Survie

La trahison programmée des autorités indiennes

Publié le 1er mars 2005 - Survie

L’Humanité, France, 26 février 2005.

Un amendement sur les brevets met en danger l’accès aux médicaments à bas prix pour les 40 millions de personnes touchées par le sida.

Trahison. C’est le sentiment qui domine l’ensemble des associations de lutte contre le sida et les principaux pays importateurs des médicaments génériques anti-sida à travers le monde. Depuis le 26 décembre dernier et par la voix de son ministre du Commerce et de l’Industrie, Kamal Nath, l’Inde vient de perdre sa réputation de « Robin des Bois » dans la lutte mondiale pour l’accès à des traitements à des prix accessibles aux plus pauvres. En proposant une ordonnance modifiant la législation indienne des brevets, discutée à partir d’aujourd’hui au Parlement indien, ce très zélé ministre a tout bonnement anticipé les règles de l’OMC sur les fameux accords ADPIC (accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce) imposés à partir du 1er janvier aux pays en voie de développement, dont l’Inde fait partie. Pire, les amendements indiens assurent une protection encore plus stricte que l’OMC ne l’exige ! Ils offrent la possibilité de prolonger ou « éternaliser » la durée des brevets au-delà des vingt ans requis par l’OMC, mais surtout ces « ADPIC-Plus » méprisent la déclaration de Doha de 2001, qui reconnaissait la possibilité, par le système de licence obligatoire, de passer outre les droits de propriété intellectuelle dans le cas de menace de la santé publique. « L’Inde se comporte comme les États-Unis, qui, par des accords commerciaux de libre-échange avec des pays en voie de développement comme le Maroc ou le Mexique, imposent des dispositions encore plus contraignantes que celles de l’OMC », s’indigne Régis Samba-Kounzi d’Act Up Paris. Comment expliquer cette volte-face ? « C’est une logique de rentabilité économique pure. L’industrie indienne est aujourd’hui suffisamment moderne pour tenter de s’imposer sur les marchés des pays du Nord. Elle ne joue plus son rôle de grand copieur des médicaments de marque et n’a pas conscience qu’elle doit le jouer jusqu’au bout. » En clair, l’Inde préfère rivaliser - sur le terrain des industries pharmaceutiques occidentales et vendre ses médicaments 12 000 dollars par an, plutôt que 140 dollars par an, prix atteint grâce à la production des génériques.

« Si ces amendements passent, c’est une véritable catastrophe », confie Régis Samba-Kounzi. Une catastrophe pour 50 % des séropositifs indiens et 30 % des séropositifs africains qui utilisent un des génériques du Combivir, les médicaments anti-VIH le plus utilisé au monde, tel que le Duovir de Cipla ou l’Avocom de Ranbaxy, des industries indiennes. L’Inde est jusqu’à ce jour le principal fournisseur mondial de versions génériques des médicaments anti-sida. Mais aussi le deuxième pays après l’Afrique du Sud où vivent le plus grand nombre de personnes séropositives (5 millions). Si elle ne produit plus de génériques, nul doute que les prix vont flamber. Or seuls 700 000 personnes séropositives dans les pays en développement ont accès aux antirétroviraux, tandis que 8 500 autres meurent chaque jour.

Ce sont des juristes et des activistes indiens qui les premiers ont lancé l’alerte pour une « journée mondiale d’action contre l’ordonnance sur les brevets en Inde », ce 26 février. Car dans leur communiqué ils précisent « qu’accepter cette ordonnance, c’est perdre le droit d’utiliser les rares clauses d’exception disponibles dans l’accord ADPIC pour protéger la santé ». Un large appel est lancé en direction de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui risque d’avoir du mal à appliquer son programme « 3 by 5 », trois millions de personnes sous antirétroviraux d’ici 2005, si le prix de ces derniers explose à nouveau. Dans une lettre de l’OMS du 17 décembre 2004, jugée « timide » par les associations et adressée au ministre indien de la Santé et de la Protection sociale, Jim Yong Kim, directeur du département VIH— - sida de l’OMS écrit : « Comme vous le savez, l’OMS surveille activement les conséquences des accords commerciaux sur la santé publique. [...] Les récentes résolutions de l’Assemblée mondiale pour la santé ont également appelé les États membres à adopter des législations nationales utilisant toutes les flexibilités contenues dans l’accord sur les ADPIC. [...] L’Inde étant le principal fournisseur de médicaments antirétroviraux et autres médicaments essentiels bon marché, nous espérons (sic) que le gouvernement indien prendra les mesures nécessaires pour continuer à subvenir aux besoins des nations les plus pauvres [...] » Courant mars, le Parlement indien devrait avoir pris sa décision. D’ici là, les associations espèrent mobiliser les opinions publiques internationales, comme lors du procès de Pretoria qui opposait 39 laboratoires pharmaceutiques à l’Afrique du Sud en 2001, lorsque le pays tentait de se fournir en médicaments génériques. « Nous attendons également le soutien et une prise de position claire des politiques », indique Régis Samba-Kounzi. Que peut être la grande cause nationale consacrée au sida cette année sans un message fort de la France adressé au gouvernement indien ?

Par Maud Dugrand

© L’Humanité

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