Survie

Sommet mondial de la société de l’information : deux précautions à prendre

Publié le 6 octobre 2002 - Odile Tobner

www.movimientos.org, 6 octobre 2002.

Par Antonio Pasquali, ancien Sous-Directeur Général de l’UNESCO pour le Secteur de la Communication.

Présentation lors de l’ouverture de la "Rencontre latinoaméricaine : Et pourquoi pas une société de la communication ?", Quito, du 10 au 12 juin 2002.

La présence active de ce qu’on appelle la "société civile" aux deux Sommets ONU/UIT de la Société de l’Information (Genève et Tunis) - dont l’utilité n’est pas en cause - devra néanmoins faire valoir un principe de précaution, à mi-chemin entre l’expression "méfiance est mère de sûreté" et l’acceptation irréfléchie d’agendas, programmes et listes de participants.

L’application d’un tel principe peut adopter la forme d’une hypothèse Cheval de Troie. Ce cheval aujourd’hui dénommé "société de l’information" porte beau, et ceux qui le poussent ont l’air prestigieux ; mais cacherait-il quelque chose dans son ventre ? Je fais partie de ceux qui répondraient oui, et ce doute méthodique demande à ce qu’on s’interroge sérieusement sur : 1° la pertinence, la compétence et les intentions de ceux qui invitent et de ceux qui sont invités, et 2° sur les vices cachés - en particulier par omission - des thèmes qui seront inscrits à l’agenda.

A propos de ceux qui invitent et de ceux qui sont invités :

A) Aucune analyse systématique n’a été entreprise jusqu’à présent concernant la marginalisation progressive du Système des Nations-Unies par certaines grandes puissances au cours du dernier quart de siècle (c’est pourtant un secret de Polichinelle) ; depuis la tentative de l’ultra-conservatrice Heritage Foundation pour que les États-Unis ouvrent le chemin à un désengagement massif de l’ensemble des Nations- Unies, jusqu’à la très précaire situation actuelle caractérisée par l’étranglement budgétaire, le contrôle du Conseil de Sécurité ainsi que du Secrétaire Général, la perte progressive de facultés et d’attributions (principalement pour l’Assemblée Générale, le PNUD, la CNUCED, l’UNESCO et l’UIT) et leur transfert à de plus dociles institutions. Les chances de survie du Système lui-même paraissent dépendre chaque jour davantage de ses déclarations d’intention - entérinées par le Département d’État - de ne rien faire ni dire qui puisse nuire ou délégitimer les intérêts stratégiques nord-américains.

Les pessimistes assurent que l’ONU n’est désormais plus là que pour inaugurer les crysanthèmes, c’est-à-dire pour assurer des fonctions chaque fois moins significatives et moins nécessaires, et il est tout de même frappant de constater que les participants de Seattle, de Gênes et de Porto Alegre n’aient pas encore découvert que la re-démocratisation du monde passe également par une restitution des pouvoirs soustraits aux Nations-Unies.

Au cours du dernier quart de siècle, les grandes puissances ont décidé que le beau principe de la nouvelle diplomatie multilatérale, issu de la Deuxième Guerre Mondiale : un pays, une voix, était contraire à leurs intérêts stratégiques. L’élaboration parallèle d’un deuxième grand paradigme de cohabitation universelle commence alors, avec la mise en place d’une nouvelle logique de "gouvernance" du monde, aujourd’hui presque entièrement institutionnalisée dans le méga-club patronal FMI/BM/OCDE/OMC/G8, où la voix des États-Unis (c’est le cas du FMI) pèse jusqu’à 1.322 fois plus que celle des plus petits États de la planète. L’ancien paradigme de coexistence universelle de l’ONU, d’une famille humaine consensuelle, multilatérale, humaniste, pacifiste, écologiste et imprégnée d’une éthique de la complémentarité, et le nouveau paradigme financier et marchand d’une ploutocratie préservant ses intérêts, basée sur le contrat et la course aux armements, anti- écologiste et éprise d’une éthique de la compétitivité, s’affrontent. On sait lequel des deux en sort gagnant, lequel perdant. Dès lors, des pans entiers du pouvoir de décision sont transférés abusivement du système ONU au nouveau méga-club, c’est-à-dire du multilatéral à la ploutocratie, là où les maîtres du monde décident avec leurs voix pondérées, et où l’infinie diversité des expériences humaines est réduite à sa seule dimension économique.

Tout d’abord à l’OMC, à l’arbitrage de laquelle sont désormais soumis des dossiers qui relevaient d’Organisations, Unions et Programmes des Nations-Unies, tels que ceux de la Propriété Intellectuelle, du moratoire concernant la Chasse aux Baleines, de l’épineux sujet de l’Amiante ainsi que de nombreux autres à caractère écologique ou sanitaire (par ex. les OGM) ; sans compter la Banque Mondiale, qui continue de financer barrages et incinérateurs d’hôpitaux (générateurs de dioxine), et à laquelle l’ONU a confié en 2001 - en lieu et place du PNUD - rien moins que la présidence à La Haye de la Conférence Mondiale de l’Eau, un bien commun de l’humanité auquel cet attribut est refusé afin de faciliter sa prochaine conversion en une affaire de trois mille milliards de dollars par an... La réduction irrépressible de la complexité infinie des activités humaines à leur simple dimension économique a commencé à engendrer de véritables monstres, tels que l’offre faite aux pays les moins avancés de surseoir à leurs dettes en échange d’une mainmise sur leurs richesses naturelles, ou la création d’une Bourse du droit de pollution atmosphérique, déjà ouverte à Londres, où les différents pays peuvent se vendre et s’acheter mutuellement des quotas de pollution.

Simultanément, le PNUD a été vidé de sa substance, l’INMARSAT vendue, les Conseils Exécutifs d’importants organes du Système semi-privatisés (c’est le cas de la CNUCED et de l’UIT), l’UNESCO frappée d’ostracisme, et les payements au siège de New-York lâchés au compte-gouttes, aux limites de l’asphyxie mécanique.

De cette ONU, contrainte à s’amenuiser toujours plus, on exige paradoxalement un activisme soumis pour la privatisation du système monde. Les Rapports du Développement Humain ONU/PNUD de 1999 et 2000 sont suffisamment explicites à ce sujet, même derrière les bonnes intentions apparentes : "Les structures et les processus de formulation de normes à l’échelle mondiale ne sont plus représentatifs, ... les multinationales sont devenues trop importantes pour que leur reste confiée la fixation des normes de conduite les concernant ; ... nous avons besoin d’un système élargi de l’Organisation des Nations- Unies, incluant une Assemblée Générale bicaméraliste pour faire place aux représentants de la société civile ; ... si l’on intégrait les multinationales dans les institutions de la structure du gouvernement mondial, leur position deviendrait plus transparente et leur responsabilité sociale ferait l’objet d’une plus grande responsabilité publique...". Cela a amené l’actuel Secrétaire Général à organiser, en septembre 2000, une Conférence Internationale pour la Réforme de l’ONU, que le Wall Street Journal du 11.09.2000 a qualifié de "pur triomphe du marketing".

Dans le domaine de la communication, c’est évidemment le même refrain. Le Rapport du Développement Humain de 1999 affichait en couverture le graphique, frappant et charitable, de la répartition d’Internet dans le monde (91 % pour les pays de l’OCDE), mais ce n’était que pour mieux entonner les louanges des privatisations, affirmer qu’Internet sortirait les pauvres de leur pauvreté et que "les nouvelles technologies font avancer la globalisation". C’était du temps où, président Clinton en tête, l’Administration américaine - dont 25 % des revenus provenaient déjà des industries de l’information et de la communication - prétendait faire croire au monde que la lutte contre la pauvreté n’était plus une question d’eau propre, de protéines et d’un peu de santé, mais d’e-business et de branchement au réseau. Même si la "société de l’information" y était définie comme le network age, le Rapport du Développement Humain de 2001 proposait déjà quelques unes des idées maîtresses du Sommet 2003, qui rappellent, mutatis mutandis, celles du développementisme sauvage des années 60 : la technologie viendra à bout de la pauvreté, notamment du fait qu’elle se croise désormais avec une nouvelle transformation, la globalisation, donnant naissance au nouveau paradigme d’un network age qui rendra heureuse une humanité enfin unifiée.

Une deuxième préfiguration, plus concrète, de ce qui pourrait advenir est apparu en décembre dernier, lorsque l’on appris avec surprise que les Nations-Unies s’étaient dotées de leur propre Division de la Communication et de l’Informatique (domaines qui sont de la compétence d’autres organisations du Système), dont le but est "d’aider à réduire la brèche mondiale dans le domaine des technologies de l’information... pour ceux qui n’ont pas accès à la révolution digitale..." , et que dans son sein, en qualité de "membres actifs de l’équipe de travail" (une nomenclature inédite dans le jargon onusien) figuraient le magnat vénézuélien des médias, Gustavo Cisneros, la présidente de Hewlett-Packard, Fiorina Carleston, et le président de la Banque Mondiale, James Wolfensohn... Tout un programme sur le rôle que l’on souhaite désormais confier aux multinationales dans le domaine de l’information et de la communication !

Tout cela amène à penser qu’avant même de partir pour Genève, nombreux seront ceux qui devront mettre à jour leurs vieux stéréotypes mentaux sur les Nations-Unies. L’ONU de 2002 qui invite à Genève et à Tunis n’est plus du tout celle de 1980, qui donnait par exemple pleine liberté a Ul Haq d’inventer le brillant Rapport sur le Développement Humain. Dans le cas présent, où sera rediscuté sur fond libéral l’un des thèmes les plus sensibles de la coexistence humaine, l’invitation du secteur privé et de la société civile doit être considérée comme une tentative majeure du projet du Secrétariat, énoncé en 1999, visant à semi- privatiser la direction de l’Organisation.

Si on la lit avec attention, l’invitation officielle de l’UIT faite à la famille des Nations-Unies, au secteur privé, à la société civile et aux organisations non gouvernementales, est un petit chef-d’oeuvre de confusions et d’hypocrisies savamment mêlées. La surprenante récupération du terme famille, tombé en désuétude, voudrait créer une sorte de légitimation émotionnelle autour d’une invitation prometteuse du secteur privé, dont la légitimité reste douteuse s’agissant de la plus grande Organisation intergouvernementale du monde. Adressée "au secteur privé et à la société civile" mis sur un pied d’égalité, elle devient un sophisme trompeur. La société civile, par le truchement de ses Organisations Non Gouvernementales, jouit depuis toujours d’un accès non délibératif aux organes qui gouvernent le Système (Assemblée et Conférences Générales), et sa présence à Genève était de toute façon garantie ex officio. La seule réelle nouveauté reste donc la présence d’un "secteur privé" et de "capitaines d’industrie" habilement masquée sous un manteau d’égalitarisme régalien.

A ceci il faudrait ajouter l’extrême facilité avec laquelle les magnats des multinationales pourront assister au Sommet accompagnés de toutes les équipes techniques dont ils pourraient avoir besoin, et l’extrême difficulté qu’auront beaucoup d’ONG du tiers-monde particulièrement démunies d’y envoyer ne serait-ce qu’un représentant. Certaines d’entre elles pourraient même se voir empêchées d’y assister pour des raisons politiques et économiques (cas de gouvernements et d’entreprises hostiles) ; et ce, sans compter le risque qu’elles courront d’être utilisées pour une mise en scène de la démocratie. Tout ceci demande la plus grande lucidité de la part de ceux qui iront à Genève défendre le social, les pauvres et le pluralisme.

B) Le fait que le Secrétariat Général ait choisi l’Union Internationale des Télécommunications, l’UIT, comme principal responsable de l’organisation des deux Sommets Mondiaux de la Société de l’Information avec mandat "d’y jouer un rôle capital", se prête également à quelques considérations. L’UIT, vénérable institution de la télégraphie créée en 1865 et en cela matrice des futures Société des Nations et Organisation des Nations-Unies, aime à se définir dans sa documentation imprimée et électronique comme un organisme "spécialisé dans les technologies de l’information et de la communication" et a toujours été, de fait, une institution assez atypique à l’intérieur du Système, aujourd’hui plus que jamais. Jean d’Arcy l’avait déjà signalé avec la plus grande clarté au début des années 80, dans l’un des Rapports Préliminaires de la Commission McBride : "Comme l’on sait, l’UIT, à la différence des autres organes internationaux du système des Nations-Unies, n’a pas de statuts. Cette situation découle probablement de son ancienneté même, mais aussi du fait qu’aucun principe de droit international relatif aux communications n’a été établi... ce qui n’est plus acceptable à une époque d’interdépendances. Il devrait être possible... d’établir certains principes qui constitueraient une base pour l’élaboration d’une Charte, permettant ainsi un fonctionnement juste et harmonieux de l’Union en faveur de tous et non seulement de quelques- uns [il se réfère ici à la loi non-écrite du "premier arrivé, premier servi"]... La décision essentielle serait de proclamer propriété de l’humanité toute entière le spectre des fréquences hertziennes et les orbites de satellites géostationnaires, qui sont deux richesses naturelles limitées... On verrait alors surgir un droit international de la communication..." En dépit des impératifs de la Guerre Froide, ce furent sans doute des années plus imprégnées d’espoir et de générosité que les nôtres où, grâce aux bons offices de la Banque Mondiale, même l’eau se voit refuser la qualité de "bien commun de l’humanité" !

Quoi qu’il en soit, la question que beaucoup se posent à cet égard est parfaitement justifiée : pourquoi les Nations-Unies ont-elles assigné à un organisme purement technique et d’infrastructures, l’UIT, le rôle de chef de file d’un Sommet qui aura à se pencher sur l’une des plus cuisantes hot potatoes de notre époque de par ses implications socio-politiques et culturelles ? Un désir de ne plus rééditer les querelles des années 70 et 80 où l’UNESCO fut l’épicentre des discussions, ou bien d’enterrer la notion même de Politiques de Communication sous la belle dalle techno-économique de l’Information ? Il est à parier que l’UIT d’aujourd’hui ne réussira pas à démontrer au monde que les Politiques de Communication n’étaient que de l’idéologie et que seule l’Information est un discours de gens sérieux, tout comme elle ne pourra faire en sorte que le nouveau langage apologétique efface le très réel problème d’un déséquilibre insoutenable dans sa "société de l’information", donc la résurgence du vrai problème sous son profil politique. Le choix très "politique" de l’UIT de la part du Secrétaire Général rappelle d’autres choix analogues et très à la mode par exemple en Amérique Latine, un continent où des instances purement techniques (genre ministères des transports, conseils nationaux de télécommunications, etc.) constituent très souvent la seule autorité nationale dans un domaine essentiellement socioculturel comme c’est le cas de la communication sociale.

Une telle attribution de compétences socioculturelles à des organes du pouvoir public intrinsèquement incompétents en la matière n’est pas innocente. C’est une façon d’institutionnaliser la sourde oreille faite aux revendications sociales, de donner la mauvaise réponse infra-structurelle à de bonnes questions super-structurelles, et de maintenir la décision à l’intérieur de la sphère du pouvoir. On serait tentés de dire, en plaisantant, que cette attribution de responsabilité à l’UIT de la part de l’ONU représente une sorte de latinoaméricanisation du Système. Néanmoins, il va de soi qu’en adoptant une telle décision, l’ONU cherche à obtenir - ne serait-ce que comme sous-produit - que son bras technique, l’UIT, désamorce cette bombe socio-politique appelée Information, et cela par les méthodes ci-dessus mentionnées, donnant des réponses incongrûment hardware à des problèmes software, offrant de l’équipement là où il s’agit de contenus, assurant plus d’accès à des sociétés en manque de participation.

Un dernier petit détail : la nouvelle UIT est aujourd’hui, parmi les organisations du système des Nations-Unies, l’une des plus avancées sur le chemin de la semi-privatisation, donc la mieux à même de porter la tentative générale du Secrétariat définie précédemment. Siemens, Motorola, Bell, Nec, Alcatel, Ericsson et AT&T font partie de son principal organe consultatif, quasi-délibératif, depuis 1992. C’est un détail à relever, inter alia, parce qu’une même multinationale pourrait, à la limite, être représentée à la tête de l’Union, voir ses intérêts défendus par la délégation gouvernementale de son pays d’origine, assister au Sommet sur invitation, et se glisser côté "société civile" au moyen d’une fondation ou d’une ONG amie.

Jean Louis Fullsack, ancien expert de l’UIT, lui aussi convaincu qu’il faut aller coûte que coûte à Genève, écrit ces jours-ci dans le Bulletin électronique d’ATTAC : "Depuis l’avènement du néolibéralisme, il y a une dizaine d’années, et la dérégulation du secteur des télécommunications qu’elle a converti en son propre dogme, l’UIT ne promeut qu’une solution : déréguler et privatiser les autorités et les opérateurs nationaux même dans les pays les moins avancés PMA". Un bulletin de presse officiel de l’UIT, daté à Istanbul du 15.03.2002, affirme avec orgueil que "the new telecommunication world is one that can be characterized as private, competitive, mobile and global", déclaration idéologique et partisane, parfaitement inimaginable du temps où l’UIT était une organisation intergouvernementale.

Une fois pour toutes, la nouvelle UIT qui organise en 2003 et 2005 les Conférences de Genève et Tunis n’est pas non plus celle des années 60, et encore moins celle de 1985, date de publication d’un rapport encourageant, le Rapport Maitland Le Chaînon Manquant. Avant de cliquer sur la case d’inscription au Sommet, chacun devra donc prendre la précaution d’actualiser ses vieux fichiers mentaux relatifs à l’Organisation des Nations-Unies et à l’Union Internationale des Télécommunications.

* * *

Quant aux objectifs et aux thèmes essentiels du Sommet, disons tout de suite que la grande majorité des ONG concernées devrait se reconnaître de façon très convenable dans les positions adoptées par les institutions et personnalités qui, en novembre 2001, ont adopté le document intitulé Plate-forme pour les Droits à la Communication ; ce qui amène à appuyer avec enthousiasme les objectifs définis par la campagne des Communication Rights in the Information Society, CRIS, en vue du Sommet. Nous le faisons très chaleureusement. Ce qui suit n’est qu’un apport complémentaire à des arguments déjà tout à fait avérés.

L’un des documents principaux du CRIS, intitulé Droits à la Communication dans la Société de l’Information, énonce un principe capital que la société civile ferait bien de déclarer non négociable dès les Conférences Préparatoires au Sommet, tout en demandant qu’on modifie en conséquence ses objectifs dans les principaux documents. Je me réfère ici à la déclaration suivante : "Le droit à la communication est un droit humain universel qui sous-tend et est au service de tous les autres droits humains".

L’effort devrait porter en effet sur la substitution de la notion d’Information par celle de Communication, ou au moins sur l’obtention d’une reconnaissance de cohabitation dûment hiérarchisée entre les deux notions. Si dans le réel anthropologique aucune des deux fonctions ne se présente à l’état pur, il est tout de même utile de reconnaître qu’informer connote pour l’essentiel la circulation de messages unidirectionnels, causatifs et ordonnateurs, visant à modifier le comportement d’un récepteur passif, tandis que communiquer fait référence à l’échange de messages bidirectionnels, donc relationnels, dialogiques et socialisants entre des interlocuteurs pourvus d’une même capacité, libre et simultanée, d’émission/réception. Tandis que l’Information tend à dissocier et à hiérarchiser les pôles de la relation, la Communication tend plutôt à les associer ; ainsi seule la Communication peut donner naissance à de véritables structures sociales. L’Information ne saurait être considérée que comme une sous-catégorie de la Communication (dans la dialectique kantienne elle deviendrait, en tant que causalité, l’antithèse de l’inhérence/communion, face à une synthèse représentée par la Communauté/Communication).

Dans le document Information de Base que l’UIT affiche sur son site, le mot information figure dix-huit fois, le mot communication une seule. Il est donc nécessaire d’exiger, comme le fait le CRIS, que certains grands principes d’une société de la communication, à définir opportunément, deviennent l’assise conceptuelle à partir de laquelle le Sommet pourrait aboutir à une définition raisonnable et acceptable de ladite "société de l’information" (la formule, on l’a vu, contient en effet une contradiction dans les termes). Des considérations analogues poussèrent Jean D’Arcy à fonder, en 1969, les études du Droit à la Communication, dans un essai très connu qui débutait ainsi : "La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui... établit pour la première fois dans son Article 19 le droit de l’être humain à l’information, aura à reconnaître un jour l’existence d’un droit plus ample : le droit de l’homme à la communication".

Quelqu’un devra assumer la tâche de rappeler cette sentence aux assises de Genève, et cela pour le bien de l’humanité entière. Toute tentative d’effacer du vocabulaire la Communication, pour la remplacer par l’Information, n’aura en effet d’autre résultat à terme que d’augmenter la pression du désir universel d’une plus grande justice distributive et de plus de démocratie dans le domaine des relations médiatiques entre les êtres humains. Le Sommet, évidemment, n’aura pas à faire de la philosophie, mais de la politique y sera faite qu’on le veuille ou non, et il est à parier que les défenseurs de la "société de l’information" arriveront bardés d’arguments en tout genre pro domo sua, y compris... les philosophiques.

Parmi les principaux buts de l’UIT figure l’élaboration d’un "plan stratégique d’action pour s’adapter en bonne et due forme à la nouvelle société" : tout un programme de légitimation de la soumission qui rappelle un certain fatalisme d’il y a un quart de siècle, à quelques différences près : 1° au cours des dernières décennies, la concentration des pouvoirs de l’information (donc le contrôle de la "société de l’information") a presque atteint son paroxysme : quatre géants Agences de presse, sept de l’entertainment, trois maisons de disques, une petite poignée de mastodontes de l’électronique hard et soft qui font la pluie et le beau temps, et un seul propriétaire de facto d’Internet, contrôlent aujourd’hui tout ce qui compte dans le domaine de la production, de l’émission, du codage et de l’espionnage d’informations et de messages, au point qu’on peut se demander à juste titre ce qu’il adviendrait si quelqu’un avait l’idée de soulever la question devant l’Autorité Antitrust américaine ou le Commissariat européen pour la Libre Concurrence..., et 2° le club de propriétaires de cette "société de l’information" - une société qui continue d’étouffer le peu qui reste de pluralisme, donc de démocratie - est désormais prié de siéger à Genève, pour la première fois unus inter pares, et même d’y jouer "un rôle actif".

Toute relation horizontale (communication) ou verticale (information), peut également être analysée en ayant recours à un autre précieux binôme conceptuel, celui d’Accès et de Participation, deux termes adoptés et définis par la communauté internationale en 1974, au sujet desquels règne une certaine confusion, y compris parmi les initiés. En schématisant beaucoup, dans le domaine de la communication/information il convient toujours d’adopter le concept d’Accès pour faire référence à la réception de messages (c’est ici qu’on pourrait situer, par exemple, la problématique du "droit à l’information"), et celui de Participation pour se référer à l’émission de messages. Un principe en découle : toute société de la communication est pour l’essentiel une société de la participation, à pouvoir d’émission partagé, de même que toute société de l’information est pour l’essentiel une société de l’accès, qui impose de s’adapter hiérarchiquement du bas vers le haut.

Le document UIT déjà mentionné ne cite que la nécessité d’assurer "un accès universel à la société de l’information" sans utiliser à aucun moment le terme "participation". Or, plus une société est saturée d’instruments de réception/accès, moins elle aura de chances de vouloir et de pouvoir disposer d’instruments propres d’émission/participation ; tout un chacun pourra en tirer les conséquences politiques et économiques qu’il voudra. Ainsi donc, à l’instar de la notion de Communication, il faudra exiger une plus grande visibilité de celle de participation dans les documents et les discussions, en tant que prologue sémantique à une exigence de véritables déconcentration et décentralisation dans le domaine de la communication/information.

Un dernier aspect de la documentation du Sommet qui demande à être reformulé (apparemment un détail, mais qui n’en est pas un) concerne le ton grandiloquent, d’hymne à la globalisation, qu’elle adopte pour présenter la "société de l’information". Le temps où l’on assurait à la cité et au monde que les nouvelles technologies, l’e-business et le nasdaq apporteraient le bonheur aux hommes est révolu. Depuis, la "société de l’information", assez mal partie, a été le jeu de la spéculation la plus colossale, et par moments la plus frauduleuse, de l’histoire de l’économie mondiale, appauvrissant des millions d’êtres humains. C’est en 2002 que la nouvelle UIT, reprenant des slogans politiciens et boursiers dépassés par de moins allègres réalités, revient à la charge avec "une Société de l’Information qui évolue à un rythme hallucinant (sic), de convergences accélérées... qui génèrent de nouveaux produits et services, ainsi que de nouvelles formes de gestion des affaires et des opérations commerciales..., d’une transformation fondamentale, d’une grande révolution, peut-être la plus grande que l’humanité ait jamais connue..." . Ceci ne peut plus être, de toute évidence, le langage le mieux approprié, ni le plus convenable, depuis que la "société de l’information" est entrée en récession (à moins qu’il ne s’agisse d’une tentative pour la regonfler), laissant derrière elle des pertes de milliers de milliards de dollars en héritage aux épargnants du monde entier, et aux pays pauvres l’apanage de tarifs élevés des télécommunications pour au moins une génération encore. Au lieu de ce panégyrique, aujourd’hui assez risible, à un "rythme hallucinant" qui n’existe plus (la Loi de Moore ne s’applique pas à n’importe quoi), le Sommet aura plutôt à se pencher sérieusement sur la meilleure façon de protéger dorénavant les membres de la "société de l’information" contre les spéculations et les fraudes, du genre de celles qui ont déjà frappé très dur dans les secteurs de l’Internet et de la nouvelle téléphonie UMTS.

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