Survie

Guantanamo, hors la loi depuis quatre ans

Ouverte en 2002, la prison sur la base américaine cristallise les critiques, notamment d’Amnesty International, qui publie un rapport accablant.

Publié le 12 janvier 2006 - François-Xavier Verschave

Libération, France, 12 janvier 2006.

Il y a quatre ans, le 11 janvier 2002, l’administration américaine commençait à transférer sur la base de Guantanamo, enclave américaine située à l’extrémité sud-est de l’île de Cuba, des détenus originaires d’une trentaine de pays, capturés pour la plupart en Afghanistan et soupçonnés d’être liés aux réseaux d’Al-Qaeda ou au régime taliban qui venait d’être balayé. A l’époque, le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld clamait que, là, allaient être incarcérés « les pires des pires » et les juristes du gouvernement américain s’acharnaient à démontrer que les conventions de Genève sur les prisonniers de guerre ne s’appliquaient pas nécessairement à ces « combattants ennemis irréguliers ».

Depuis, ce centre de détention comme le flou juridique sur le statut de ses prisonniers sont devenus aux yeux des organisations de défense des droits de l’homme le symbole même des dérives de l’administration de George Bush dans ce qu’il appelle « sa guerre mondiale contre le terrorisme ». « Il n’y a pas de mesure intermédiaire en ce qui concerne Guantanamo. Le centre de détention doit être fermé et une enquête doit être immédiatement menée sur les nombreuses informations faisant état d’actes de torture et de mauvais traitements depuis 2002 », exige ainsi Amnesty International qui a rendu publics hier de nouveaux témoignages (...).

Echapper. Cette organisation n’a pu visiter le centre de détention ni rencontrer les prisonniers auxquels seul le CICR (Comité international de la Croix-Rouge) a eu accès jusqu’ici. « Pour ce rapport, nous avons travaillé à partir des témoignages des nombreux détenus par erreur ou à la suite de fausse dénonciation, et qui ont ensuite été libérés », explique Francis Perrin, l’un des porte-parole de l’organisation qui dénonce un « arbitraire d’Etat ».

« Guantanamo n’est pas le plus secret de ces centres, mais il est le symbole d’un système qui ne peut être réformé car il a été conçu dès le départ pour échapper aux différents droits : international, américain et humanitaire. C’est une zone délibérément de non-droit », insiste le militant des droits de l’homme. Déjà ébranlée par les révélations sur les prisons secrètes de la CIA hors du territoire américain et les accusations sur les « délocalisations de la torture », la position de l’administration Bush sur ce dossier devient de plus en plus difficile, y compris vis-à-vis de ses alliés. Juste avant sa première visite officielle à Washington, la chancelière allemande Angela Merkel, pourtant considérée comme nettement plus attachée au lien transatlantique que son prédécesseur, n’hésitait pas à déclarer il y a quelques jours à l’hebdomadaire Der Spiegel que Guantanamo « devait disparaître » en soulignant la nécessité de « se comporter différemment avec les prisonniers ».

Neuf inculpés. Sur les quelque 500 détenus de Guantanamo, seuls neuf à ce jour ont été inculpés pour être jugés devant les tribunaux militaires d’exception baptisés « commissions militaires ». Hier, les audiences devant les tribunaux militaires d’exception à Guantanamo ont repris avec la comparution d’un propagandiste présumé d’Al-Qaeda, Ali Hamza Ahmad al-Bahlul, un Yéménite qui refuse obstinément d’être représenté par un avocat américain. Son défenseur commis d’office, le commandant Thomas Fleener, a dénoncé l’ensemble de la procédure comme étant « entièrement illégitime ». Dans l’après-midi, un autre panel d’officiers devait entendre le jeune Canadien Omar Khadr, arrêté à l’âge de 15 ans pour avoir tué un médecin militaire américain en Afghanistan en juillet 2002. Par ailleurs, un ancien détenu français de Guantanamo, Nizar Sassi, a été remis en liberté lundi soir par le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière après avoir passé un an et demi en détention provisoire en France et deux ans à Guantanamo.

par Judith RUEFF et Marc SEMO


Des détenus dénudés, souillés et frappés

Amnesty International, qui n’a pu visiter la base, a publié hier de nouveaux témoignages via des avocats.

« Puis la femme qui menait l’interrogatoire a demandé au soldat qui tenait une paire de ciseaux de découper mes vêtements [...] Elle s’est dévêtue ­ le soldat qui tenait la camera filmait tout », raconte Jumah al-Dossari. Un peu plus tôt, la militaire lui avait promis que s’il ne confessait pas ses liens avec Al-Qaeda, elle lui montrerait quelque chose dont il se souviendrait jusqu’à la fin de sa vie. La militaire l’a maculé de sang menstruel avant de « l’attaquer », affirme Al-Dossari. Violences, coups, isolement et humiliations en tous genres : le témoignage de ce Bahreïni de 32 ans, arrêté au Pakistan fin 2001 avant d’être transporté en Afghanistan puis à Guantanamo, est un condensé des mauvais traitements qu’on soupçonne être le quotidien des quelque 500 hommes détenus sur la base américaine à Cuba.

Amnesty International a rendu public hier son témoignage ainsi que celui de deux autres détenus de Guantanamo. Comme celui de l’homme d’affaires yéménite Abdulsalam al-Hela et celui du journaliste soudanais Sami al-Hajj, le témoignage de Jumah al-Dossari a été transmis par un avocat à l’organisation des droits de l’homme, qui n’a pas accès au camp.

Lampes et musiques. Abdulsalam al-Hela n’est depuis qu’un an et demi à Guantanamo, mais il a été arrêté en septembre 2002, dans un hôtel et par des civils, alors qu’il se trouvait en Egypte, pour affaires, selon sa famille. Huit jours plus tard, il était transporté en minibus jusqu’à un aéroport et livré à des soldats, qu’il pense être américains. Il est alors embarqué dans un avion d’une vingtaine de places, direction Bakou, en Azerbaïdjan, affirme-t-il, puis en Afghanistan et, enfin, à Guantanamo. L’homme d’affaires serait passé par cinq lieux de détention différents, ce qui confirmerait les accusations d’« enlèvements illégaux » portées contre Washington, avant d’atterrir deux ans plus tard sur la base américaine. Dans chacun de ces lieux, il décrit les mêmes pratiques que les autres détenus : ils sont dénudés pour les interrogatoires, battus, suspendus ou menottés dans des positions douloureuses, insultés, assourdis de musique 24 heures sur 24, plongés dans le noir ou au contraire aveuglés par des lampes. « Beaucoup de détenus ont perdu la raison », affirme-t-il.

Chiens et hangar gelé. « Pendant plus de trois ans, écrit le journaliste soudanais, la plupart des interrogatoires ont eu pour but de me faire dire qu’il y avait une relation entre Al-Jezira et Al-Qaeda. » Avant d’être arrêté en décembre 2001 au Pakistan alors qu’il se dirigeait vers la frontière afghane avec son équipe de reportage, Sami al-Hajj travaillait pour la chaîne de télévision qatarie. Il passe d’abord seize jours sur la base aérienne de Bagram (Afghanistan), « les pires de ma vie », aux mains des Américains. Il affirme y avoir été torturé, terrorisé à l’aide de chiens et maintenu en cage dans un hangar gelé. A Guantanamo, il est battu, placé en isolement pendant huit mois et privé de médicaments pour traiter son cancer de la gorge. Comme 200 autres détenus, il a fait la grève de la faim en juillet 2005 contre les mauvais traitements. Des promesses ont été faites, non tenues. La grève a repris. « Ce n’est pas que j’en ai envie, mais je n’ai pas le choix. »

Un jour, Jumah al-Dossari a demandé à son avocat : « Comment est-ce que je peux ne pas devenir fou ? » Voilà plus d’un an qu’il est détenu à l’isolement au « camp 5 », conçu sur le modèle des prisons de très haute sécurité aux Etats-Unis. Il a calculé qu’il a été interrogé 600 fois. Il a droit à une heure d’exercice par semaine. Jusqu’à récemment, il ne recevait qu’une bouteille d’eau par mois et buvait de l’eau croupie. Les détenus recevraient aujourd’hui trois bouteilles par jour. Les aliments sont parfois pourris, dit-il. « Le 12 juin 2005, il y avait un scorpion mort dans mon assiette. » Il est malade, vomit du sang. Au moment où il met un point final à son témoignage, le 16 juillet 2005, Jumah al-Dossari en est à sa deuxième semaine de grève de la faim.

par Marie-Laure COLSON

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