.

Le droit international humanitaire a instauré un ensemble de garanties judiciaires applicables en temps de guerre. Il pose des limites aux Etats concernant les armes à utiliser ou bien encore les traitements réservés aux personnes touchées par le conflit. Si la première Convention de Genève date de 1864, en 1949 les Conventions ont été révisées et développées : elles s’adressent désormais aux blessés, aux prisonniers de guerre et aux civils [5]. La Convention relative au traitement des prisonniers établit, dans son article 3, un standard minimum de traitement comprenant l’interdiction de prononcer des jugements sans procès équitable. En outre, les prisonniers doivent être protégés contre tout acte d’intimidation.

L’administration Bush s’oppose à l’attribution du statut de prisonniers de guerre aux détenus de Guantanamo en vertu de trois arguments. Le premier consiste à dire que les détenus de Guantanamo n’ont aucun droit en vertu des conventions relatives aux droits de la personne puisqu’ils sont des combattants illégaux. Autrement dit, parce que ces hommes appartiennent à une organisation illégale (Al-Qaida) qui ne peut être partie à un traité international, et parce qu’ils ne portaient pas, au moment où ils ont été arrêtés, un uniforme comme l’exige les Conventions de Genève, ils ne peuvent se voir attribuer le statut de prisonnier de guerre et se voir, par conséquent, appliquer le droit international humanitaire.

Pourtant, le Protocole n°1 additionnel aux Conventions de Genève déclare clairement que dans le cas où les combattants ne se distingueraient pas du reste de la population civile et que le statut de prisonnier de guerre ne pourrait ainsi leur être attribué, ils disposeraient néanmoins d’une protection légale, en vertu du principe selon lequel tout le monde a le droit à un minimum de protection juridique [6]. Or le gouvernement américain est partie aux Conventions de Genève (et s’il ne l’était pas, la plupart de ces principes s’appliqueraient quand même en vertu de leur nature coutumière). En conséquence, les Etats-Unis ne peuvent, de manière licite, priver leurs détenus de toute couverture légale.

Le deuxième argument consiste, pour les Etats-Unis, à faire valoir que, même s’ils sont signataires de divers traités internationaux, ceux-ci ne s’appliquent pas aux situations externes au territoire américain. Il est intéressant de noter que les Etats-Unis pensent pouvoir échapper aux normes internationales, en “ délocalisant ” leur centre de rétention en territoire cubain, comme si le droit international ne pouvait s’appliquer qu’au territoire américain [7]. Le droit international ne s’applique évidemment pas de façon contractuelle vis-à-vis d’un territoire particulier, mais vise à imposer un ensemble de principes à la communauté internationale. En outre, si l’on abonde dans le sens des Etats-Unis, il est possible d’arguer qu’ayant une compétence exclusive sur le territoire de Guantanamo, le droit américain peut s’appliquer. Par ailleurs, Cuba ayant adhéré aux Conventions de Genève on peut donc affirmer en suivant la logique américaine que Guantanamo est bien soumis aux Conventions de Genève.

Le troisième argument énonce l’impossibilité, pour les divers traités internationaux, d’imposer aux Etats-Unis des obligations en plus de celles déjà présentes dans leur droit national. Autrement dit, puisque les conditions dans lesquelles sont détenus les prisonniers à Guantanamo sont conformes au droit américain, toute allégation relative à la violation de normes internationales est hors propos. Ceci va totalement à l’encontre de la hiérarchie des normes qui imposent la supériorité des normes internationales sur celles d’origine nationale. Ainsi, avec cette argumentation en trois étapes, l’administration Bush semble avoir verrouillé toute application du droit international.

Privés de droits, les détenus n’en sont pour autant pas restés inactifs. Des recours ont été lancés par l’intermédiaire de leur famille devant les juridictions américaines et étrangères. Les plaintes reposaient sur le fait que les détenus pouvaient être retenus indéfiniment, sans avoir à être inculpés (par conséquent, sans connaître les charges qui pèsaient contre eux) et sans procès leur permettant de prouver leur innocence. En novembre 2003, la Cour suprême des Etats-Unis a accepté de déclarer les plaintes des détenus recevables. En juin 2004, la victoire des partisans des droits de l’Homme se concrétise lorsque la Cour rend un arrêt qui autorise les détenus à saisir les juridictions américaines pour juger de la légalité de leur détention.

Une Cour d’appel anglaise a, de son côté, donné raison à un prisonnier de nationalité anglaise, arguant que la situation dans laquelle il se trouvait était contraire aux droits élémentaires de la personne et qu’il était détenu de façon arbitraire dans “ a legal black hole [8]. L’inaction du gouvernement britannique à s’occuper de ses ressortissants était ainsi sanctionnée. Par la suite, Jack Straw, ministre des affaires étrangères, a exprimé son désir de voir les détenus anglais rejoindre l’Angleterre. A l’heure actuelle, plus aucun détenu de nationalité anglaise ne se trouve à Guantanamo. Ces hommes, décrits à leur arrivée par Donald Rumsfeld comme “ the hardest of the hard-core lethal terrorists  [9] ont tout simplement été relâchés sans qu’aucune charge ne soit retenue contre eux.

Le nouveau régime juridique créé par le gouvernement américain en vu de reconstruire un ordre légal international moins contraignant est menacé. Face à l’obtention par les détenus d’un droit à agir devant les juridictions américaines, Guantanamo n’a plus de raison d’être. En outre, les scandales sur les mauvais traitements ayant lieu à Guantanamo ne cessent de se multiplier, poussant nombre d’Américains à réévaluer les positions de leur gouvernement. Le débat sur la fermeture de Guantanamo est lancé ; gageons que cela ne sera pas en vain.

Par Loubna FARCHAKH FOURET

[1Un monde sans loi, quand l’Amérique fait et défait les règles mondiales

[2Philippe Sands, Lawless World, America and the Making and Breaking of Global Rules, Allen Lane, Penguin Books, 2005, p XI : “ les règles qui devaient contraindre les autres, sont devenues contraignantes pour leurs propres créateurs ”.

[3Philippe Sands, Lawless World, America and the Making and Breaking of Global Rules, Allen Lane, Penguin Books, 2005, p XII : “ une guerre contre le droit ”.

[4Sydney Morning Herald, 17 mai 2002 : “ what the Administration is trying to do is to create a new legal regime ”.

[5Textes des quatre Conventions de Genève, ainsi que de leurs deux Protocoles additionnels sur le site du CICR : http://www.icrc.org/dih.nsf/WebCONVFULL?OpenView

[6Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), 8 juin 1977, Article 75, en ligne sur le site du CICR : < http://www.icrc.org/dih.nsf/3355286227e2d29d4125673c0045870d/30802040b80aaceec1256414005df4ac>

[7Philippe Sands, Lawless World, America and the Making and Breaking of Global Rules, Allen Lane, Penguin Books, 2005, p 162.

[8Arrêt de la Cour d’appel en ligne sur le site : < http://www.bailii.org/cgi-bin/markup.cgi?doc=/ew/cases/EWCA/Civ/2002/1598.html > : “ un trou noir juridique ”.

[9The Observer in a world exclusive interview with the five British ex-prisoners at Guanatanmo, 14. March 2003 : “ les plus durs du noyau dur des terroristes de la mort ”.

a lire aussi