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Les génériques abandonnés par l’Inde

Publié le 24 mars 2005 - Survie

L’Humanité, France, 24 mars 2005.

Principal fournisseur de médicaments génériques antisida dans le monde, l’Inde vient d’adopter une réforme des brevets encore plus restrictive que les règles de l’OMC. Elle rend illégale la copie de médicaments brevetés, à partir de 2005, et menace l’approvisionnement de millions de malades du sida dans les pays du Sud. Malgré la mise en garde des ONG, les instances internationales n’ont que timidement réagi.

Drôle de sentiment de retour en arrière, vers un temps pas si lointain où un traitement contre le sida coûtait 10 000 dollars par an et par patient... Insupportable affront d’imaginer que la vaste mobilisation internationale menée ces dernières années en faveur de la baisse des prix des médicaments n’aurait servi à rien... Pour preuve, la réaction du groupe pharmaceutique britannique GlaxoSmithKline qui s’est « félicité » hier de la décision du Parlement indien d’amender la loi sur les brevets. L’Inde, principal fournisseur de médicaments génériques, vient de définitivement adopter une nouvelle législation sur les brevets. Le danger est énorme : ce texte risque tout simplement de stopper la fabrication et la commercialisation des seuls traitements abordables pour des millions de malades dans les pays du Sud. Or, sur les 40 millions de malades du sida dans le monde, seuls 700 000 ont accès aux traitements antirétroviraux et la moitié d’entre eux reçoivent des médicaments génériques indiens.

L’OMC plutôt que l’OMS

On savait déjà que, depuis le 1er janvier, les pays en voie de développement sont dans l’obligation d’appliquer les accords ADPIC (accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce) de l’OMC. Le gouvernement indien, par la voix de son ministre du Commerce et de l’Industrie, a attendu le dernier moment, fin décembre, pour faire connaître ses dispositions. De très zélées dispositions ! Les amendements indiens sont, en effet, encore plus restrictifs que ce que l’OMC exige. D’une part, ils méprisent la déclaration de Doha de 2001 qui reconnaissait la possibilité, par le système de licence obligatoire, de passer outre les droits de propriété intellectuelle en cas de grave menace sur la santé publique. Et, d’autre part, ils offrent la possibilité de prolonger ou « d’éternaliser » la durée des brevets au-delà des vingt ans requis par l’OMC. « Or l’Inde aurait eu la possibilité d’assouplir ses règles en décidant, par exemple, de ne pas imposer de brevets pour les combinaisons à doses fixes (dites aussi « trois en un ») très utilisées dans le traitement du sida », affirme Pascale Boulet, juriste et spécialiste des questions sur la propriété intellectuelle pour Médecins sans frontières, organisation qui soigne 70 % de ses 25 000 patients avec des génériques indiens.

« Le Duovir du laboratoire indien Cipla nous coûte 197 dollars par an et par patient. En Chine, où il est breveté et fabriqué par Glaxo, il nous coûte 1 300 dollars par an et par patient », précise Annick Hamel, responsable de la campagne d’accès des médicaments essentiels à MSF. Pourquoi donc ce changement de cap de l’Inde ? Pourquoi risquer de perdre toute crédibilité aux yeux de l’opinion publique lorsque l’on se souvient des déclarations du président Abdul Kalam promettant, lors de son investiture en mai 2004, des réformes économiques à « visage humain » ? « Sans doute parce que l’industrie pharmaceutique indienne a compris qu’elle était suffisamment moderne pour s’imposer sur les marchés du Nord, beaucoup plus rentables », indique Régis Samba-Kounzi, dUp Paris. « Mais aussi parce que la prochaine réunion de l’OMC aura lieu à Hong Kong en novembre 2005. Le gouvernement indien veut se faire bien voir pour les prochaines négociations commerciales », précise Khalil Elouardighi, d’Act Up Paris, tout juste de retour de Bombay où s’est tenue ce week-end une réunion internationale d’associations mobilisées pour l’accès aux médicaments. L’Inde a tout simplement cédé à la pression des géants mondiaux de la pharmacie dont le seul but est de conserver leur part de marché face aux producteurs des pays en voie de développement.

Seul souci : la rentabilité

Ce pur souci de rentabilité économique est difficile à supporter alors que l’Inde tarde à lancer un programme d’accès national aux soins digne de ce nom, comme c’est le cas au Brésil. Ce pays continent compte pourtant le plus grand nombre de séropositifs au monde après l’Afrique du Sud (5 millions). L’inquiétude porte également sur les résistances aux traitements dits de première ligne, les plus anciens, qui apparaissent chez quasiment tous les malades du sida au bout de trois à cinq ans. L’obstacle des brevets ne permettra pas de copier les traitements les plus récents. « Les plus pauvres, contraints pour l’instant de se soigner à vie, sont condamnés à utiliser les médicaments les plus anciens, bientôt inefficaces », lâche Annick Hamel.

Le 26 février dernier, une Journée mondiale d’action contre cette ordonnance a été conjointement lancée dans plusieurs pays dans le monde (...). Timidement, les instances internationale ont réagi. Des proches du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, membres du département santé de l’ONU, viennent de faire part de leurs inquiétudes au premier ministre indien, Manmohan Singh. Jim Yong Kim, directeur du département VIH/sida à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), s’est adressé pour sa part au ministre indien de la Santé, lui indiquant espérer « que le gouvernement indien prendra les mesures nécessaires pour continuer à subvenir aux besoins des nations les plus pauvres qui nécessitent de toute urgence d’accéder aux antirétroviraux ». Une mise en garde d’autant plus importante que l’OMS a besoin des génériques indiens pour tenir les engagements de son fameux programme « 3 by 5 », trois millions de personnes sous antirétroviraux d’ici fin 2005. Quant au président Chirac, présent hier au sommet de l’Union européenne à Bruxelles, il s’est contenté un peu tard d’adresser un message au premier ministre indien, « soulignant le rôle irremplaçable que l’Inde joue pour la fourniture de médicaments à des prix abordables pour les plus pauvres ».

Un système à réformer

Mais au-delà de l’attitude indienne, c’est tout un système qui est à réformer. Quel sens la propriété intellectuelle a-t-elle dans les pays du Sud ? Comment accepter que le Brésil, modèle du genre pour l’accès aux traitements antisida gratuits, dépense 70 % à 80 % de son budget santé pour se fournir en antirétroviraux hors de prix, car brevetés ? Les brevets, rappelons-le, ont été inventés dans le but de stimuler l’innovation. Problème : aucun mécanisme n’a été mis en place pour orienter cette innovation. La recherche, essentiellement confiée au secteur privée, néglige de nombreuses maladies et se consacre à des domaines à forte rentabilité financière. « Au cours des 25 dernières années, sur les quelque 1 400 nouveaux médicaments développés, seuls 1 % d’entre eux concernent des maladies tropicales », indique MSF dans son Guide pour l’après-2005 des accords ADPIC.

Par Maud Dugrand

© L’Humanité


« Les multinationales de la pharmacie ont fait un intense travail de lobbying »

K. M. Gopakumar est membre du Lawyers Collective VIH / Sida Unit, un collectif d’avocats qui défend en Inde l’accès aux médicaments génériques pour les malades du sida.

Pourquoi, selon vous, le gouvernement indien a-t-il décidé d’adopter une législation encore plus restrictive que ce qu’exigent les accords de l’OMC sur les médicaments ?

K. M. Gopakumar. L’administration indienne s’est laissé influencer par un intense lobbying des multinationales pharmaceutiques, représentées par l’association PHARMA et ses partenaires indiens. Les décideurs, qu’ils soient administratifs ou politiques, sont obsédés par l’impératif économique qui a crée la propriété intellectuelle. Or les brevets créent des situations de monopole et non de concurrence. Et les brevets concernant les médicaments ont plus été envisagés comme un enjeu commercial que comme une question d’intérêt public. L’approche sociale du problème de l’accès aux traitements a été totalement écartée.

Certains laboratoires pharmaceutiques indiens comme Cipla, principal fabricant mondial de médicaments génériques contre le sida, s’opposent à la position du gouvernement. Qu’en pensez-vous ?

K. M. Gopakumar. Cipla et d’autres entreprises indiennes s’opposent à cette nouvelle législation car elles estiment qu’elle va mettre des freins à leurs projets d’expansion, tout en ayant des répercussions sur l’accès aux soins pour les populations pauvres de l’Inde et dans le monde. Le régime des brevets en vigueur avant l’adoption de cette nouvelle loi a permis aux compagnies indiennes de développer une industrie des génériques et d’atteindre le niveau actuel. Mais elles n’ont pas la surface financière suffisante pour être compétitives. Elles n’ont pas non plus les moyens de mener des programmes de recherche et de développement de nouveaux médicaments. De plus, ces firmes ont conscience de leur responsabilité vis-à-vis de la société. En baissant le prix de nombreux médicaments vitaux, elles ont offert un accès aux médicaments aux Indiens moyens. Mais seuls 30 % de la population indienne peuvent se les offrir !

Quel est l’état de l’épidémie de sida en Inde ?

K. M. Gopakumar. Selon les estimations, 5,1 millions de personnes sont infectées par le virus et 500 000 d’entre elles auraient un besoin urgent d’un traitement antirétroviral. Un programme gratuit de distribution d’antirétroviraux a débuté en avril 2004. Mais seuls 5 000 malades y ont aujourd’hui accès. Et près de 25 000 personnes passent par des services de soins privés. De plus, les séropositifs qui ont besoin de médicaments de deuxième génération, c’est-à-dire les plus récents, parce qu’ils développent des résistances, ne pourront les utiliser, car ces derniers seront brevetés. C’est le cas du Combivir, le médicament générique antisida le plus utilisé au monde.

Un débat a-t-il eu lieu dans l’opinion publique indienne sur cette question des brevets ? Les médias sont-ils mobilisés ?

K. M. Gopakumar. Les syndicats ont organisé une semaine de protestation du 5 au 12 mars dernier. Des manifestations et des marches ont eu lieu dans toutes les métropoles et les villes du pays. Les médias, dans leur ensemble, reconnaissent que la loi va au-delà des exigences des accords ADPIC, fixés par l’OMC, et que les conséquences sont graves pour l’accès aux médicaments. Cette question prend de plus en plus de place et le débat est vivace. En parallèle, des questions sur le contenu du projet de loi sur les brevets sont posées au Parlement par l’opposition comme par les partis membres de la coalition au pouvoir. L’opposition s’est exprimée avec beaucoup de fermeté contre ce projet. Mais, en raison de sa participation au gouvernement avec le Parti du Congrès indien, le Parti communiste marxiste, le CPI (M), a voté l’amendement.

Qu’attendez-vous des acteurs de cette lutte, associatifs ou politiques, notamment en France ?

K. M. Gopakumar. L’introduction des accords sur la propriété intellectuelle à l’OMC est essentiellement de la responsabilité de l’Union européenne et des États-Unis. Une mobilisation des opinions publiques occidentales est donc indispensable afin de parvenir à abolir ces accords abusifs. C’est pour cela aussi que nous avons demandé aux différents partis communistes de faire pression sur le CPI (M) indien. En France, l’opinion publique est essentielle, car votre pays joue un rôle important dans l’élaboration de la politique de l’Union européenne.

Entretien réalisé par

Camille Bauer

© L’Humanité


« Le système des brevets est d’une immoralité totale »

François-Xavier Verschave est économiste. Il a coordonné l’essai collectif La santé mondiale, entre racket et bien public.

Que pensez-vous du système de la propriété intellectuelle appliqué aux médicaments ?

François-Xavier Verschave. C’est un système en contradiction avec deux des fondements de la civilisation occidentale. L’université, d’une part, qui a été fondée sur le partage du savoir pour se transformer en bien public. La concurrence, d’autre part, que les pères de l’économie classique ont mise en avant comme régulateur de l’économie. Le principe du brevet, c’est l’établissement d’une rente et d’un monopole qui se transforme en un système de racket. On établit des barricades autour d’un bout de la connaissance humaine qui souvent a été financé à 90 % par la recherche publique. Un certain nombre de gens s’emparent de ce bout de bien incorporel puis établissent une rente autour de ce bien, et sa défense s’obtient par des moyens criminels de l’ordre de la grande corruption. Concrètement, l’établissement des règles régissant la propriété intellectuelle à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’est fait grâce à un travail de lobbying mené par les grandes firmes pharmaceutiques et informatiques américaines, qui ont elles-mêmes corrompu massivement les principaux représentants des pays du Sud. Nous sommes dans le gangstérisme. L’Inde n’a pas échappé à cette règle.

Quels sont les outils de lutte à disposition pour tenter de changer ce système ?

François-Xavier Verschave. Le bien public est un bien de civilisation acquis grâce à des mouvements sociaux et des coalitions souvent hétéroclites qui considèrent que l’accès à tel bien est trop important, trop central pour relever seulement du jeu marchand. La mise à disposition de ce bien doit relever d’un cahier des charges de service public auquel même les prestataires privés sont obligés de souscrire, garantissant ainsi l’accès universel à ce bien. Pour chaque bien, il est important d’observer quel mouvement social se met en route. Et qui compose ce mouvement social. Dans le cas de l’accès aux médicaments, on retrouve des représentants des ayants droit, les associations de malades du sida qui ont opéré de véritables bouleversements dans la perception de l’action politique. On retrouve l’industrie pharmaceutique et ses syndicats, le corps médical, les organisations de solidarité, de droits de l’homme, les chercheurs et les États. Ces derniers, poussés par leur population, peuvent garantir des droits, comme l’a fait le Brésil avec le sida. Dans le livre, la Santé mondiale entre racket et bien public, nous avons essayé d’analyser ce mouvement social, et les victoires qu’il commence à obtenir. C’est un livre optimiste. Mais ce qui peut rendre pessimiste, c’est que, dans l’histoire, les tendances mafieuses d’une société sont généralement plus rapides à réagir que le mouvement social. Elles prennent donc un train d’avance et nous donnent l’impression que la cause est perdue. Or le rythme des mouvements sociaux est peut-être lent, mais il est aussi long et beaucoup plus durable. Par conséquent, il ne faut pas s’affoler face aux défaites relatives. Ce qui importe, c’est que s’ancre dans l’esprit des gens la certitude que la revendication est juste. Et que se rendent compatibles les logiciels d’indignation !

Selon vous, le bien commun peut donc triompher ?

François-Xavier Verschave. Oui, parce que des systèmes comme les brevets et la propriété intellectuelle sont des constructions fragiles, d’une immoralité totale et injustifiables d’un point de vue économique. Le baratin selon lequel les brevets servent à financer la recherche peut être entièrement démonté. Un travail sur les mentalités des peuples, des citoyens est donc nécessaire pour montrer que le système est scandaleux. Ce que font certains mouvements de malades et de lutte pour l’accès aux soins. Le jour où les malades du sida ont commencé à traiter Big Pharma de marchand de mort, alors que son fonds de commerce est d’être marchand de vie, cela a fait très, très mal. Ces mouvements sociaux sont des combats dont l’échelle se situe au minimum à celle des décennies. La société est porteuse de mouvements lents, mais l’histoire nous montre qu’il n’y a pas du tout de raison de désespérer de leur force. Le droit à la santé s’est peu à peu ancré dans les esprits et n’est pas prêt à en partir.

Entretien réalisé par M. D.

© L’Humanité

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