Survie

Des entreprises à jamais impunies ?

A Porto Alegre, les ONG revendiquent une responsabilité pénale pour les firmes.

Publié le 28 janvier 2003 - Odile Tobner

Libération, France, 28 janvier 2003.

La mondialisation de la justice avance. Mais reste schizophrène. Après des décennies de mobilisation de la société civile, elle s’attaque désormais à l’impunité des chefs d’Etat. La mise sur les rails de la Cour pénale internationale en témoigne. Mais elle laisse encore de côté la responsabilité pénale des entreprises. « Il n’existe aucun texte de droit international en la matière, note William Bourdon, avocat et président de Sherpa, une ONG qui enquête sur les violations des droits de l’homme commises par les entreprises. Résultat : les grandes firmes, des acteurs souvent plus importants que les Etats, restent irresponsables politiquement, moralement et juridiquement. »

Pénalement. La proposition française d’inclure la responsabilité des personnes morales, donc des entreprises, dans le champ d’application de la Cour pénale internationale, a été retoquée. Et l’approche réglementaire (codes de conduite, loi sur les nouvelles régulations économiques en France) est loin de constituer un garde-fou préventif. Comment donc s’attaquer pénalement à un géant pétrolier qui, en Algérie, met des hélicoptères à disposition de l’armée pour réprimer les révoltes ? Comment, au civil, demander des comptes à une firme anglaise qui a licencié sans indemnités son personnel namibien ? Et pourquoi pas, à l’avenir, porter plainte contre une firme qui additionne les plans sociaux tout en encaissant des profits records ?

Les trois plus grandes ONG des droits de l’homme ont, pour la première fois, organisé ensemble une conférence à Porto Alegre. La démarche était naturelle pour la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), qui proclame depuis toujours l’indivisibilité des droits civils, politiques, sociaux ou économiques. Mais elle s’est fait au forceps pour Amnesty International, qui a changé ses statuts en août 2001. Quant à Human Rights Watch, il suit le mouvement. « Une vraie révolution, confie Rory Mungoven, l’un de ses directeurs. Si on avait mis autant d’énergie à se battre pour "judiciariser" les atteintes aux droits des multinationales qu’on en a mis pour mettre en branle la Cour pénale internationale, on n’aurait pas vingt ans de retard ! »

Le saut intellectuel franchi, reste la méthodologie. Le naming and shaming (« nommer et dénoncer ») est plus compliqué lorsqu’on s’attaque à de puissants groupes financiers, défendus par des batteries de cabinets d’avocats. Et tout cela tient du casse-tête lorsqu’on se plonge dans l’univers des sociétés écrans, des filiales changeantes et des paradis fiscaux. Mais « on peut contourner une justice nationale corrompue ou défaillante en déposant des plaintes devant les tribunaux des pays tiers », analyse Jeanne Sultzer, de la FIDH. C’est ce qui vient de se passer pour TotalFinaElf et ses liens supposés avec la junte birmane. Le pétrolier est accusé de complicité de crimes contre l’humanité en Belgique et accusé de crimes de séquestration en France. Aux Etats-Unis, Unocal, en joint-venture avec TotalFinaElf, est sous le coup d’une procédure civile. « Un tournant capital, note Paul Hoffman, d’Amnesty. Si les pétroliers sont condamnés, cela ouvrira des voies incroyables... »

Corruption. D’autres initiatives se multiplient. En Argentine, des réseaux de juristes tentent de mettre en lumière les responsabilités qui ont conduit à la faillite de l’Etat. « Des initiatives sont en cours pour traîner devant les tribunaux l’ex-président argentin, mais aussi l’ex-responsable du Trésor américain et les directeurs de banques étrangères, raconte Claude Katz, secrétaire général de la FIDH. Motif : détournement, corruption, délits d’abandon. » D’autres veulent s’essayer à des poursuites légales contre le FMI ou la Banque mondiale. « Les plans d’ajustement structuraux ont causé des dégâts parfois considérables sur la santé, l’éducation, le travail », note Paul Hoffman, d’Amnesty.

L’idée d’un tribunal international pour les crimes économiques et sociaux d’institutions ou d’entreprises pourrait peut-être un jour se matérialiser. « J’ai milité toute ma vie contre la peine de mort, estime Peter Weiss, vice-président du Centre de droit constitutionnel. Mais je plaiderais volontiers pour qu’un tribunal décide de la mort d’une entreprise qui a causé la mort d’êtres humains. » En attendant, Amnesty pourrait bientôt innover. Et sortir, en marge de ses rapports sur les violations des Etats, un dossier exclusivement consacré aux multinationales.

Par Christian LOSSON

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