Survie

La santé pour tous, ou pour personne...

Publié le novembre 2003 - François-Xavier Verschave, Survie

Article paru dans la revue Hémisphères n°22, Belgique, septembre octobre 2003.

Bien public ? C’est sans doute pour la santé que cette conviction est la plus partagée en Europe : il suffit de voir la sensibilité des opinions publiques à la remise en cause des systèmes de Sécurité sociale. Mais les Européens ont souvent oublié l’histoire sociale qui leur a permis de bénéficier d’un relativement haut niveau de soins, et ils mesurent mal l’ampleur des agressions que ces systèmes vont subir, des défis qu’il leur faudra relever.

Le bien “santé” est particulièrement complexe, voire paradoxal puisqu’il s’agit pour chaque individu d’un combat destiné à être finalement perdu. Il mêle la prévention, qui peut réduire considérablement les prestations (et donc la mesure du bien en économie quantitative), l’offre de biens (médicaments, prothèses, etc.), les services des corporations soignantes, la compensation des incapacités passagères ou durables. Tout cela requiert des solidarités. Si l’on se réfère aux trois étages de l’architecture sociale selon l’historien Fernand Braudel [1], l’on s’aperçoit que ces solidarités se sont très longtemps exercées au rez-de-chaussée des proximités familiales ou claniques. L’insuffisance de ces solidarités proches, puis leur mise en cause par l’urbanisation et le salariat industriel, ont suscité de multiples réponses à l’échelle des “pays”, au sens ancien, des cantons, bourgs et villes. Ces réponses, religieuses puis mutualistes, ont contribué à étoffer le tissu local, l’étage central de la société civile. Cet étage est devenu suffisamment fort pour contraindre une instance de l’étage supérieur, l’État, peu soucieux des souffrances de ses sujets, à se muer en État-providence, c’est-à-dire à devenir le débiteur, entre autres, du bien public santé.

Retenons deux aspects, l’un positif, l’autre négatif, de cette évolution : la société a été capable d’affecter l’adjectif public au besoin de santé, et de montrer les extraordinaires bienfaits de cette novation ; mais ce faisant, elle s’est déchargée sur un étage supérieur, lointain, du souci de vivifier les circuits de solidarité. La sève instituante atteint de plus en plus difficilement l’institution, l’institué non irrigué peut se scléroser, gêner voire obstruer la réponse à la demande initiale du mouvement social. La démocratie ne peut se passer du niveau local, l’étage central où se donnent à voir les règles du jeu et leur bénéfice. Court-circuiter cet étage en passant directement de la famille à l’État, pour la prise en charge des personnes âgées par exemple, n’est pas un schéma durable. Autrement dit, nos systèmes publics de santé, enviés par plus de 80 % de la planète, sont d’abord victimes de l’illusion occidentale : celle que des biens sociaux aussi précieux que la santé peuvent s’acheter seulement avec de l’argent, y compris public (les prélèvements obligatoires), sans le lien social qui va avec.

Cela pourrait se corriger, et il ne s’agit surtout pas de jeter le bébé (la solidarité financière) avec l’eau du bain. Surtout quand les prélèvements obligatoires sont menacés d’une maladie mortelle : la publicité pour les paradis fiscaux ne cesse d’expliquer à tout un chacun comment ne plus être prélevé. Dans ces paradis, tombeaux des biens publics, passe la moitié de l’argent mondial. On y observe une osmose croissante entre banques, multinationales et mafias. Ils favorisent « un double mouvement corrélé d’expansion du crime dans l’économie et le pouvoir d’un côté, et d’infléchissement de l’économie et du pouvoir dans la criminalité de l’autre [2] ». Bref, les prélèvements obligatoires publics sont en train, insensiblement, d’être remplacés par des prélèvements mafieux. Les comptes publics languissants sont amputés à la hache, et l’immense tentation corruptrice des paradis décime la résistance des décideurs politiques. Ce sont ces maux publics là qu’il s’agit de soigner en priorité.

Les dizaines de millions de malades du sida sont en première ligne du combat pour les biens publics mondiaux. Ils y meurent par millions, alors que l’on sait comment les soigner, et que le coût en est dérisoire (un prélèvement de quelques dix-millièmes sur la production mondiale). Mais les firmes pharmaceutiques, qui ont su par la corruption transformer leurs brevets en racket, sont au cœur du double mouvement évoqué plus haut. Comme les compagnies pétrolières face à l’effet de serre.

Il faudrait parler longuement de la construction passionnante du BPEM santé, avec tous les citoyens concernés : malades, soignants, producteurs et chercheurs de médicaments, syndicalistes, responsables politiques, etc. Ceux des pays du Nord devront comprendre que leurs systèmes de santé, pour de multiples raisons, n’ont aucun avenir s’ils ne s’ouvrent à la dimension mondiale requise par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Que dire aujourd’hui à un malade africain du sida qui vient sans papiers essayer de bénéficier du système de soins européen ? Qu’il n’est pas créancier de nos biens publics, ou qu’il a le droit d’asile sanitaire ?

Nous préparons un livre collectif sur ces questions. Mais il m’a semblé plus urgent de désigner les risques d’effondrement de l’édifice.

par François-Xavier Verschave, animateur de Comité scientifique de BPEM, président de Survie.

[1Cf. F.X. Verschave, Libres leçons de Braudel, Syros, 1994

[2Jean de Maillard, Le marché fait sa loi, Mille et une nuits, 2001

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