Survie

Le refuge suisse

Publié le 24 mai 2004 - Survie

Extraits d’un artcile de L’Express, France, 24 mai 2004.

Si l’Helvétie n’est plus le paradis d’antan, elle reste un asile fiscal très apprécié des contribuables les plus fortunés. Témoin ces Français - pas forcément des vedettes - qui, chaque année, continuent de s’expatrier de l’autre côté du lac Léman. (...)

Sise sur la rive gauche du lac Léman, entre Jura et mont Blanc, la ville rassemble l’une des plus importantes concentrations de célébrités, retraités nantis, artistes en vogue et champions sportifs. Une colonie d’exilés de luxe, un repaire de people. (...) Pour ne citer que les Français, Jean-Claude Killy, Charles Aznavour, Henri Leconte, Jacques Lejeune, qui a fait fortune dans la production et la distribution de papier, ou encore François Dalle, l’ancien patron de L’Oréal, vivent là en toute discrétion. Cologny ? Son club de golf, ses paysages majestueux, son air pur, sa qualité de vie... et sa fiscalité clémente - la plus douce du canton. Le maire, Jean Murith, et le conseil administratif de la commune n’hésitent pas à en faire un argument électoral. Voilà un an encore, lors du discours de législature, ces édiles s’engageaient « résolument à combattre toute hausse de la fiscalité ».

Si les Colognots sont bien lotis, ils ne sont pas les seuls. La Suisse entière - naguère terre d’accueil de Calvin - reste un refuge, même si elle n’est plus le paradis fiscal d’antan. Et ses immigrés privilégiés viennent de tous les horizons. (...)

Le « Suisse » le plus riche du « classement des 300 » (ceux dont les ressources s’élèvent au moins à 100 millions de francs suisses) - établi chaque année par le magazine Bilan - est un Suédois : Ingvar Kamprad, 77 ans, le fondateur d’Ikea, dont la fortune est évaluée par nos confrères entre 14 et 15 milliards de francs suisses (environ 10 milliards d’euros), a élu domicile sur les bords du Léman, dans le canton de Vaud. « Un tiers des personnes recensées dans notre palmarès sont des résidents étrangers », explique, à Lausanne, Olivier Toublan, le jeune rédacteur en chef du mensuel économique. Parmi ces gros poissons, on dénombre pas moins de 20 Français (dont 7 milliardaires en francs suisses !), pour la plupart - près des deux tiers - basés dans le canton de Genève.

Derniers venus, en 2003, et non des moindres, deux héritiers : Eric Peugeot et Philippe Hersant. Si le descendant de la célèbre dynastie automobile et sa famille ont choisi le canton de Vaud, le fils du magnat de la presse s’est offert une propriété (trois bâtiments, dit-on, 770 mètres carrés au total) à Presinge, un petit village du canton de Genève. Autres célébrités : la joueuse de tennis Amélie Mauresmo et l’ex-animateur de La Classe sur France 3, Fabrice. La première s’est installée à Genève et le second, près de Lausanne. La tribu des Français - les « Frouzes », comme les surnomment parfois les Suisses romands - n’est visiblement pas près de s’éteindre !

Chaque année, ils sont ainsi nombreux, et pas seulement des vedettes, à s’expatrier de l’autre côté du Léman ou sous d’autres cieux pour fuir le fisc. Mais, de l’avis général, cet exode est très difficile à quantifier. Aucune enquête (diffusable du moins) n’a été réalisée par la Direction générale des impôts. L’an dernier, le rapporteur général (UMP) de la commission des Finances au Sénat, Philippe Marini, grand pourfendeur de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), estimait à 11 milliards d’euros le montant des capitaux délocalisés depuis cinq ans via le départ de quelque 1 800 contribuables. « Principalement vers les Etats-Unis, la Belgique, le Royaume-Uni et la Suisse, quatre pays qui ont en commun d’avoir un système fiscal qui, contrairement au nôtre, ne connaît pas d’impôt d’Etat sur le patrimoine », précise Gilles Carrez (lui aussi UMP), l’homologue de Marini à l’Assemblée nationale. (...)

Un arrêt de la Cour européenne de justice, rendu le 11 mars 2004, pourrait (...) concourir à encourager les candidats à l’exil ! La Cour vient, en effet, de condamner certaines dispositions fiscales françaises qui, jusqu’à présent, permettaient à Bercy de taxer les plus-values latentes des contribuables désireux de s’installer dans un autre Etat membre de l’Union européenne ou dans certains pays, comme la Suisse, avec lesquels la France a signé une convention. Cet obstacle dissuasif est désormais levé.

L’Helvétie n’a donc pas fini de faire valoir ses atouts. Auprès, en tout cas, des plus riches et des oisifs. Car, contrairement à une idée reçue, la pression fiscale y est plutôt plus forte pour les salariés qu’en France. Seuls les contribuables aisés et ceux, bien sûr, qui sont le plus lourdement taxés - c’est-à-dire une minorité des quelque 70 000 Français résidant aujourd’hui en Suisse - y trouvent véritablement leur compte. A côté du chocolat, des couteaux et de l’horlogerie, la Suisse propose à ses happy few une autre de ses spécialités : le forfait fiscal - réservé aux ressortissants étrangers n’exerçant aucune activité lucrative en Suisse. (...)

Ce traitement favorable est d’autant plus appréciable que les autres impôts (sur les successions ou les donations) sont, pour le coup, particulièrement faibles ou en voie de disparition, voire inexistants (absence, par exemple, d’impôt sur les plus-values mobilières). Mais, à ce stade, il convient de faire une pause. Car les candidats à l’exil doivent prendre conscience, une fois traversé le Léman, qu’ils s’installent dans une confédération forte de 23 cantons (et de 2 900 communes) qui se livrent à une farouche concurrence fiscale pour attirer le chaland. En février dernier, Frasco, un patelin tessinois de 113 habitants, niché au fond de la jolie vallée de Verzasca, faisait de la retape, via son site Internet, pour trouver un millionnaire prêt à s’installer sur ses terres ! Pour le maire, Fabio Badasci, la venue d’un nouveau Crésus local suffirait pour abaisser le taux d’imposition de sa commune « de 100 à 30, voire à 20% ». (...)

Promis juré : la recherche d’économies fiscales n’est pas le souci premier des « exilés », si l’on en croit - lorsqu’ils veulent bien évoquer ce sujet tabou - les intéressés ou leur entourage. Confirmation à la lecture des témoignages recueillis par Arnaud Bédat, du magazine L’Illustré, qui connaît son gotha par cœur. En vrac et dans un même élan, tous les people vantent d’abord les attraits de Genève : sa position « à trois heures de Paris », la qualité de ses infrastructures et de son environnement, la réputation de ses écoles, ou encore ces Suisses « si respectueux de la vie privée »... « Croyez-moi, ceux qui sont prêts à se faire violence pour payer moins d’impôts partent s’installer ailleurs, aux Bahamas ou en Andorre », plaide François Micheloud. Ce Lausannois, trentenaire, sait de quoi il parle : sa société s’est spécialisée dans l’accueil des ressortissants étrangers - de l’obtention du permis de séjour à la recherche d’un logement. Sur son site Internet, Micheloud n’en vante pas moins les avantages et la douceur de la fiscalité locale... (...)

Bruno Abescat

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