Survie

Sommet mondial de la société de l’information à Genève, les suites...

Publié le 2 février 2004 - Djilali Benamrane, Survie

L’Humanité, France, 2 février 2004.

Par Djilali Benamrane,

économiste, animateur du groupe " communication " de l’association Biens publics à l’échelle mondiale.

Les technologies de l’information et la communication (TIC) sont devenues de puissants instruments de restructuration de l’économie et de la société mondiales. La communauté internationale soucieuse d’harmoniser le système mondial et d’amortir les tensions latentes et les contestations récurrentes d’une part, le système onusien, préoccupé par son inefficacité et la perte conséquente de sa crédibilité d’autre part, ont trouvé dans l’organisation des sommets mondiaux un moyen de légitimer le bien-fondé de la vision de la pensée unique néolibérale dominante dont le but est de faire des biens et des services d’information et de communication des marchandises banales, soumises aux seules lois du marché.

Le sommet mondial de la société de l’information (SMSI) devait s’inscrire dans ces préoccupations et innover par rapport aux nombreux sommets mondiaux précédents. La première innovation a consisté en l’organisation du sommet en deux phases, l’une à Genève en décembre 2003, l’autre à Tunis en novembre 2005. La seconde innovation a été de confier la préparation aux pays hôtes que sont la Suisse et la Tunisie ainsi qu’à l’Union internationale des télécommunications (UIT), institution connue pour sa complaisance à l’égard des politiques de dérégulation, de privatisation et d’appui aux opérateurs privés, surtout les multinationales dominantes dans les secteurs concernés. La troisième innovation se proposait d’élargir le dialogue et le partenariat entre les délégations gouvernementales et les représentations des institutions internationales et intergouvernementales et celles des opérateurs privés, essentiellement les transnationales, et de la société civile. Au sein des institutions onusiennes et des rapports de forces qui s’y affrontent, les choix d’abriter les deux phases du sommet à Genève et à Tunis et de promouvoir entre opérateurs privés multinationaux dominants et société civile dominée, un " partenariat " cautionné par les gouvernements et les organisations intergouvernementales, ne pouvaient être dépourvus d’arrière-pensées.

Sécurité oblige, d’autant que des délégations étaient pour beaucoup conduites par des présidents et des chefs d’État, l’impression durant le sommet est que la Suisse a mobilisé autant de participants que d’agents de sécurité omniprésents, surarmés et suractifs. Les très nombreux portiques de détection des armes et autres explosifs et produits dangereux ont fonctionné sous l’oil vigilant d’agents plus que zélés. Dans l’enceinte du sommet, l’accès des internautes au cyberespace, mis à la disposition des participants, pourtant filtrés et contrôlés en toutes circonstances, a été visiblement sous haut contrôle d’agents " secrets ", facilement repérables, communiquant entre eux de façon ostentatoire par des micros intégrés dans les manches ou dans les cols de leur veston. Au demeurant, beaucoup de participants se sont interrogés sans réponse sur les dérives possibles quant à l’utilisation inopportune de la base de données constituée lors des opérations d’enregistrement et des raisons pour lesquelles les badges distribués comportaient une puce à fonctions technologiques tenues secrètes. Les impératifs de la tolérance zéro pour une sécurité absolue ont été atteints, gageons que la Tunisie n’aura pas de peine à faire autant sinon davantage que ce qui a été fait à Genève. Reste à savoir comment les participants à la rencontre de Tunis ressentiront le même encadrement sécuritaire sur la terre africaine ?

Des jeunes Suisses ont voulu organiser, à Genève, dans le cadre des multiples activités d’animation en marge du sommet, un laboratoire multimédias (Polimedia Lab) et donner un peu plus de visibilité à leurs recherches d’internautes au sein d’un super espace, hostile aux idées dominantes de marchandisation effrénée des services d’information et de communication. À la veille de l’ouverture du sommet où devaient se discuter des problèmes de liberté d’opinion et d’expression, une expédition de police les a chassés des locaux où se développaient avec succès leurs activités. Les autorités genevoises ont fait savoir qu’ils leur ont promis d’autres locaux qui pourraient peut-être devenir opérationnels un jour, bien après la clôture du sommet... Soyons certains que la Tunisie prendra exemple pour " assainir " le climat avant et durant le sommet en facilitant la mobilité forcée des lieux de fonctionnement des associations. Reste à savoir comment les participants à la rencontre de Tunis apprécieront les mêmes agissements, si elles venaient à être pratiquées par les autorités de là-bas.

Un groupe de quelques dizaines de personnes ont voulu organiser une manifestation à Genève le 12 décembre, dernier jour de la rencontre, pour exprimer dans le calme bien loin du lieu de déroulement du sommet, leur opinion au regard des conditions d’organisation et des résultats obtenus. La marche fut stoppée sans ménagement par les forces de police, les manifestants récalcitrants arrêtés pour vérification d’identité. Le sommet, intelligemment isolé dans le palais des Expositions transformé pour la circonstance en véritable blockhaus, est resté sourd aux interdictions de manifester et aux arrestations. Les tentatives et les tentations de création d’activités alternatives à organiser au sein ou hors du sommet ont été savamment et élégamment dissuadées. Seule la société civile, après des tergiversations en son sein, a fini par dénoncer cette atteinte aux droits élémentaires de manifestation. La sécurité des Genevois anticipée, maîtrisée fut correctement assurée. La tranquillité des participants au sommet fut amplement garantie puisque même les documents à contenu suspect ont été interdits d’entrée et de circulation dans l’enceinte du sommet. La Tunisie se fera un devoir de faire autant sinon davantage. Reste à savoir comment les participants à la rencontre de Tunis ressentiront les mêmes interdictions de manifester de l’autre coté de la Méditerranée.

Des journalistes membres de l’association Reporters sans frontière (RSF) ont organisé à Genève une conférence de presse en marge du sommet pour exprimer leurs réserves quant aux événements et annoncer leur volonté de s’exprimer durant le sommet, grâce au lancement d’une radio pirate, Radio Non Grata, pour couvrir les activités du sommet et dénoncer les atteintes aux libertés d’expression et d’accès à Internet dans de nombreux pays représentés au sommet. Au lendemain de l’annonce, les émissions de Radio Non Grata ont été arrêtées. Gageons que les autorités tunisiennes sauront, le cas échéant, elles aussi bâillonner les émissions et publications anti-sommet.

En Suisse, la langue française est importante parmi les autres langues officielles du pays (allemand, italien et romanche). Pourtant, au sommet, la langue anglaise aura été dominante et méprisante pour les autres langues officielles de l’ONU. À cet égard, lors de la séance de clôture d’un sommet supposé traiter de la place du pluralisme linguistique et culturel dans le paysage médiatique mondial, les délégations officielles chinoise, arabe, espagnole, russe et française se sont officiellement émues et ont manifesté contre le statut réservé à ces langues dites officielles à l’ONU. Soyons tranquilles, à Tunis, l’anglais continuera sa domination et on relèvera là-bas aussi des insuffisances dans les services d’interprétation et de traduction des documents.

Pour des raisons objectives de sécurité et d’ordre public, la première phase du SMSI à Genève a été entachée d’insuffisances quant au respect des droits à l’expression libre des opinions. La société civile aura été à tout le moins humiliée et méprisée. Elle a raté l’occasion d’exprimer avec force et clarté ses réserves sur les nombreuses insuffisances de préparation et d’organisation du sommet. Comment pourra-t-elle le faire à Tunis sans paraître sacrifier aux pratiques de deux poids deux mesures ? Vérité au Nord, mensonge au Sud ! Les gouvernements du Sud s’en accommoderont, leurs populations continueront à désespérer pour le moment, mais pour combien de temps ?

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