Survie

RIF : le chemin du dumping social

Publié le mai 2005 - François Lille, Survie

Tribune publiée dans « Le Marin » n°3013 du 8 Avril 2005

Ainsi le « Registre international français », alias « RIF », a passé, après quinze mois de latence, quatre grèves largement suivies et une médiation qui n’en fut pas une, son examen de passage principal devant l’Assemblée Nationale. À l’inverse de son adoption-éclair par le Sénat en Décembre 2003 ce ne fut pas une simple formalité. Malgré le petit nombre de députés en séance, le débat a été riche et animé, et les principales questions ont été posées. On ne peut qu’être plus inquiet du résultat. Mais il restera, après la navette parlementaire dont l’issue ne fait guère de doute, à passer l’obstacle du Conseil constitutionnel qui sera très probablement saisi.

Première réaction : les armateurs sont contents. Exonération des charges patronales ENIM (la sécurité sociale des marins), contrainte minimale pour l’emploi de marins français, légalisation du recours aux marchands d’hommes et des différences de statut des marins, on le serait à moins ! Surtout lorsqu’on sait que le RIF offre, hors champ, l’accès aux avantages considérables du GIE fiscal et de la taxe au tonnage. Mais n’oublions pas que leur front n’était pas unanime, non plus que celui de la majorité parlementaire. Pour les marins, au contraire, le rejet paraît général, qu’il se soit exprimé sur le « terrain » de la grève ou par l’intersyndicale. Voyons donc le contenu.

Tout d’abord, l’emploi. Le capitaine et son suppléant doivent être français, et les armements assurer la formation nécessaire au renouvellement de cette tranche supérieure. Et les autres ? En référence à la « fiche d’effectif » minimale au lieu de l’effectif réel embarqué, l’obligation d’embauche de marins communautaires se situe à 35% sous GIE et 25% hors GIE. Même en supposant qu’ils sont tous français, ceci ne dépasse guère le minimum nécessaire pour entretenir la seule filière de commandement. Quand aux non-officiers, on n’en parle même plus - et beaucoup craignent que les filières de formation des officiers eux-mêmes ne s’éteignent faute d’aliment et d’attrait suffisant.

Voyons maintenant les statuts. Les discriminations par « lieux de résidence », en fait par nationalités, sont clairement formulées. Tout le titre 2 de la loi est maintenant réservé aux marins extra-communautaires, ce qui cristallise leur exclusion du droit social français et européen. Une discrimination supplémentaire est introduite, entre les « navigants » et les autres, selon leur fonction à bord. Les « navigants-non-navigants » ont pour seul statut le droit au rapatriement.

Quels statuts ? Les marins français conservent l’avantage du code du travail français. Ce n’est pas un progrès, c’est un déni de droit qui est évité. Et l’on se vante d’offrir enfin un statut aux étrangers extra-communautaires. C’est une plaisanterie, car la ratification l’an dernier des conventions maritimes de l’OIT le leur donnait déjà, et bien plus complètement que l’échantillon qui en est reproduit dans la loi. Au contraire, cet échantillonnage favorise une interprétation restrictive des dites conventions. Quant aux « communautaires », ils sont en pleine ambiguïté, ce qui permettra aux armateurs de jouer aisément sur des différences de législations nationales pour les mettre en concurrence avec les Français.

La discrimination fait appel au « marchandage ». Pourquoi employer ces mots, qui ne figurent à aucun moment dans la loi ni dans les propos de ses promoteurs ? Parce que les deux ont une correspondance précise en droit français, et le premier en droit international. La discrimination est universellement prohibée, de la Déclaration Universelle de 1948 à toutes les conventions maritimes de l’OIT. Le marchandage est interdit en droit français par l’article L125-1 du code du travail. Qu’est-ce donc ?

Le marchandage est l’achat de main d’œuvre pour la revendre en l’état aux entrepreneurs directs. Il est largement pratiqué dans l’espace maritime international par ces « manning agencies » dont les pratiques antisociales défraient régulièrement la chronique. Le projet RIF vise à légaliser le recours à ces entreprises, renommées « entreprises de travail maritime ». Il utilise pour cela une référence fallacieuse à la convention 179 de l’OIT, qui concerne l’activité de « recrutement et placement » et non celle d’ « embauche et mise à disposition » des entreprises de travail maritime, qui prive le marin de tout lien contractuel direct avec l’armateur.

Le marchandage, qui permet de constituer au meilleur prix des équipages composites, est le moyen principal de la discrimination et du dumping social. Un rapide dialogue, lors du débat à l’Assemblée, montre à quel point sa légalisation est un objectif stratégique :

M. Jean Gaubert - Qu’est-ce qui empêche les armateurs d’embaucher directement le personnel nécessaire au fonctionnement de leur bateau ? C’est la vraie question !

M. le Secrétaire d’Etat - Ce serait la négation du RIF...

On ne saurait être plus clair !

Mettons enfin les pieds sur terre. La marine marchande n’est pas seule au monde. L’affaire ne se résume pas à un bras de fer entre armateurs et syndicats, arbitré en faveur des premiers par le gouvernement. C’est un dangereux précédent. Nombre de marins ont vite fait le rapprochement entre le RIF et le projet de directive européenne d’un commissaire nommé Bolkestein, provisoirement mis aux oubliettes pour cause référendaire, qui permettrait entre autres la mise à disposition de salariés par des entreprises intermédiaires les embauchant aux conditions de leur pays d’origine. Sans entrer dans le détail de la comparaison (les formulations et champs d’application sont différents), disons que les deux sont effectivement dans la même logique. Mais le RIF va plus fort et plus loin, et c’est la brèche qu’il ouvre dans le droit français et international qui menace le droit social communautaire plutôt que l’inverse.

Le RIF est aussi un modèle pour les activités de plus en plus nombreuses soumises à la concurrence internationales, déjà tentées par des pratiques condamnables et qui voudraient bien qu’elles ne le soient plus. Je me réfère ici très précisément à un exemple proche de la marine marchande, les sous-traitances en cascade d’Alstom aux Chantiers de l’Atlantique, observées lors de la construction du Queen Mary 2.

À une autre échelle, le RIF risque d’entraver le processus engagé à l’OIT (Organisation internationale du travail) pour une convention internationale consolidée et unifiée des marins, dont la France s’honore d’être l’animateur, et qui est proche de son terme. Faut-il casser d’une main ce qu’on bâtit de l’autre ?

La concurrence internationale est une réalité, la complaisance aussi. C’est l’argument justificatif de la loi RIF. Deux chemins sont possibles : celui du dumping social, qui fait du RIF un véritable pavillon de complaisance français ; ou celui de lutter résolument, à l’OMI (Organisation maritimle internationale) pour un statut des armateurs qui élimine le recours aux pavillons fantoches, à l’OIT pour valoriser le statut des marins du monde. Cela seul peut redonner à terme leur chance à ceux de chez nous, surtout si l’on sait en attendant en préserver l’emploi et le statut.

François LILLE

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