Survie

La politique américaine en matière d’accès aux médicaments.

Publié le 20 décembre 2002 - Elisabeth CHAMORAND, Survie

L’ampleur de l’épidémie du sida dans les pays en développement et sa progression rapide en dehors du continent africain ont fait prendre conscience de la situation sanitaire dans les pays du Sud où l’immense majorité des habitants (à l’exception des Brésiliens) n’ont pas les moyens de se soigner avec les médicaments antirétroviraux qui maintiennent en vie les personnes contaminées par le VIH/sida, ou meurent de maladies pour lesquelles il n’existe pas de médicaments efficaces. 21,8 millions de personnes seraient déjà décédées du sida, dont plus de 3 millions en 2002, faisant plus de 14 millions d’enfants orphelins. La tuberculose et le paludisme auraient entraîné prequ’autant de décès que le sida en 2002. En Afrique subsaharienne, l’espérance de vie est ainsi passée de 62 à 47 ans [1].

Ce sont les laboratoires pharmaceutiques du Nord qui fixent le prix des médicaments et déterminent les priorités en matière de recherche selon les débouchés dans les pays développés, en vue de maximiser leur taux de profit. Les habitants du Sud ne peuvent ni payer des trithérapies dont les prix sont inabordables, ni se procurer de médicaments pour soigner des maladies endémiques en Afrique, Asie et Amérique latine qui affectent des millions d’entre eux.
Dans le cadre de la mondialisation libérale, ces entreprises ont toutes le même objectif de rentabilité accrue, mais les entreprises américaines ont une longueur d’avance sur les entreprises européennes et japonaises en raison de l’importance du marché intérieur américain, de l’absence de tout contrôle du prix des médicaments aux E.U. et plus généralement du soutien total et multiforme de leur gouvernement. Ainsi pour la 3e fois en une décennie, dans le classement annuel de Fortune Magazine, elles avaient le rendement le plus élevé de toutes les entreprises américaines selon trois critères : rendement sur ventes, capitaux et actions en 2001 ; les dix plus puissantes enregistraient un bénéfice net de 18,5 % sur leurs ventes en 2001 [2]. Au plan international, elles ont profité du rôle prédominant de Washington dans la gestion de l’ordre mondial depuis la seconde guerre mondiale, et particulièrement depuis le retour général au libéralisme à partir des années 1980. Ainsi totalisent-elles 40% des ventes sur les 10 plus grands marchés [3]

Les grandes entreprises pharmaceutiques ont une stratégie commune : combattre la production ou la substitution de médicaments génériques à bas prix qui pourraient réduire leurs profits, en premier lieu sur le marché américain où les personnes âgées, et gravement malades, souhaitent des prix administrés, le remboursement des médicaments par Medicare et la réduction des privilèges que le gouvernement fédéral accorde aux laboratoires pharmaceutiques. Ces entreprises n’hésitent pas à intenter de longs procès aux producteurs de génériques afin de proroger l’un de leurs brevets ou de retarder la commercialisation d’un générique, ainsi qu’à décourager les industriels américains de rejoindre la coalition "Les industriels en faveur de médicaments abordables (BAM)" préoccupés par l’augmentation du coût des médicaments dans les charges patronales.

Ces firmes ont acquis le soutien du gouvernement américain, qu’il soit démocrate ou républicain, mais lorsque les Démocrates ont commencé à dénoncer le prix élevé des médicaments dans leurs campagnes de 1998, puis de 2000, ce sont aux Républicains que sont allés les 3/4 des contributions de l’industrie pharmaceutique. Elles ont consacré 403 millions de dollars pour influencer la politique américaine de 1997 à 2001, dont 78,1 millions juste en 2001 [4] ; ce sont les grands laboratoires qui ont versé 97% de cette somme. Ils ont aussi financé un nouveau groupe de pression ’United Seniors Association’ pour contrer les critiques des personnes âgées. Ils se félicitent d’avoir contribué à l’élection d’une majorité de Républicains à la Chambre et au Sénat en 2002, succès dont leur groupe de pression, " the Pharmaceutical Research and Manufacturers of America (PhRMA)" a tout de suite cherché à tirer parti.
Depuis 2000, il existe une vraie symbiose entre dirigeants politiques républicains et responsables de grandes entreprises pharmaceutiques : "Ils partagent la même vision du monde après avoir été collègues et amis, à la fois dans le secteur privé et au pouvoir", écrit le Wall Street Journal [5], paraphrasant presque l’analyse du sociologue C.Wright Mills qui a décrit ces chassés-croisés entre le secteur privé et l’ administration fédérale ou le Congrès.

Ainsi George Bush (père) a fait partie du conseil d’administration de la puissante firme Eli Lilly et détenu des parts considérables d’autres firmes pharmaceutiques ; quant à George W.Bush, il a nommé Mitch Daniels, ancien dirigeant d’Eli Lilly à un poste clé, celui de directeur de l’Office of Management and Budget. En juin 2002, il a demandé au PDG de la compagnie, Sidney Taurel, de siéger à la commission chargée de conseiller le président en matière de sécurité intérieure. Plus récemment en 2002, il a nommé un administrateur de la firme Johnson and Johnson, John W.Snow, Ministre des Finances. En outre, l’industrie pharmaceutique emploie un peu plus de 600 personnes à défendre ses intérêts et en premier lieu les brevets, auprès des membres du Congrès et de l’administration fédérale ; plus de la moitié sont d’anciens parlementaires, d’anciens assistants de parlementaires ou d’anciens fonctionnaires fédéraux fin prêts à utiliser leur expérience passée pour servir des intérêts particuliers.

Les grandes entreprises pharmaceutiques américaines ont adopté la même stratégie en dehors du territoire national : tenter de réduire le contrôle des prix dans l’Union européenne (France, Allemagne..) et dans les pays en développement (Brésil...) et lutter contre la production ou l’importation de médicaments génériques, jusqu’à acheter des entreprises de génériques pour mettre fin à leur production. Même si, en 2002, l’Afrique ne représente qu’un peu plus de 1% du chiffre d’affaires de l’industrie pharmaceutique, les firmes américaines ne veulent abandonner aucun marché aux fabricants de génériques, qu’il s’agisse de fabricants indiens, brésiliens, égyptiens, thaïlandais ou chinois ; elles tentent de s’implanter sur de nouveaux marchés et de barrer la route aux fabricants de génériques, et ne manquent pas une occasion de décrier leurs produits. PhRMA est constamment en contact avec le commissaire au commerce international, l’US Trade Representative (USTR), Robert Zoellick, et contribue largement à définir la politique commerciale et étrangère des Etats-Unis. En période de crise, PhRMA s’adresse même directement à la Maison Blanche pour obtenir des décisions favorables à ses intérêts.
Certains pays européens de la Triade (Etats-Unis, Union europénne + Suisse, et Japon) ont parfois eu des désaccords avec le gouvernement américain dans la mesure où, n’ayant pas d’importants laboratoires de recherche, ils font passer d’autres intérêts avant ceux de l’industrie pharmaceutique ; mais comme leurs élites dirigeantes se sont toutes ralliées au néolibéralisme et sont représentées par le Commissaire européen au Commerce, Pascal Lamy, dans les négociations internationales, ils se sont généralement alignés sur le pays le plus puissant et le plus dynamique en matière de recherche pharmaceutique et ont soutenu ses principaux choix stratégiques dans la défense des grandes entreprises transnationales.
Le rôle de chef de file des Etats-Unis dans la mise en place et la défense de l’accord ADPIC.

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[1Rapport annuel de l’ONUSIDA, 26 novembre 2002. Seulement environ 230 000 sur les 6 millions de personnes contaminées dans les pays en développement qui ont besoin d’un traitement antirétroviral, sont sous traitement, et près de la moitié vivent au Brésil. En Afrique, moins de 50 000 personnes sont sous traitement. Communiqué de presse de l’OMS du 9 juillet 2002, Barcelone.

Lancet commentary :"Time to Act : Global Apathy Towards HIV/AIDS is a Crime Against Humanity" by Robert Hogg et al. Healthgap@Critpath.org, 29 novembre 2002

[2"The 2002 Fortune 500" Fortune Magazine, 15 avril 2002 ; les 14 premières compagnies pharmaceutiques avaient un chiffre d’affaires de 215 milliards de dollars et leurs bénéfices s’élevaient à presque 38 milliards.

[3Oxfam policy papers, 01,Implausible Denial, p 2.

[4Public Citizen, the Other Drug War II : Drug Companies Use an Army of 623 Lobbyists to Keep Profits Up, 13 juin 2002.

[5"Business Seeks Return on its Investment in Bush Presidential Campaign", Wall street Journal, 6 mars 2001, p A8.

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