Survie

Nicaragua : un combat presque stérile contre un pesticide

Publié le 27 juin 2005 - François-Xavier Verschave

Libération, France, 27 juin 2005.

Soixante-quinze jours de squat devant l’Assemblée nationale à Managua, plusieurs grèves de la faim, des menaces d’immolations... Les milliers de victimes nicaraguayennes du pesticide Nemagon ont dû user d’armes redoutables pour faire entendre leur voix. Le 14 mai, ils ont obtenu, partiellement, gain de cause : l’Etat prendra en charge certains de leurs frais de santé. Maigre pitance au regard des tourments endurés. « Après mes fausses couches, dit Marilou, j’ai eu trois mauvaises grossesses, les enfants étaient mal formés, l’un d’eux est mort-né. Il a fallu me les enlever par césarienne. Mes amies sont comme moi, nous ne pouvons plus engendrer d’enfants sains. »

Pluie miraculeuse. Le poison qui lui a pourri sa vie de femme, c’est le dibromochloropropane, ou DBCP, à partir duquel le Nemagon est fabriqué. « Une sorte de produit miracle », résume Maria Isadora, ancienne ouvrière des plantations bananières de Chinandega, dans le nord-ouest du Nicaragua, un de ces coins d’Amérique centrale où les entreprises bananières des Etats-Unis ont fait fortune à partir des années 60. « Nous le pulvérisions sur les jeunes pousses et cela tuait les petits vers qui attaquaient les racines. Et puis, avec le Nemagon, les bananes étaient plus grosses ! » L’insecticide-fertilisant mis au point dans les années 50 aux Etats-Unis a été utilisé pendant vingt ans au Nicaragua. Sans aucune précaution. Dépourvus de toute protection, les ouvriers agricoles ont répandu le produit sans tenir compte du vent, ni de la proximité des cours d’eau. Ils sont rentrés chez eux couverts de la petite pluie fine miraculeuse.

Trente ans plus tard, ces ouvriers et leurs familles sont atteints de maladies incurables. Cancers, maladies de la peau, fausses couches à répétition, malformations congénitales... « De nombreux cas de stérilité, aussi », note Maria Isadora. Le regard fier, elle porte péniblement un corps qui part en lambeaux. « Je boite depuis plusieurs années, j’ai mal dans tous les os et je ne dors presque plus la nuit. Et surtout, je n’ai jamais pu avoir d’enfants. J’ai travaillé pendant dix-huit ans dans les plantations de Chinandega, mon mari, vingt ans... » Pour le moment, le nombre des personnes contaminées par le Nemagon dans le pays est évalué à 20 000. « Parmi elles, plusieurs milliers d’hommes sont devenus stériles », enrage Victorino Espinales Reyes. Cet ancien ouvrier au visage bonhomme a été désigné comme chef de file d’un mouvement de protestation qui réunit plus de 8 000 personnes. « L’indice des cancers de l’utérus dans la région de Chinandega est 30 fois supérieur à celui du reste du pays, poursuit-il. Le nombre de personnes décédées est estimé à 1 millier, dont près de 1 centaine ces deux derniers mois. »

Réparation. « Les multinationales qui ont fabriqué et commercialisé ce produit sont des assassins », déclare Victorino Espinales Reyes. Et il égrène les noms des sept grandes ennemies : « Dow Chemical, Occidental Chemical, Shell Oil, United Fruit, Chiquita Brown, Standard Fruit et Doll Fruit. Elles savaient depuis le début que le Nemagon était toxique ! Des expériences ont été faites dès 1958 dans les laboratoires de Dow Chemical sur des rats ; leur exposition au Nemagon provoqua des lésions très graves sur les poumons, le foie, les reins, une croissance ralentie et une atrophie des testicules. »

Retiré du marché américain en 1977, le Nemagon poursuit son oeuvre de mort dans le reste du monde. Au Nicaragua, il a fallu attendre 2001 pour que le Parlement vote une loi encadrant le versement de réparations pour les personnes victimes du DBCP. « Nous avons aussitôt déposé une série de plaintes contre les multinationales américaines », raconte Victorino Espinales Reyes. En décembre 2002, un tribunal nicaraguayen condamne trois des entreprises américaines qui ont fabriqué, distribué ou utilisé le Nemagon à payer 489 millions de dollars à 450 travailleurs. « Absentes lors du procès, elles n’ont pas l’air de vouloir payer », observe Victorino Espinales Reyes.

Nappe phréatique. Le gouvernement, qui vient de consentir à participer aux soins, très coûteux, des victimes, n’a pas l’intention de faire pression sur ces entreprises ; 600 squatters continuent donc d’occuper le parvis de l’Assemblée nationale. « De toute façon, on n’a plus rien à perdre », dit tristement Marilou en haussant les épaules. Plus question pour eux d’aller cultiver les terres qui les ont vus naître : les sols sont infectés pour deux bons siècles, l’état de la nappe phréatique ne vaut pas mieux. « Nous sommes foutus pour plusieurs générations », hurle un homme avant de disparaître dans le dédale de cordes et de bâches noires qui lui sert de maison depuis bientôt trois mois. L’une des propriétés du Nemagon est en effet de perturber la structure génétique des cellules reproductrices. De nombreuses victimes ne sont donc pas encore nées...

Par Nolwenn WEILER, correspondante à Managua

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