Survie

En réponse à "L’Afrique à la dérive"

Publié le 30 juillet 2003 - Odile Tobner

Marianne / 21 au 27 juillet 2003 - L’Afrique à la dérive, p. 36 à 44 - Patrick Girard

Je ne sais s’il faut perdre du temps à critiquer ces pages de Patrick Girard, intitulées « L’Afrique à la dérive ». Ce qui semble partir à la dérive en l’occurrence c’est l’intelligence de l’auteur, emportée dans un flot verbeux entre le confusionnisme et les contre-vérités. Le fourre-tout commence par l’évocation de deux catastrophes censées donner le ton. C’est comme si un prophète, dans les années 50 avait pris prétexte de la rupture du barrage de Malpasset pour vaticiner sur les perspectives apocalyptiques du destin de la France. On enchaîne sur un bon mot raciste, prêté à un certain Siradou Diallo pour dédouanement sournois, l’auteur n’ayant pas le courage de ses opinions haineuses. Passons sur la faute grossière dans la prétentieuse citation latine « lunes » pour « leones », on n’est pas obligé de tout savoir, mais, si on est futé, quand on ne sait pas on ne dit pas. « Hors des comptoirs coloniaux qui sont devenus les métropoles du golfe de Guinée...l’Afrique « vivable » a fondu ». Si l’Afrique est « vivable » c’est partout sauf dans ces « métropoles » de la misère qui drainent les espoirs illusoires des jeunes. Dans toute la zone équatoriale du golfe de Guinée, le village, dans sa très grande pauvreté, reste « vivable », tandis que les métropoles, restées ce qu’elles ont toujours été, des comptoirs coloniaux par où l’économie de traite évacue ses prises, sont des enfers pour la masse de la population locale. Si le « journaliste » Patrick Girard avait lu avec perspicacité les dépêches de juillet 2003, il aurait été très intéressé par le fait que les jeunes motos-taxis - je vous épargne l’appellation locale en pidgin, inutile à l’information - de Douala ont, une journée entière, assiégé les commissariats, sous le feu des forces de l’ « ordre », au prix de nombreux morts et blessés, pour exprimer leur haine du racket auquel ils sont soumis par les autorités. Douala n’est « vivable » que pour Denis Tillinac, quand il y vient faire des proclamations - on se demande bien pourquoi - dans un palace, flanqué de ses amis africains, la fleur de la corruption et de la criminalité dirigeantes locales, si justement dénoncées par Patrick Girard, qui y voit la cause des maux de l’Afrique et qui devrait donc se faire un devoir d’informer ce « naïf » conseiller de Chirac de l’inconvenance de ses fréquentations.

C’est là qu’on touche l’étendue du confusionnisme grossier et stupide de l’auteur qui l’amène à invectiver ceux qui dénoncent « une mystérieuse françafrique », qui serait une « délirante grille de lecture ». « Cette théorie du complot fait pourtant fureur. Elle est même considérée comme vérité d’Evangile dans de larges secteurs de l’opinion publique[...] » On reste ébahi devant l’entassement des contre-vérités. En fait où est le délire ? Où cette « théorie fait-elle fureur » en effet ? Sûrement pas dans aucun des grands médias qui font l’opinion, où elle n’a jamais trouvé le moindre écho, mais plutôt la censure. Quels sont ces « larges secteurs de l’opinion publique » ? C’est vraiment trop flatteur pour les quelques poignées de gens lucides capables de réfléchir en connaissance de cause, loin de la bienheureuse ignorance crasse, soigneusement préservée, de l’écrasante majorité de l’opinion publique au sujet de l’Afrique.

Il y a comme un hiatus pathologique dans le raisonnement de Patrick Girard. Il écrit en effet : « La faillite de la maison Afrique est due avant tout à la rapacité et à la corruption de ses élites dirigeantes ». Il faudrait qu’il écrive des livres pour développer cette thèse audacieuse. C’est en effet l’auteur de la « Françafrique », F.-X. Verschave, que Bongo, Sassou-Nguesso et Idriss Déby ont poursuivi en justice pour ce qu’il disait d’eux dans « Noir silence ». On ne comprend pas très bien la hargne de Patrick Girard contre quelqu’un qui fait le travail qu’il souhaite faire lui-même. Il faut résoudre ce mystère. L’axiome de Patrick Girard, qui relève d’une aveuglante évidence, et qu’on ne redira jamais assez : « La faillite de la maison Afrique est due avant tout à la rapacité et à la corruption de ses élites dirigeantes », a un corollaire, aussi évident : « Qui a mis ces « élites » corrompues et criminelles au pouvoir ? Qui leur permet d’y rester ? Qui envoie des « observateurs » complaisants cautionner des élections qu’on sait entièrement truquées ? Qui dote les pouvoirs corrompus de matériels de répression anti-émeutes, payés par l’ « aide publique au développement », cela ne s’invente pas, pour qu’ils puissent tenir en respect, sous leur feu meurtrier, les miséreux motos-taxis armés de pierre ? Poser ces questions relève, pour Patrick Girard, du délire et même du mépris pour les Africains. Lui il ne les méprise pas, il pense que si les « élites » sont corrompues c’est qu’elles sont africaines, que la solution serait peut-être de recoloniser l’Afrique. Non, non, pas le « colonialisme de papa », mais enfin si on faisait l’économie de cette classe de pourris qui ont vendu leurs pays aux trafics internationaux - ce n’était pas une bonne solution finalement - si on retrouvait le commode accès direct à la traite, avec quelques œuvres charitables pour les pauvres, est-ce que tout cela ne serait pas mieux pour tout le monde ?

Est-ce que cela va si mal que cela pour les trafiquants pour qu’on sorte un Patrick Girard en ligne de défense ? Tout est pathologique chez lui, les dénégations - mais non je ne suis pas raciste - les transferts - Ah les pauvres Africains ! dont il n’a rien à cirer, cachant la vraie frousse qu’il ne peut exprimer en clair : L’Afrique va s’émanciper, l’Afrique du sud n’est qu’un début. Il y a là-bas 60 % de jeunes, quand l’Europe va bientôt crouler sous ses vieux. Que cesse l’accès aux matières premières, pour lesquelles se livrent, pour l’instant par Africains interposés, les luttes les plus atroces, sous le nom de guerres ethniques, que deviendrons-nous, pauvres petits Blancs ?

Dans la suite du dossier Patrick Girard en remet une louche avec son article sur Yambo Ouloguem. Là aussi erreurs et contre-vérités se bousculent sous sa plume. Le terme « négraille », qu’il savoure comme un bonbon, n’a pas été inventé par Ouologuem, mais par Césaire, tout comme celui de « négritude », commercialisé par Senghor. (Relire le « Cahier » (1938) : « Et elle est debout la négraille... » admirable cri d’une parole « belle comme l’oxygène naissant » ). Non seulement Ouloguem n’a été victime d’aucune cabale ou d’aucun interdit, mais il a eu le prix Renaudot, ce qui supposait de sérieux soutiens dans le petit monde parisien des Lettres. Son lancement fut en effet un « coup » du Seuil, malheureusement avorté à cause de petits détails, comme d’ « oublier » les guillemets pour les phrases recopiées chez d’autres auteurs, ce qui s’appelle plagiat en clair et qui est souvent le fait des « nègres » maison, chargés de mettre en forme certains manuscrits. Il fut c’est vrai courageusement lâché alors par le Seuil. Il portait pourtant des idées très prometteuses : les bourreaux des Noirs, ce n’est pas les Européens, qui n’en avaient guère déporté ou exterminé que quelques centaines de millions, c’est les Arabes avec leurs razzias artisanales. C’était une vraie recrue, Senghor commençant à s’user sous les critiques de jeunes talents Africains, pour contrer les valeurs africaines montantes, très dures dans leur vision de l’Histoire. C’est à cette époque en effet (1972) que le ministre de l’Intérieur Marcellin, sous la pression de Foccart, saisit et interdit le livre de Mongo Beti « Main basse sur le Cameroun », qui prouvait sans doute, comme le dit si bien Patrick Girard, que « le marxisme-léninisme exerçait sur les esprits de la jeune génération africaine bien des ravages, provoquant un tarissement de l’esprit critique et un affligeant conformisme ».

Il semble bien que Ouloguem, qui alors se cherchait, ait été traumatisé par ce vedettariat aussi éclatant qu’éphémère et qu’il ait fui les manipulations d’un milieu littéraire parisien passablement faisandé. Qu’on le relise n’est pas mauvais, mais, par pitié, n’écrivons pas que « cette condamnation arrangeait bien les chantres de la négritude, qui continuèrent à exercer un magistère paralysant sur la création littéraire, jusqu’à ce qu’une poignée d’écrivains, tel le Congolais Henri Lopès, osent enfin s’affranchir de ce joug pesant ». D’abord personne ne peut exercer un magistère paralysant que sur ceux qui le veulent bien. La machine de guerre de la négritude et de la francophonie réunies n’a pas empêché une grande œuvre comme celle de Mongo Beti de se construire dans le silence. Ensuite aucune affirmation n’est plus comique que de présenter Lopès « osant » s’affranchir d’un joug quelconque, lui qui a vaillamment toute sa vie supporté les jougs les plus pesants, ministre, ambassadeur, délégué à l’UNESCO et chez qui on ne trouverait pas un mot malsonnant désignant une autorité quelconque. « Oser », mais c’est un mot obscène voyons ! Vous allez faire frissonner les salons.

Là aussi une même conclusion s’impose. N’avoir que la récupération de Ouloguem comme ressource pour tenter de mettre au pas la création africaine, c’est vraiment que c’est une entreprise désespérée.

OT

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