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Fuite de documents diplomatiques français sur la crise ivoirienne

Publié le 14 avril 2011 - Survie

Le 8 avril, le juriste et journaliste américain Matthew Lee a publié sur son blog InnerCityPress un ensemble de documents français traitant principalement de la crise en Côte d’Ivoire. Nous saluons ici son remarquable travail à l’ONU.

Ces documents montrent que les forces françaises – militaires, diplomatiques – en présence fournissent des renseignements extrêmement précieux pour les prises de décision non seulement à Paris, mais aussi à l’ONU. Autrement dit, à tous les niveaux, la France est à la manœuvre sur le dossier ivoirien. À New-York, la France est la « Puissance intéressée » (« Power concerned » en anglais). Dans le jargon diplomatique, ce terme désigne la puissance qui administre un « territoire non autonome » (« non-self-governing territory ») et se trouve chargée de transmettre les informations concernant celui-ci. En 1946, la France s’est trouvé dans ce rôle concernant ses « colonies ». Dont l’Afrique-Occidentale Française, qui incluait la Côte d’Ivoire. Et ça continue...

Pour des raisons juridiques, les documents évoqués ici ne sont pas hébergés sur ce site, ils sont accessibles uniquement sur leur site d’origine (cf. lien plus haut). En effet, bien que très improbable, un éventuel démenti du gouvernement français pourrait remettre en doute l’authenticité des documents, dont certains sont classifiés. À ce jour, nous n’avons connaissance d’aucun démenti officiel.

Parmi ces huit documents de la période 2005-2006, se trouvent : un courrier du commandant de l’opération militaire française Licorne, sept télégrammes de la diplomatie française et un mémorandum interne sur le Libéria.

Le premier document est un courrier classé « confidentiel défense » du 23 novembre 2005. Le général français Irastorza, commandant de l’opération Licorne, suggère au secrétaire général de l’ONU, via son représentant spécial en Côte d’Ivoire, une nouvelle résolution du conseil de sécurité pour renforcer l’embargo. Il s’agit de l’embargo sur les armes établi par la résolution 1572 (2004) du conseil de sécurité de l’ONU. Parmi les points mis en exergue par le général français pour justifier cette demande, « une partie de ces munitions [à fortes capacités destructrices, récemment évacuées de l’aéroport d’Abidjan] pourrait être dévoyée, si ce n’est déjà fait, à des fins terroristes en cas de détérioration grave de la situation. » On peut tout de même se demander s’il n’y va pas un peu fort ! Peine perdue, « la mise sous contrôle des Nations Unies de l’armement lourd des forces en présence et des stocks de munitions désormais inutiles », demandée par le général, n’aboutira pas.

Le second document est constitué des trois premières pages d’un télégramme diplomatique français, qui date très probablement de la même époque. Il détaille l’ «  organisation financière de la rébellion ». Il décrit l’évolution de cette structure financière du début de la rébellion à l’automne 2005. Il distingue l’administration civile de la rébellion, qui centralise et gère les taxes sur l’activité économique, les membres armés de la rébellion qui rackettent au profit des « commandants de zone » (ou « chefs de guerre ») et la « corruption » et les « détournements de fonds » au sein même de la hiérarchie de la rébellion. On y apprend que «  Fofié Kouakou, commandant de la zone de Korhogo […] a été nommé responsable de la sécurité pour l’ensemble de la zone nord et détient, à ce titre, un droit de regard sur les finances de l’ensemble de cette zone ». En février 2006, l’ONU a sanctionné trois Ivoiriens parce-qu’ils constituaient des obstacles à la paix. Fofié Kouakou est l’un d’eux, nous rencontrerons les deux autres au septième document.

On peut s’étonner que les informations contenues dans ces deux premiers documents n’apparaissent pas dans les rapports du Groupe d’Experts de la même époque. En effet, le Groupe d’Experts chargé d’enquêter sur les violation de l’embargo a attendu 2009 pour exhiber la structure financière de la rébellion. Comme dans le cas du rapport de septembre 2010 – cf. communiqué de presse de Survie - de ce même groupe, y aurait-il eu des pressions pour ne pas divulguer ces informations ? Ou la coopération entre la France et le Groupe d’Experts, explicitement requise par l’ONU, souffre-t-elle de défaillance ? L’étude la plus poussée sur la rébellion est sans doute le rapport de Daniel Balint-Kurti pour Chatham House, publié en 2007.

Le troisième document est un télégramme français toujours de fin novembre 2005 (« 2006 » dans le télégramme est une erreur) sur l’échec d’une médiation de Mbeki, Tandja et Obasanjo pour la nomination d’un nouveau premier ministre. L’auteur du télégramme ne tergiverse pas : « Cette situation pourrait se prolonger aussi longtemps que la communauté internationale n’aura pas décidé de prendre résolument les affaires en main et d’imposer une solution. Celle-ci passe sans doute par la voie des sanctions. »

Le quatrième document est aussi un télégramme français, classé « confidentiel », toujours de l’automne 2005, éclairant la position de l’Afrique du Sud comme médiatrice dans la crise ivoirienne, recueilli au cours d’un entretien au ministère des affaires étrangères à Prétoria. L’Afrique du Sud tient à son rôle de médiateur neutre et refuse d’être « partie à la procédure de désignation du premier ministre » ivoirien. Elle s’inquiète aussi du grand retard dans le processus de désarmement. C’était il y a cinq ans déjà ! On connait grâce au télégramme américain 06LONDON7670 de l’automne 2006, divulgué par Wikileaks, l’inquiétude du Royaume-Uni sur le même sujet.

Le cinquième document est une analyse détaillée de la situation politique du Libéria en février 2006, un mois après l’investiture de Johnson-Sirleaf, dont la proximité avec les USA est étayée.

Le sixième document est encore un télégramme français, certainement de novembre 2005, sur l’étrange discrétion de la presse malienne au sujet de la crise ivoirienne. Ajoutons que cette discrétion est d’autant plus étonnante que le rayon d’action de Licorne dépasse les frontières, comme le montrece rapport d’enquête après l’accident d’un hélicoptère de Licorne au Mali.

Le septième document est constitué de trois télégrammes français en rapport direct avec la rédaction des résolutions de l’ONU sur la Côte d’Ivoire. Le premier, de janvier 2006, sur les négociations qui ont précédé la résolution 1652 qui prolongeait le mandat de l’ONUCI d’un an. Le second de la même période, au sujet des sanctions qui seront prises en février 2006 contre deux leaders patriotes. Le troisième, décrivant le projet de résolution transmis au département d’état américain, qui deviendra vraisemblablement la résolution 1643 de décembre 2005.

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