Survie

L’accord général sur le commerce des services (AGCS) et le double jeu de L’Union Européenne

Publié le 29 août 2003 - Survie

Intervention de Raoul Marc JENNAR

chercheur auprès d’Oxfam Belgique et de l’URFIG (Paris- Mosset) délégué d’Oxfam International à Doha et Cancun

Bonjour,

J’arrive de Phnom Penh. Le Cambodge va entrer à l’OMC. Les négociations finales viennent d’être bouclées. A cette occasion, au nom de l’ensemble des pays d’Asie du Sud-Est, l’Ambassadeur de Malaisie auprès de l’OMC a déploré que les pays riches, et en particulier l’Union européenne, aient abusé de leur puissance et de la dépendance d’un pays pauvre et faible pour exiger du Cambodge plus que ce qu’il était obligé de concéder en vertu des textes. L’ensemble des trente pays les plus pauvres déjà membres de l’OMC ainsi que la Chine se sont joints à cette déclaration. Car, ce que le Cambodge a été obligé d’abandonner au Moloch du libéralisme, la dizaine d’autres pays qui suivent dans la négociation d’adhésion devront désormais l’abandonner aussi. Voyez-vous, c’est cela l’Europe. L’Europe, c’est Janus, le dieu aux deux visages. Une face est plaisante. Elle nous parle d’humanisme et de démocratie, de partenariat et de solidarité. L’autre face, tournée vers l’Atlantique, partage la même vision néo-libérale, marchande, individualiste et arrogante que nous impose les Etats-Unis. C’est ce visage-là que je veux dévoiler.

Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais rappeler que lorsque nous parlons de l’Europe, de l’Union européenne, nous parlons aussi et en même temps des quinze gouvernements qui la dirigent. N’oublions jamais que ce que la Commission européenne et en particulier le Commissaire Pascal Lamy font en notre nom, ils le font parce qu’ils sont appuyés par chacun des quinze gouvernements de l’Union. Ce dont je vais vous parler commence en 1998. Il vous est donc aisé de vous souvenir de ceux qui étaient alors au pouvoir, en France et dans le reste de l’Europe.

Le Plan d’action du Partenariat Economique Transatlantique

1998. Une année décisive et bien peu le savent. Parce que, comme d’habitude, l’essentiel est caché. Le 9 novembre, sans le moindre débat, comme l’indique le procès-verbal, le Conseil des ministres européens adopte un document préparé par la Commission et intitulé « Plan d’action du Partenariat Economique Transatlantique . »

Il s’agit d’un programme pour mettre en ouvre un double engagement pris quelques mois plus tôt entre les Américains et les Européens :

a) créer progressivement une zone de libre-échange transatlantique, ce qui signifie dans le concret, éliminer tout ce qui dans nos législations et réglementations pourrait entraver l’activité des entreprises américaines : protection sociale et environnementale, droit du travail, services publics, service universel, politiques publiques dans les domaines de la santé, de
l’éducation et de la culture, normes sanitaires, marchés publics, etc. Il ne s’agit rien d’autre que de procéder, par étapes, vers une situation de libre-échange qui, en fait, placera nos économies européennes sous la coupe du système américain, des procédures américaines, des sociétés américaines.

b) agir ensemble à l’OMC pour faire avancer tous les projets de libéralisation.

Pour s’aider dans cette entreprise, Américains et Européens ont convenu de travailler avec le plus puissant lobby d’affaires du monde : le TABD, TransAtlantic Business Dialogue , qui réunit le top des patrons des deux rives de l’Atlantique et publie tous les 6 mois des « recommandations . » Qui s’étonnera, dès lors d’entendre le Commissaire européen Pascal Lamy, cet ancien membre du Comité directeur du PS qui fut pendant 5 ans président d’une commission de l’actuel MEDEF et surtout, conseiller de la branche européenne de la Rand Corporation, le principal centre d’études du complexe militaro-industriel américain, qui s’étonnera d’entendre celui qui est en principe gardien de l’intérêt général des Européens, déclarer, devant
l’assemblée du TABD le 23 mai 2000 à Bruxelles : « Nous allons faire notre travail sur la base de vos recommandations » ?

En fait, comme Pierre Bourdieu l’avait très bien décelé, « l’Europe européenne fonctionne comme un leurre dissimulant l’Europe euro-américaine qui se profile. »

Or, une des priorités du TABD, qu’on retrouve dans le plan d’action, ce sont précisément les services. Et de ce point de vue, ce plan d’action adopté en 1998, c’est, pour reprendre une formule à la mode, une véritable « feuille de route » de la libéralisation, c’est-à-dire de la privatisation de tous les secteurs de tous les services. Les services sont la cible prioritaire du
plan d’action. L’objectif ultime défini dans ce plan, c’est de placer tous les services, je dis bien tous les services, dans une situation de compétition commerciale sans que les devoirs de service au public puissent encore justifier des dispositions particulières désormais considérées comme des obstacles à la concurrence commerciale.

Le mandat accordé par les gouvernements à Pascal Lamy

Un an après avoir adopté ce plan d’action, les Ministres représentant nos quinze gouvernements adoptent le mandat du Commissaire européen pour les négociations à l’OMC. Ce mandat, préparé dès l’époque où le conservateur britannique Léon Brittan était Commissaire européen au commerce, est adopté en vue de la 3e conférence ministérielle de l’OMC qui doit se tenir à Seattle. Il est accordé par les quinze gouvernements le 25 octobre 1999.Or, quand on lit la synthèse de 26 pages, qui en résume un bon millier, on constate qu’il s’agit en fait d’un chèque en blanc pour libéraliser tous azimuts. Et qu’en matière de services, rien ne vient limiter la marge de manœuvre de Pascal Lamy : aucune restriction sur les services publics,
aucune contrainte sur le principe du service universel. Le mandat charge Pascal Lamy, je cite, « d’élever le niveau des engagements », ce qui, dans ce jargon destiné à occulter les véritables intentions, signifie : pousser un maximum de pays à engager un maximum de secteurs de services dans le processus de libéralisation le plus complet, c’est-à-dire démanteler, par étapes, toutes les réglementations des Etats, ces réglementations pour lesquelles, chez nous, nos aînés, nos grands parents et nos parents se sont tant battus.

A ce moment-là, de Blair à Schröder en passant par Jospin et D’Alema, la sociale-démocratie européenne est à la tête des quatre pays les plus puissants d’Europe. Elle est présente dans plusieurs autres configurations gouvernementales. C’est elle qui cautionne, sans réserve, les propositions néo-libérales de la Commission européenne pour la plus grande satisfaction du patronat, des droites d’Espagne ou d’ailleurs et de l’extrême-droite autrichienne. Il vaut mieux ne pas l’oublier.

Lorsqu’ils se retrouvent à Seattle, les ministres du commerce des pays de l’OMC ne parviennent pas à prendre de décision et la conférence est dans l’impasse. L’échec subi par les Européens lors de cette conférence ne provoque pourtant aucune modification de leur position, ni du mandat confié à Pascal Lamy. Ni le déficit démocratique qui caractérise les travaux de
l’OMC, ni l’opposition d’une majorité écrasante de pays en développement aux propositions européennes n’ébranlent les certitudes néolibérales de Pascal Lamy et des gouvernements européens.

En vue de la conférence ministérielle suivante, qui doit se tenir en novembre 2001 à Doha, au Qatar, le mandat de 1999 est reconduit à la virgule près. Bien plus, tous les moyens, je dis bien tous les moyens, ceux qu’on avoue et, surtout, ceux qu’on n’avoue pas sont mis en ouvre pour faire accepter par les pays en développement et en particulier par les pays les plus pauvres ce qu’ ils refusent.

Il faut le savoir, à Doha, ces grands donneurs de leçons de démocratie que sont les Européens ont eu des comportements odieux. Chaque délégation des pays en développement et en particulier des pays africains a été tenue de se présenter dans la suite de Pascal Lamy pour se voir entendre promesses et menaces. Des réunions informelles ont été convoquées par Pascal Lamy et son homologue américain, entourés chacun d’une armée d’experts, mais les ministres des autres pays invités, qui n’appartenaient pas au groupe des pays industrialisés se sont vus interdire l’accès de leurs propres experts voire de leur ambassadeur à l’OMC. La conférence a été prolongée d’un jour sans que les ministres se soient prononcés sur cette prolongation de telle sorte qu’une série de délégations, dont le départ était programmé, n’ont pas participé à la décision finale. C’est cela aussi, l’Europe dont on veut nous faire croire qu’elle est un modèle de générosité planétaire.

Les propositions européennes sur les services à Doha

A Doha, tout se passe dans un climat très marqué par la pression des évènements du 11 septembre. Pascal Lamy et son collègue américain culpabilisent les délégations en déclarant qu’un succès à Doha « contribuera à la lutte contre le terrorisme, » ce qui est lourd d’implications pour ceux qui résistent aux propositions américano-européennes. C’est donc sous cette
pression, et les autres déjà indiquées, que l’Union européenne demande et obtient trois avancées dans le domaine des services :

1. que le 30 juin 2002, chaque pays adresse aux autres Etats membres de l’OMC la liste des services qu’ils veulent voir libéralisés chez eux ; cette liste, dans le jargon de l’OMC, c’est la liste des demandes ;

2. que le 31 mars 2003, chaque pays présente la liste des services qu’il est disposé à libéraliser chez lui ; c’est ce qu’on appelle la liste des offres.

3. que, dans le cadre du programme de négociations qui doit être décidé à Doha, négociations qui devront se terminer le 1 janvier 2005, on négocie, je cite, « la réduction voire l’élimination des obstacles tarifaires et non tarifaires aux biens et aux services environnementaux » ; ce qui signifie en langue accessible aux citoyens, réduire ou supprimer non seulement les tarifs douaniers mais les lois, les décrets, les ordonnances, les règlements qui ont trait aux services environnementaux, c’est-à-dire, par exemple, le service de l’eau, la gestion des déchets, les parcs naturels, les parcs touristiques et tous les biens et services qui interviennent dans la politique d’aménagement du territoire. Dans les documents préparatoires à Doha, les eurocrates de Pascal Lamy ont produit des textes qui affirment tous la prééminence des règles de l’OMC sur les accords internationaux en matière d’environnement. Sur ce choix fondamental, sur ce choix de société, jamais, jamais les élus, nationaux ou européens, n’ont été amenés à se prononcer.

En fait, avec ces trois propositions, l’Union européenne entend donner un formidable coup d’accélérateur à la privatisation des services puisque le processus des demandes-offres contraint quasi automatiquement chaque pays à « élever le niveau des engagements » conformément au mandat du Conseil des Ministres européens.

Pascal Lamy se complait à affirmer que cette procédure des demandes et des offres est un modèle de flexibilité. En fait, elle est terriblement agressive :

 elle impose une négociation, même à ceux qui ne la veulent pas ;

 elle soumet des pays qui ne sont pas industrialisés à la pression des pays riches qui disposent d’atouts majeurs pour imposer leur choix ; les négociateurs ne sont jamais sur un pied d’égalité ; ce sont toujours les mêmes qui disposent de la pression politique, économique et financière ainsi que des informations de base dans tous les domaines et de tous les experts
nécessaires ;

 les pays en développement ne possèdent pas sur les pays riches les informations nécessaires pour formuler eux aussi des demandes pertinentes et faire ainsi jeu égal avec ces pays.

Les demandes

Aussitôt après la conférence de Doha, les services de Pascal Lamy se mettent au travail. Vont-ils consulter les gouvernements des pays auxquels l’Union européenne a l’intention d’adresser des demandes de libéralisation ? Vont-il consulter les quinze gouvernements européens ? La portée de l’AGCS, véritable projet de société, est telle qu’on pourrait le supposer. Pas du tout, la DG Commerce va privilégier une intense collaboration avec ceux pour lesquels la Commission est absolument transparente : les milieux d’affaires et en l’occurrence le Forum Européen des Services, ce groupement patronal des fournisseurs de services privés. Pascal Lamy va leur demander d’établir, pays par pays, les services que les patrons européens veulent voir libéraliser, les législations qu’ils veulent voir démantelées, les éléments de souveraineté nationale qu’ils considèrent comme des obstacles à la concurrence commerciale. Ainsi, par exemple, dans une lettre à Suez-Lyonnaise des Eaux, il va demander de communiquer, pays par pays, les réglementations qui, je cite, « affectent vos opérations de manière négative » en insistant sur les normes qui sont imposées en vue de faire respecter le service universel.

Par contre, pendant cette phase d’élaboration des demandes européennes, aucun des quinze parlements nationaux n’a été consulté, et pas davantage le Parlement européen. Or, il faut garder à l’esprit que les choix de société que ces demandes impliquent chez les autres, ceux-ci peuvent très bien à leur tour les adresser à l’Europe. Et certains, parmi les pays industrialisés ne s’en privent pas.

Le 30 juin 2002, en notre nom à tous, la Commission européenne a demandé à 109 pays de libéraliser une série de services chez chacun d’eux et d’abolir un certain nombre de législations et de réglementations.

Alors que la Commission ne peut s’appuyer sur aucune base légale dans les traités de l’Union, elle va exiger et obtenir des quinze gouvernements le secret absolu sur ces demandes. Ce secret va être gardé pendant plusieurs mois. Pendant cette période, suite à l’inquiétude exprimée par des associations, des ONG, des syndicats et même des parlementaires, Pascal Lamy et avec lui un certain nombre de ministres des différents gouvernements européens vont tromper l’opinion publique et dire le contraire de la vérité. Les propos visaient à apaiser les inquiétudes, à endormir : Pascal Lamy déclarait : on n’a pas touché aux services publics, on n’a pas touché à l’éducation, on n’a rien demandé aux pays les plus pauvres, le droit de chaque pays de protéger ses services est respecté. Misant sur la complexité des textes, l’ignorance ou l’indifférence des décideurs politiques et d’un grand nombre de journalistes, il a même affirmé que ces demandes « ne concernent pas la régulation des services comme tels. »

Et puis, grâce à d’authentiques et courageux démocrates, il y a eu des fuites. Et nous connaissons aujourd’hui le contenu de ces trois milles pages de demandes. On peut mesurer ainsi à quel point on nous a menti. La Commission européenne a demandé à 72 pays de libéraliser des services publics, en particulier dans le domaine de l’eau. Elle a adressé des demandés aux 94 pays en développement dont les 30 pays qu’on appelle PMA, Pays les Moins Avancés - il y en a 49 et 30 sont dans l’OMC depuis 1994. Contre l’avis de plusieurs gouvernements européens, elle a demandé aux Etats-Unis de libéraliser un secteur de l’enseignement

Pour vous donner une idée, voici quelques unes des demandes adressées par l’Europe :

 au Brésil : supprimer la loi qui limite le volume des fonds transférés à l’étranger lorsqu’ils proviennent des bénéfices réalisés sur place ;

 au Cameroun : supprimer la loi qui oblige un investisseur étranger de créer un emploi chaque fois qu’il investit au moins 10.000 Euros ;

 au Chili : supprimer la loi qui oblige un investisseur étranger d’engager 85% de personnel chilien ; supprimer la loi qui oblige un investisseur étranger de maintenir dans le pays le capital investi pendant trois ans ;

 à l’Egypte : supprimer le monopole de service public sur l’eau, l’énergie, les transports ;

 à l’Indonésie ainsi qu’à beaucoup d’autres pays qui ont la même législation : supprimer la loi limitant à 49% les participations étrangères dans le capital d’une firme nationale ;

 à la Malaisie : supprimer la loi qui impose des critères éthiques dans la publicité télévisée ;

 à Taïwan : supprimer la loi qui interdit à un étranger ou à une firme étrangère de posséder des terres dans lesquelles il y a des sources d’eau ;

Je ne vais pas continuer, il y en a ainsi sur 3000 pages. Par contre quelques statistiques :

S’agissant des demandes adressées aux 94 pays en développement,

 à 91 d’entre eux dont les 30 PMA , l’Europe demande de libéraliser les télécommunications, y compris dans les services publics

 à 23 d’entre eux, la poste et le service du courrier

 à 62 d’entre eux dont 7 PMA : les services environnementaux dont le service de l’eau

 à 71 d’entre eux dont 21 PMA, les services financiers

 à 48 d’entre eux dont 5 PMA, le tourisme

 à 77 d’entre eux dont 18 PMA, les transports.et la liste n’est pas épuisée. Vous en conviendrez avec moi, il y a de quoi
être effrayé et scandalisé quand on voit l’ampleur des dérégulations exigées.

Devant l’émotion provoquée par la découverte de ces demandes et par l’opacité qu’elle imposait en toute illégalité, la Commission a lâché un peu de lest. Elle a envoyé les demandes au Parlement européen. Un exemplaire. Un seul. Un exemplaire unique qu’un seul parlementaire par groupe politique pouvait venir consulter dans une pièce isolée et sous la surveillance d’un gardien, sans avoir le droit de prendre des notes, et encore moins de faire des photocopies. Ceci vous donne une petite idée de la conception qu’on se fait, à la Commission européenne, de la démocratie et du pouvoir de contrôle des parlementaires.

Les offres

Et puis, il y a eu les offres. Même procédure de concertation étroite avec le patronat ; même mépris pour les élus du peuple ; même opacité. Mais les choses ne se sont pas aussi bien passées pour Pascal Lamy.

Notre travail, votre vigilance, votre résistance ont commencé à porter quelques fruits. Encore modestes, certes, mais ne gâchons pas ce petit plaisir. Il s’est trouvé dans un certain nombre de pays des militants associatifs, des ONG, des syndicats pour faire pression. Ce mouvement s’est concrétisé le 9 février par un rassemblement de près de 15.000 personnes à
Bruxelles. Et je peux porter témoignage que le succès de cette première manifestation contre un accord bien précis de l’OMC a fort impressionné aussi bien à la Commission qu’au siège de l’OMC à Genève.

Pascal Lamy avait déclaré qu’il voulait que les offres européennes soient, je cite « substantielles et significatives. » Et, effectivement, il a proposé au Comité 133 un document répondant à cette ambition. Pour ceux qui l’ignorent, le Comité 133 est un comité qui réunit, dans l’opacité la plus totale, des hauts fonctionnaires de la Commission avec deux hauts
fonctionnaires de chacun des 15 pays. Et c’est là que tout se décide. Mais jamais, jamais les parlements nationaux, ni le Parlement européen n’ont eu connaissance des notes d’importance majeure qui sont discutées au Comité 133. C’est ce Comité qui par exemple a avalisé des documents de Pascal Lamy qui affirment, l’un après l’autre, que les règles de l’OMC ont la prééminence sur toutes les autres qu’elles soient sociales, éthiques ou environnementales. Ce sont donc des fonctionnaires qui n’ont pas de compte à rendre au peuple qui font ces choix fondamentaux.

Et bien, et je crois que ce fut une première, Pascal Lamy a dû céder sur un certain nombre de ses propositions. En fait, ce qu’il a surtout obtenu, c’est que l’Europe propose de libéraliser sur son territoire ce qui est déjà inscrit dans un processus de libéralisation suite à l’Acte Unique européen et aux traités de Maastricht et d’Amsterdam : services financiers, services informatiques, télécommunications, poste et transports. Ce n’est pas rien vous me direz et j’en conviens. C’est même grave, puisque aussi longtemps que cette libéralisation relève de l’Europe et de l’Europe seule, on peut espérer que la pression citoyenne inversera un jour le cours des choses. Mais une fois que ces secteurs sont engagés au titre de l’AGCS, c’est irréversible.Il va donc falloir encore se battre beaucoup pour arrêter cette machine infernale. Mais ne nous décourageons pas. La résistance est possible et elle paie. Alors que c’est l’Europe qui avait proposé à Doha la date du 31 mars, et bien l’Europe n’a pas été en mesure de déposer ses propres offres avant le 28 avril, au terme de très âpres négociations entre Européens.

Pascal Lamy a encore une fois abusé tout le monde en s’arrogeant le mérite qu’on n’a pas touché à la santé, à l’enseignement et à la culture. Et encore une fois, il n’a pas dit la vérité. C’est vrai, en 2003, on n’y a pas touché. C’est vrai, ces trois secteurs, qui ont été engagés en 1994 dans un processus de libéralisation, ont été en même temps protégés par des
exemptions ou si vous préférez des « exceptions » qui préservent le rôle des acteurs publics. Mais, ce que Pascal Lamy n’a pas dit c’est que, alors que ce n’était pas nécessaire, il a complété la liste des offres européennes par une liste de ces engagements de 1994 avec exemptions. Il voudrait remettre ces exemptions en cause qu’il ne procéderait pas autrement. Bien plus grave : ce qu’il se garde bien de rappeler aux 15 gouvernements et aux médias, c’est que ces exemptions protectrices ne sont pas éternelles. Une annexe à l’AGCS précise en son point 6 que « en principe les exemptions ne devraient pas dépasser une période de dix ans. » Dix ans, pour la santé, l’éducation et la culture, c’est l’an prochain. Que vont faire nos gouvernements ? Que vont faire nos parlementaires nationaux et européens ?

La position européenne en vue de Cancun

Le 21 juillet 2003, le Conseil des Ministres européens a adopté un texte en vue de la conférence ministérielle de l’OMC à Cancun. Ce texte ne constitue pas un nouveau mandat puisque le mandat de 1999 reste de plein effet. On peut seulement considérer que les Ministres ont voulu insister sur certains points de ce mandat.

En ce qui concerne les services, le point 3 du texte dit que « le Conseil confirme l’importance d’établir un calendrier précis pour la négociation sur les services soulignant qu’une ouverture future des marchés dans ce domaine est d’une importance particulière pour l’économie européenne. »

Qu’en termes élégants la fin de la souveraineté des citoyens et des peuples est ainsi annoncée. Voici donc une réponse dénuée de toute ambiguïté de la part des quinze gouvernements à tous ceux qui, à bon droit, demandent un moratoire sur les négociations AGCS.

Sur la base de cette position des quinze gouvernements, l’Union européenne soutient à l’OMC une proposition en vue de la conférence de Cancun dans laquelle, à propos des services, il est indiqué : « aucun secteur ne sera exclu a priori. »

Le Parlement européen et l’AGCS

Rappelez-vous ce que je vous ai dit à propos du secret sur les requêtes et sur les offres. Rappelez-vous la manière dont Pascal Lamy en a parlé quand elles étaient secrètes et ce qu’on a découvert quand elles ont été dévoilées. Rappelez-vous la manière dont le Parlement européen a été informé. Et bien, maintenant écoutez :

Le Parlement européen

 se félicite des efforts déployés par la Commission pour transmettre à certains députés européens les propositions faites par l’Union européenne en ce qui concerne l’AGCS (.)

 salue les efforts déployés par la Commission pour améliorer la transparence et associer les groupes d’intérêt de tous les secteurs de services concernés, y compris les partenaires sociaux, ainsi que la société civile (.)

 accueille favorablement la proposition initiale de la Commission sur l’AGCS [sur les offres].

Vous avez bien entendu. Ils ont adopté ça. Le 12 mars dernier. Avant même que la négociation sur les offres soit terminée entre les quinze pays européens. Pascal Lamy, qui s’est beaucoup démené pour cette résolution, a pu obtenir de la droite, mais également d’une partie très importante du groupe socialiste, le vote de la résolution dont je viens de vous lire
quelques lignes. Comme l’a dit un membre du bureau du groupe PS au Parlement européen, « nous devons soutenir notre commissaire. » Au moins, les choses sont claires ; on sait ce qu’ils soutiennent. Même si tous les députés européens socialistes n’ont pas soutenu cette résolution et je pense en particulier à Harlem Désir.

Dans dix mois, le 13 juin 2004, ce seront les élections européennes. Si vous ne l’avez fait avant, ce à quoi je vous invite, vous aurez alors l’occasion de demander des comptes à ceux qui ont adopté cette résolution. Demandez leur : qu’avez-vous fait avec l’AGCS ? Qu’avez-vous fait des protections sur la santé, l’éducation et la culture ?

Pour conclure

Le constat que faisait Pierre Bourdieu est plus que jamais pertinent : « la construction européenne est pour l’instant une destruction sociale. » Et, nous le savons, vous le savez, comme Pierre l’écrivait : « il n’y a pas de politique sociale sans un mouvement social capable de l’imposer. »

J’ajouterai, pour terminer, qu’il n’y a pas de politique sociale sans une véritable alternative politique, ce qui est tout autre chose qu’une simple alternance à la table du pouvoir. Cette alternative, à nous de la construire !

Raoul Marc JENNAR
Le Larzac
9 août 2003

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