Survie

Nicolas Sarkozy et la Françafrique

Publié le 16 février 2010 - Survie

Des promesses de rupture aussi ambitieuses qu’illusoires...

Pendant la campagne présidentielle 2007, Nicolas Sarkozy n’a pas ménagé ses critiques à l’égard du bilan africain de Jacques Chirac. À plusieurs reprises, il a publiquement dénoncé le « clientélisme », les « émissaires officieux », les « secrets », le « paternalisme », les « détournements de l’aide au développement », le « domaine réservé de l’Elysée » en matière de politique africaine [1].

Le leader UMP promettait alors une nouvelle politique démocratique et humaniste, soucieuse d’un capitalisme éthique et moralisé. Ces principes étaient inscrits noir sur blanc dans le programme présidentiel : « Nous ne soutiendrons ni les dictatures, ni les pays dirigés par des régimes corrompus. [...] Je ne passerai jamais sous silence les atteintes aux droits de l’Homme au nom de nos intérêts économiques [2]. » Ils étaient également affirmés haut et fort pendant les meetings : «  Je veux être le président d’une France qui défende partout les droits de l’homme et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. D’une France qui s’oppose aux dictatures. [3] ». En apothéose de cette campagne de rupture avec la Françafrique, le nouveau Président lançait, le soir de son élection, un « appel fraternel à tous les Africains », affirmant sa volonté de placer résolument la France « du côté des opprimés du monde » [4].

Mai 2007, la fin de la Françafrique ? De nombreux éléments autorisaient le plus grand scepticisme envers les promesses de campagne de Nicolas Sarkozy : ses liens anciens et étroits avec le clan Pasqua, l’un des piliers historiques de la Françafrique ; son suivisme ou ses silences à l’égard de la Françafrique chiraquienne de 1995 à 2006, alors même qu’il occupait des postes stratégiques au gouvernement ou au RPR ; ses déclarations parfois nostalgiques sur la période coloniale [5] ; son refus de reconnaître l’implication d’une partie de l’exécutif français lors du génocide des Tutsi au Rwanda [6] ; ses relations discrètes mais suivies avec plusieurs dictateurs africains, dont Omar Bongo ; enfin, ses liens privilégiés avec les principales figures du patronat français qui, dans leurs activités africaines, puisent la plus grande part de leurs richesses (Bouygues, Bolloré, Areva, TotalFinaElf, etc.).

Après bientôt trois années d’exercice du pouvoir, l’examen de la réalité est malheureusement sans appel : la politique africaine de la France se maintient dans les ornières de la Françafrique, les promesses de rupture de Nicolas Sarkozy n’ont pas été tenues.

Le soutien aux « régimes amis »

Sur le plan diplomatique, le soutien des dictatures ’’amies de la France’’ se poursuit. Tous les pires régimes d’Afrique ont été reçus ou visités par l’Elysée depuis mai 2007 : Omar puis Ali Bongo (Gabon), Denis Sassou Nguesso (Congo-B), Paul Biya (Cameroun), François Bozizé (Centrafrique), Ismaël Omar Guelleh (Djibouti), Faure Gnassingbé (Togo), Mouammar Kadhafi (Libye), Abdelaziz Bouteflika (Algérie), Ben Ali (Tunisie), etc. A chacune de ces visites officielles, les atteintes aux Droits de l’Homme ont été systématiquement reléguées au second plan ou passées sous silence. Lors de la visite officielle du colonel Kadhafi en décembre 2007, pas un mot sur les tortures, les centaines de prisonniers politiques, la liberté d’expression muselée, la peine de mort en vigueur en Libye ; quelques mois plus tôt, alors que la France venait de signer avec ce pays des contrats de ventes d’armes et de matériel nucléaire pour plusieurs centaines de millions d’euros, Nicolas Sarkozy piétinait ses promesses d’un capitalisme moralisé, rétorquant aux critiques, non sans cynisme : « Les Libyens vont dépenser quelques centaines de millions d’euros pour faire marcher les usines en France et je devrais m’en excuser ? ». Lors de la visite officielle de Paul Biya en juillet 2009, pas un mot sur la modification de la Constitution au Cameroun, sur les nombreuses atteintes aux Droits de l’Homme dans ce pays, en particulier les massacres de février 2008 ; le silence médiatique autour des massacres de février 2008 était alors d’autant plus frappant qu’à l’époque, toute la classe politique dénonçait avec virulence la violation des Droits de l’Homme au Tibet. Lors de la visite officielle de Denis Sassou Nguesso en juillet 2007, pas un mot sur le massacre du Beach, sur l’affaire des Biens Mal Acquis, sur les nombreuses accusations de détournement de la rente pétrolière. Nous pourrions multiplier les exemples.

Une politique africaine qui échappe toujours à tout contrôle démocratique

Sur le plan diplomatique encore, contrairement aux promesses de campagne et malgré quelques remaniements de façade, l’Elysée garde la mainmise sur la politique africaine de la France. Ainsi, au lendemain de son investiture, le nouveau président a certes dissout la cellule africaine de l’Elysée, mais pour la remplacer aussitôt par une cellule diplomatique sans spécificité géographique, aux pouvoirs accrus. Dirigée par des hommes du sérail rompus à la diplomatie chiraquienne, tels Jean-David Levitte ou Bruno Joubert, la cellule diplomatique de l’Elysée est renforcée par un Conseil de défense et de sécurité nationale (CNS) qui, sur le modèle des Etats-Unis, permet au président d’animer personnellement la politique étrangère.

En marge des dispositifs officiels, Nicolas Sarkozy peut compter sur ses « réseaux officieux » qui, naguère dénoncés par le candidat UMP, sont aujourd’hui plus que jamais d’actualité. En témoigne l’activité du sulfureux Robert Bourgi, ancien de l’entourage de Jacques Foccart. Sans doute galvanisé par sa Légion d’honneur reçue en septembre 2007 des mains de Nicolas Sarkozy lui-même, Robert Bourgi se vante désormais ouvertement de son rôle d’émissaire de l’ombre en Afrique. Ainsi, suite au décès d’Omar Bongo, il a publiquement oeuvré pour l’investiture autocratique d’Ali Bongo, allant jusqu’à déclarer : « Au Gabon, la France n’a pas de candidat mais le candidat de Robert Bourgi c’est Ali Bongo, or je suis un ami très écouté de Nicolas Sarkozy » [7]. Sans surprise, Ali Bongo a remplacé son père au Gabon, au terme d’une mascarade électorale bénéficiant du soutien bienveillant des autorités françaises. Tout comme Patrick Balkany, autre intermédiaire de l’ombre de Nicolas Sarkozy, Robert Bourgi sillonne l’Afrique, tissant des liens avec de nombreux hommes d’affaires et politiciens du continent, facilitant la conclusion d’accords commerciaux, ou encore glanant des informations stratégiques, en toute opacité.

Sur le plan militaire, la présidence de Nicolas Sarkozy a été marquée, dès février 2008, par l’intervention des troupes françaises au Tchad, dans le but de soutenir le dictateur Idriss Déby. Cette opération a soulevé de vives critiques dans les médias. En réaction, Nicolas Sarkozy a promis de nombreuses réformes : renégociation des accords de défense, démantèlement progressif des bases françaises en Afrique, contrôle parlementaire sur les interventions militaires à l’étranger, etc. À l’épreuve des faits, ces réformes ne bouleversent pas les logiques d’ingérence française en Afrique. Ainsi, si le président a publiquement reconnu l’existence d’accords secrets de défense entre la France et la plupart des pays d’Afrique francophone, promettant leur renégociation en toute transparence, dans les faits, pour les quelques accords en cours de renégociation, l’assemblée nationale est simplement mise devant le fait accompli, sans réel débat démocratique, tandis que de nombreux autres accords militaires secrets ne sont pas remis en question.

Il en va de même pour la modification de la Constitution de juillet 2008 : souvent présentées comme un renouveau démocratique, les avancées du nouvel article 35 du titre V sont superficielles ; le contrôle parlementaire sur les interventions militaires françaises à l’étranger ne s’exerce qu’a posteriori, et uniquement sur les interventions les plus longues, et ce sans garantir aux parlementaires toutes les informations précises pour statuer en toute connaissance de cause (manque d’informations sur les causes, les enjeux, les mandats, le bilan et le budget des interventions). Sont par ailleurs exclues de ces dispositions les interventions secrètes ou clandestines des forces spéciales (COS et service Action de la DGSE), véritables gardes prétoriennes de l’Elysée. Le caractère ambigu de ces réformes militaires se traduit également dans les discours officiels de la présidence.

Ainsi, dans son allocution en Afrique du Sud, en février 2008, Nicolas Sarkozy remettait sévèrement en question l’ingérence française en Afrique ; quelques mois plus tard, le 21 mai 2008, il célébrait en grande pompe le 30e anniversaire de l’opération Kolwezi, saluant par la même occasion l’ensemble des interventions militaires françaises en Afrique. De fait, si Nicolas Sarkozy affirme sa volonté de réduire à terme les effectifs des troupes permanentes en Afrique, il accroît actuellement les moyens de projection des troupes d’intervention françaises. Au final, avec près de 8000 soldats présents sur le continent en ce début 2010, le dispositif militaire français reste toujours l’un des principaux outils de contrôle de l’Afrique.

Priorité aux intérêts économiques

Sur le plan économique, la politique de Nicolas Sarkozy intensifie celle menée par ses prédécesseurs depuis 1960 : la priorité aux intérêts de la France en Afrique, premier fournisseur du continent à travers ses quelque 2000 filiales implantées sur le continent. L’appareil diplomatique public continue de soutenir activement les entreprises privées françaises, chaque déplacement de Nicolas Sarkozy donnant généralement lieu à une pluie de « contrats du siècle » : accords nucléaires avec Areva au Niger, en RDC ou au Maghreb ; concessions portuaires et logistiques de Bolloré en Angola, au Congo B, au Bénin ou au Togo ; accords pétroliers avec TotalFinaElf au Congo-B et en Angola ; ventes d’armes EADS en Libye, etc. Dans le même temps, les mécanismes de domination financière, en particulier via le Franc CFA et la Banque de France, ne sont pas remis en cause.

Quant à l’aide publique au développement, un temps contrôlée par Jean-Marie Bockel qui, dans les discours, dénonçait parfois la Françafrique mais dans les faits accompagnait ses logiques (soutien des accords nucléaires France-Libye, équipement des forces de police camerounaises, soutien du discours de Dakar, etc.), elle est désormais dirigée par Alain Joyandet qui, dans ses discours, affiche ouvertement sa volonté de mettre l’aide au développement au service des intérêts économiques français : « L’implantation des entreprises françaises en Afrique est l’une de mes priorités », « On veut aider les Africains, mais il faut que cela nous rapporte » [8].

Au final, les échanges économiques entre la France et l’Afrique restent dominés par des logiques de prédation, au détriment des populations locales. L’approfondissement de la crise énergétique ne fait que renforcer ces mécanismes, l’Afrique constituant pour l’hexagone un réservoir stratégique de pétrole, d’uranium et, de plus en plus, d’agro-carburants.

La Justice entravée

Sur le plan judiciaire, Nicolas Sarkozy n’a fait preuve jusqu’ici d’aucune volonté de faire avancer les affaires emblématiques de la Françafrique : l’affaire Borrel et l’affaire du Beach stagnent, les plaintes déposées aux Tribunal des Armées de Paris contre des exactions de militaires français lors du génocide des Tutsi au Rwanda ne sont toujours pas instruites, l’affaire des Biens Mal Acquis a été volontairement enterrée, l’Angolagate a été expurgée de tous les éléments qui auraient pu transformer ce procès en réelle affaire d’État, etc. Le nouveau président se garde notamment bien de déclassifier les archives des services secrets français ; décision qui, dans toutes les affaires précitées, permettrait de faire enfin la lumière sur certains chapitres parmi les plus sombres de la Françafrique.

Au contraire, les récentes réformes de la Justice tendent à renforcer l’impunité et l’opacité franco-africaine, avec le durcissement et l’extension du secret défense, ou encore la suppression du juge d’instruction. L’affaiblissement de l’indépendance de la Justice qui en résulte est grave : une nouvelle affaire Elf ou Angolagate aura désormais des chances infimes d’être instruite dans de bonnes conditions. Quant aux Paradis Fiscaux et Judiciaires, clef de voûte de la criminalité françafricaine par laquelle transitent tous les détournements de fonds, l’Elysée maintient le statu quo, et ce malgré certaines déclarations spectaculaires de Nicolas Sarkozy, non suivies d’effets.

Une idéologie néocoloniale empreinte de négrophobie

Enfin, sur le plan idéologique, si les discours présidentiels sont, en matière de politique africaine comme ailleurs, généralement empreints d’un opportunisme médiatique qui ne craint ni les incohérences ni les contradictions dans le temps, il est un domaine où les efforts de Nicolas Sarkozy sont constants depuis 2007 : la volonté de reconstruire une image positive de la colonisation française en Afrique. Déjà présente dans certains meetings de la campagne présidentielle, cette volonté s’est affichée ouvertement à travers le désormais célèbre discours de Dakar, en juillet 2007. Rédigé par Henri Guaino, un temps proche de Charles Pasqua, le discours de Dakar rassemble une somme stupéfiante de lieux communs formalisés par l’ethnologie coloniale, légitimant et banalisant des thèmes principalement défendus par l’extrême-droite et quelques associations de nostalgiques de la période coloniale.

Ce discours aux accents néocoloniaux est d’autant plus inquiétant qu’il s’inscrit dans un courant idéologique essentialiste et révisionniste de plus en plus médiatisé, dans la lignée du livre Négrologie publié en 2003 par Stephen Smith, et dont la teneur pourrait être résumée en quelques phrases : « Nous devons être fiers de la colonisation française, qui a certes produit le pire, mais surtout le meilleur. Dans tous les cas, la France n’est pas responsable de la misère, des guerres et des dictatures en Afrique. Celles-ci sont, avant tout, le fait des Africains eux-mêmes ».

Sur le territoire français, l’idéologie élyséenne se traduit dans les politiques menées en matière d’immigration, au nom de l’identité nationale. Ce concept, bien que battu en brèche par un certain nombre d’historiens, est la porte ouverte au racisme, présentant systématiquement la figure de l’étranger comme une éternelle menace, stigmatisant à toute occasion les populations d’origine africaine. Une telle idéologie entraîne évidemment la légitimation des pires pratiques, à commencer par le sort réservé aux immigrés africains, et la diabolisation des étrangers à des fins électoralistes.

Depuis 2002, plus de 150 000 personnes ont été reconduites à la frontière française. Des quotas de 25 000 expulsions par an conduisent la police française à traquer les enfants jusque dans les écoles, tandis que des immigrés apeurés et désespérés en viennent à se donner la mort. Tout est fait pour intensifier la chasse aux étrangers : augmentation des effectifs policiers ; construction de camps d’internement avant expulsion (les Centres de Rétention Administrative, CRA) permettant d’enfermer les migrants pour une durée de dix-huit mois ; procédures autorisant la police à étendre les contrôles aux locaux associatifs, aux centres d’hébergements ou aux hôpitaux ; simplification des procédures judiciaires pour les condamnations à l’expulsion et augmentation des difficultés pour les avocats des demandeurs d’asile ; convocation des préfets n’atteignant pas les objectifs ; ou encore autorisation d’expulser des enfants hors de leur territoire d’origine. Dans cette traque permanente, la vie et la dignité des individus sont secondaires. Les réseaux citoyens et les associations qui tentent, avec courage et peu de moyens, de contrecarrer cette politique inhumaine en savent quelque chose.

Une Françafrique désormais « décomplexée »

Au final, après bientôt trois ans de prise de fonction, et contrairement aux promesses affichées pendant la campagne, le bilan de Nicolas Sarkozy en matière de politique africaine est accablant. Derrière certaines déclarations de façade, l’Élysée continue de soutenir un bon nombre des pires dictatures du continent, encourage l’affairisme, perpétue les interventions militaires, privilégie avant tout les intérêts économiques français, et ce dans une parfaite continuité avec les politiques menées en Afrique depuis 1960. Avec Nicolas Sarkozy, la Françafrique sévit sans complexe.

Au-delà de la seule personne de Nicolas Sarkozy, il est urgent de s’interroger sur la remarquable stabilité d’un système économique, politique et militaire qui, depuis 50 ans, s’il profite pour l’essentiel à une minorité d’oligarques en France comme en Afrique, contribue surtout à appauvrir, opprimer et priver de leur souveraineté des centaines de millions de personnes. Héritier de la colonisation, le système françafricain nous interpelle à plus d’un titre. En tant que citoyens français, il nous alarme sur les logiques d’un régime politique français qui, depuis 1958, permet aux plus hautes autorités de mentir, de mettre les ressources publiques au service d’intérêts privés, d’agir en toute opacité, sans réel contre-pouvoir. En tant que consommateur, la Françafrique jette une lumière crue sur les coulisses d’une organisation économique qui, si elle assure en France un haut niveau de confort moderne, repose sur des logiques de prédation indignes, en particulier en Afrique.

À tous les partisans de la démocratie, de la souveraineté des peuples, de l’autonomie politique, de l’égalité et de l’équité, il incombe, en France comme en Afrique, la lourde tâche de s’organiser pour combattre la Françafrique. Notre liberté et notre dignité sont à ce prix.

[1Lire par exemple son discours au Bénin, le 19 mai 2006.

[2Programme de l’UMP, présidentielle 2007

[3Meeting à Toulon, 7 février 2007

[4Discours télévisé, 6 mai 2007

[5Par exemple à Caen, le 9 mars 2007

[6Notamment au Bénin, le 19 mai 2006

[7Le Monde, 30 août 2009

[8Libération, le 24 juin 2008 ; Lejdd.fr, le 20 mai 2008

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