Survie

La justice internationale frappe ses trois coups

Inaugurée à La Haye, la Cour pénale internationale naît fragilisée par l’hostilité ouverte de Washington.

Publié le 11 mars 2003 - Survie

Libération, France, 11 mars 2003.

Bourreaux, tortionnaires et dictateurs sanguinaires peuvent désormais craindre encore un peu plus pour leur impunité. Entrée en fonction le 1er juillet, inaugurée aujourd’hui à La Haye, la Cour pénale internationale (CPI) est finalement devenue réalité. Pour nombre de juristes comme pour les ONG qui furent très engagées dans l’élaboration du traité signé à Rome en juillet 1998 par 139 Etats, ce tribunal permanent représente l’instrument juridique international le plus important depuis la charte des Nations unies. « Cette occasion historique donne au monde la possibilité de dissuader dans le futur les auteurs d’atrocités », soulignait, lors de sa création, Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU. Ses effets se font déjà sentir quand, par exemple, Chirac, dénonçant les exactions des escadrons de la mort en Côte-d’Ivoire, affirme que « leurs auteurs auront à rendre des comptes devant la Cour pénale internationale ». Une menace toute théorique, car, ce pays n’ayant pas ratifié le traité, la cour ne peut être compétente, à moins d’une saisine par le Conseil de sécurité.

Tournant. Quelque 300 plaintes ont déjà été déposées ­- parfois farfelues ­- aussi bien par des individus que des associations ou des ONG, notamment pour des crimes commis en Centrafrique ou en République démocratique du Congo. Chargée, selon son préambule, de juger les crimes « qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine »­ crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide et agression ­, ce tribunal permanent, rêvé après la Seconde Guerre mondiale, enterré par la guerre froide puis relancé après la chute du mur de Berlin, naît dans des conditions difficiles. « Peut-il exister un multilatéralisme efficace sans le concours américain ? », se demande Serge Sur, spécialiste du droit international. D’entrée de jeu, la CPI est handicapée par l’hostilité ouverte de Washington, qui estime qu’elle risque de « porter atteinte à la souveraineté des Etats-Unis ». Cette opposition s’est encore durcie après le 11 septembre, alors que l’administration américaine veut avoir les mains libres dans sa lutte contre le terrorisme.

« La naissance de la CPI représente un véritable tournant mais le chemin sera encore très long et plein d’embûches », reconnaît Antonio Cassese, qui fut le premier président du Tribunal pénal international sur l’ex-Yougoslavie (TPIY), créé en 1993 par le Conseil de sécurité. Un an plus tard, un tribunal similaire fut instauré pour le Rwanda (TPIR). A la différence de ces deux tribunaux ad hoc dont les compétences sont limitées dans l’espace et le temps, la nouvelle cour est permanente et universelle pour les crimes commis après son entrée en fonction. Elle risque pourtant de ne pas avoir les moyens de ses très grandes ambitions. Les succès du TPIY auxquels personne ne croyait au début ont aidé à sa naissance, mais ils ont aussi représenté un avertissement. La justice internationale a montré qu’elle pouvait conquérir son autonomie. Lors de la négociation des statuts, les Etats ont mis un certain nombre de verrous restreignant sérieusement ses compétences et celles de son futur procureur. Ce dernier agira le plus souvent sur plainte d’un Etat. De sa propre initiative, il peut certes ouvrir une procédure sur une plainte déposée par un individu ou une association mais seulement avec l’accord de trois des juges élus par l’assemblée des Etats parties. Il est aussi indispensable que le territoire où le crime a été commis soit celui d’un pays ayant ratifié le traité ou que son auteur en soit un ressortissant. Tous les Etats craignant d’avoir à rendre des comptes, Russie, Chine, Inde, Pakistan, tous les pays arabes, sauf la Jordanie, Israël, les Etats-Unis... ­ rejettent la nouvelle juridiction. Aucune action ne sera ainsi possible contre Saddam Hussein ou les généraux algériens, à moins que le Conseil de sécurité, comme le prévoit le statut de la CPI, ne la saisisse lui-même. Les Etats membres permanents du Conseil et leurs protégés sont donc à l’abri. En outre, alors que les deux TPI bénéficient d’une « primauté » face aux juridictions nationales des pays concernés, la CPI fonctionnera, elle, selon le principe de la subsidiarité. Elle n’entrera en lice que si un pays ne peut, ou ne veut, juger ses ressortissants incriminés.

Exemption. Malgré ces précautions, les grands Etats, intervenant en première ligne dans les missions de paix sous le parapluie de l’ONU, craignent que la CPI serve de tribune pour lancer des « procès purement politiques » contre leurs soldats. Les plaintes relayées par les ONG auront un immense écho, même si elles sont finalement jugées infondées. La France a ainsi ratifié le traité mais avec une exemption de sept ans pour les crimes de guerre, comme le prévoit l’article 124 introduit à sa demande. Les Etats-Unis refusent de reconnaître les compétences de la cour, mais cela ne met pas pour autant ses ressortissants à l’abri : théoriquement, ils pourraient y être déférés s’ils sont accusés de crimes de guerre commis sur le territoire d’un Etat signataire. Washington a déjà passé des accords bilatéraux avec 22 pays pour se garantir contre un tel risque. « L’hypothèque majeure est celle d’une justice internationale à deux vitesses, où la CPI n’arriverait à se mettre sous la dent que des tortionnaires ou des petits dictateurs de pays du tiers-monde », reconnaît William Bourdon, avocat engagé depuis des années dans la lutte contre l’impunité. Les juges et le futur procureur devront peu à peu affirmer leur crédibilité par la diversité et le sérieux des affaires traitées. Rien n’est encore joué. « Malgré tous ces obstacles, il arrivera un moment où pour nombre d’Etats aujourd’hui réfractaires il sera honteux de ne pas reconnaître cette cour », souligne Antonio Cassese. Un optimisme partagé par nombre de juristes, même si tous reconnaissent qu’il faudra des années pour en arriver là.

Par Marc SEMO

Une large compétence

Le procureur de la CPI pourra poursuivre les auteurs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’actes de génocide. Les ressortissants d’Etats qui n’ont pas ratifié les statuts pourront être poursuivis si ces actes ont été commis dans un pays partie ou si les victimes en sont des ressortissants.

La CPI est indépendante mais le Conseil de sécurité pourra lui demander de poursuivre des auteurs de crimes commis hors du champ de la compétence de la cour. Il pourra aussi lui ordonner de suspendre pour un an (reconductible) des poursuites, afin de ne pas mettre en danger des processus de paix.

Les Etats parties paieront leur quote-part sur le modèle onusien d’un budget (30 millions d’euros en 2003) qui devrait se stabiliser autour de 100 millions. Les accusés seront détenus dans la prison de Scheveningen, près de La Haye, ou dans celle de Rotterdam. Après le verdict, les condamnés purgeront leur peine dans des pays tiers ayant passé des accords avec la CPI.

Par Pierre HAZAN

Dix-huit juges pour arbitrer l’humanité

Ils prêtent serment aujourd’hui , puis désignent leur président.

En présence de la reine des Pays-Bas, du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, et d’un superbe aréopage de présidents, de Premiers ministres et de personnalités venus de toute la planète, les 18 juges de la Cour pénale internationale (CPI) prêtent aujourd’hui serment. Cette inauguration est une journée historique pour la justice internationale. La CPI, qui aura la charge de sanctionner les principaux responsables de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’actes de génocide, soulève un formidable espoir à la hauteur seulement des défis qu’elle va devoir relever. Les juges, 7 femmes et 11 hommes, sont arrivés la semaine dernière à La Haye. Première mission : désigner parmi eux celui ou celle qui incarnera aux yeux du monde la cour. L’identité du président devrait être dévoilée aujourd’hui, juste après la prestation de serment.

Légitimité. Pour que la cour devienne opérationnelle, il ne restera plus ensuite qu’à désigner le personnage clef : le procureur. C’est lui qui décidera de l’ouverture des enquêtes et des poursuites, lui qui triera les dossiers et décidera de la première affaire, celle qui doit impérativement asseoir la légitimité et la crédibilité de la cour. Ce choix est très sensible politiquement, car il sera le moteur de la CPI confronté à toutes les tentatives de pression. Les Etats membres ont retardé sa nomination, préférant connaître auparavant le nom du président de la cour, soit pour le compléter, soit pour le contrebalancer. Il sera désigné entre le 21 et le 23 avril, lors de la deuxième réunion à New York des Etats parties. A ce moment, la cour sera presque opérationnelle, même si le bâtiment définitif n’est achevé que dans sept ans. Le budget de 30 millions d’euros pour la première année a été adopté, et le nombre d’employés de la CPI devrait rapidement grimper dans les prochains mois, pour se stabiliser à un « noyau dur » de 300 personnes. Bruno Cathala, le greffier provisoire, qui a été le maître d’oeuvre de la conception de la cour, estime que celle-ci devrait avoir un fonctionnement en accordéon : au noyau dur incompressible s’ajouteraient provisoirement 300 autres employés sur chaque nouvelle affaire.

Rôle des victimes. Les procès devraient idéalement être menés en six mois. La CPI s’est donc employée à tirer les leçons des tribunaux ad hoc de l’ONU, comme dans l’interminable procès Milosevic. Autre différence capitale avec ceux-ci : la CPI attribue un rôle essentiel aux victimes, qui pourront presque se constituer partie civile, demander des compléments d’enquête, faire valoir leur point de vue sur la sentence... Elles pourront aussi demander des réparations rapides. Sur ces deux points, la CPI révolutionne le droit pénal international. Les victimes ne seront plus comme « des balles de ping-pong » que se renvoient l’accusation et la défense, comme l’a tristement illustré le procès Milosevic. A ce jour, 89 Etats ont ratifié le statut et une trentaine d’autres sont en train de le faire. Plus des deux tiers des Etats sont désormais engagés dans ce processus.

Par Pierre HAZAN

© Libération

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