Survie

« Amoulanfe ! » ça ne passera pas !

rédigé le 31 octobre 2019 (mis en ligne le 3 avril 2020) - Benoît Orval

En Guinée, les manifestations du 14 octobre 2019 contre les projets de changement de la Constitution ont été violemment réprimées. On dénombre, selon un bilan officiel, une dizaine de morts. Plusieurs responsables du Front national de la défense de la Constitution (FNDC) ont été arrêtés et condamnés à des peines de prison ferme. Ces tentatives de museler toute opposition marquent un nouveau tournant autoritaire du pouvoir guinéen.

Article rédigé le 31 octobre 2019. Depuis la mi-septembre, les tensions grandissent en Guinée autour d’une éventuelle réforme de la Constitution pour permettre à l’actuel Chef de l’État, Alpha Condé, de se représenter pour un troisième mandat présidentiel, ce que la loi fondamentale guinéenne lui interdit aujourd’hui (cf. Billets n°288, été 2019). Officiellement, « la question ne se pose pas pour le moment » et le Président, qui achève normalement son mandat en octobre 2020, fera « ce que le peuple guinéen veut » [1]. Mais plus personne ne doute de ses intentions, ni dans son camp ni dans celui des opposants à un changement de la Constitution, depuis qu’il s’est adressé à ses partisans en ces termes : « je vous demande de vous organiser et de vous préparer pour le référendum et les élections » [2]. En marge d’un déplacement à Boffa (nord-ouest du pays), le 19 octobre, il renchérissait : « Le train de la Guinée a bougé et personne ne peut l’arrêter. Nous le dirigerons jusqu’au jour où Dieu le voudra » [3].

Coup d’État constitutionnel

Alpha Condé est pourtant une figure historique de la lutte démocratique en Afrique. Ancien président de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France, opposant à Sékou Touré, qui l’avait condamné à mort par contumace, puis au général Lansana Conté, il a connu l’exil et la prison. Tiken Jah Fakoly, qui soutient aujourd’hui les opposants au troisième mandat, chantait alors « Libérez Alpha Condé ! ». En 2010, son élection à la tête du pays marquait l’instauration d’un gouvernement civil après des décennies de régimes autoritaires et militaires. Mais à 81 ans, le visage d’Alpha Condé a bien changé. Il se vit toujours comme le sauveur de la Guinée et quiconque conteste son maintien au pouvoir est nécessairement un ennemi du peuple.

Le mouvement des opposants à ce « coup d’État constitutionnel » dépasse largement le camp de ses adversaires politiques traditionnels. Il s’est structuré en avril 2019 au sein du Front national de la défense de la Constitution (FNDC), qui rassemble aussi bien des partis politiques, comme l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) de l’opposant Cellou Dalein Diallo ou l’Union des forces républicaines (UFR) de l’ex-Premier ministre Sidya Touré, que des organisations de la société civile et des syndicats. Abdourahmane Sano, président de la Plateforme nationale des Citoyens Unis pour le Développement (PECUD) en assure la coordination. Dans une tribune publiée par Jeune Afrique, il réaffirmait que « le droit du peuple de changer de constitution […] est un droit inaliénable, oui, mais à condition que le mobile du changement ne soit pas pour maintenir un président à vie […]. Dans l’intérêt de la Guinée, Alpha Condé doit quitter le pouvoir démocratiquement et pacifiquement. C’est la stabilité du pays, et même d’une région déjà en proie à la violence et au terrorisme, qui est en jeu » [4]. Si Alpha Condé renonçait à briguer un troisième mandat, la Guinée pourrait connaître une alternance démocratique pour la première fois de son histoire.

Alpha Condé

Soulèvement

Défiant l’interdiction de manifester, le FNDC appelait le lundi 14 octobre à des marches contre le troisième mandat. La foule a investi les rues de Conakry, de Boffa (Guinée maritime), de Labé et Mamou (Moyenne Guinée) ou de Nzérékoré (Guinée forestière). Partout les commerces et les banques ont baissé le rideau, tandis que les écoles et les administrations étaient désertées. Des heurts avec les forces de l’ordre ont éclaté dans de nombreuses villes et la répression a fait au moins neufs mort et des dizaines de blessés par balles. Les arrestations se comptent par centaines. Les violences se sont poursuivies plusieurs jours, notamment dans les banlieues de la capitale. Le 24 octobre, le FNDC organisait une nouvelle marche pacifique, cette fois avec l’accord des autorités. Une marée humaine a de nouveau déferlé dans les rues de Conakry – plus d’un million de manifestants selon les organisateurs, 30 000 selon le gouvernement – aux cris d’ « Amoulanfe ! » (« ça ne passera pas ! »).

Dans sa répression des opposants au troisième mandat, le pouvoir cible tout particulièrement les leaders de la société civile. Dès le mois de mars dernier, en marge d’une longue grève des enseignants soutenue par la PECUD, le Chef de l’État accusait Abdourahmane Sano, « un petit bandit », de fomenter un coup d’État [5]. Le 12 octobre, à la veille de la manifestation, des éléments des forces de sécurité encagoulées ont fait irruption à son domicile privé pour l’arrêter, ainsi que les membres du FNDC présents. À l’issue d’un procès expéditif, le Tribunal de première instance de Dixinn (Conakry) condamnait Abdourahamane Sano à un an de prison ferme pour « manœuvres et actes de nature à compromettre la sécurité publique et à occasionner des troubles à l’ordre public ». Ses compagnons, Ibrahima Diallo, responsable des opérations du FNDC et coordinateur national de la coalition guinéenne Tournons la Page, Sékou Koundouno, responsable de la planification du FNDC et membre du Balai citoyen, Mamadou Baïlo Barry, membre de l’ONG Destin en Main, et le rappeur Alpha Soumah (Bill de Sam) étaient chacun condamnés à six mois de prison ferme.

Cibler la société civile

Le pouvoir ne s’est pas trompé de cible. En s’attaquant à la société civile, il cherche à neutraliser celles et ceux qui, au sein du FNDC, sont susceptibles de dépasser les conflits communautaires qui traversent la société guinéenne et de rassembler la population bien au-delà des militants de l’opposition politique traditionnelle. Alpha Condé et ses partisans tentent ainsi de remettre en scène un face-à-face entre la mouvance présidentielle et ses « meilleurs ennemis » des grands partis d’opposition, dont chacun sait qu’ils ne font plus rêver la jeunesse. Il n’a de cesse de renvoyer les leaders de l’UFDG et de l’UFR à leurs anciennes fonctions – l’un et l’autre ont été Premiers ministres du général Lansana Conté – en rappelant que « ceux-là mêmes qui ont organisé les élections les plus frauduleuses dans l’histoire de ce pays [1998 et 2003] prétendent aujourd’hui qu’il n’y a pas de démocratie ! » [6].

Dans le même temps, comme il l’a fait lors des grandes échéances électorales de ces dernières années, le camp présidentiel fait monter la tension, mobilise ses troupes et prépare l’affrontement. Le président du groupe parlementaire majoritaire, Amadou Damaro Camara, accuse ainsi le FNDC d’avoir cherché à renverser le Chef de l’État. « Les manifestations pacifiques sont reconnues dans la constitution. Mais quand elles ont pour but de créer le désordre, d’appeler à l’insurrection, les droits ne sont plus constitutionnels » [7]. Alpha Conté accuse même l’opposition d’être à l’origine du lourd bilan humain des manifestations : « On sait que ce sont [les organisateurs des manifestations] qui tirent sur les gens. Quand il y a des morts, ça impressionne la communauté internationale. Là, ce sont des tentatives de déstabilisation d’un pouvoir démocratiquement élu. L’opposition a toujours été putschiste et elle se dit que s’il y a des morts, on met ça sur le dos du gouvernement » [8].

Les partisans du Chef de l’État sont d’autant plus virulents que son bilan, à bientôt deux mandats, est finalement bien maigre. Ces manifestations contre une « présidence à vie » interviennent ainsi dans un contexte de très vives tensions politiques et sociales. La contestation des résultats des élections locales de février 2018 a conduit à des affrontements meurtriers entre manifestants et forces de sécurité dans de nombreuses villes du pays. Alors qu’Alpha Condé s’était engagé le 4 septembre à organiser les élections législatives avant la fin de l’année – le mandat des députés sortants est en réalité expiré depuis septembre 2018 – la commission électorale de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) a annoncé le 21 octobre que ce délai ne serait pas tenable et demandé une révision du fichier électoral. Le chômage, les inégalités, la dégradation des infrastructures et la corruption alimentent la colère et les frustrations, qui se traduisent régulièrement par de violentes manifestations, comme en juillet 2018 lors de l’augmentation du prix de l’essence, ou par de très longues grèves, comme celles des enseignants en février et en octobre 2018. Si la Guinée connait actuellement un « boum minier » sans précédent dans le secteur de la bauxite, les populations locales en subissent les nuisances [9], sans retombées tangibles, à tel point que des émeutes éclatent régulièrement, comme dans la préfecture de Boké, principale région d’extraction, en avril et en septembre 2017.

Silence de la communauté internationale

Pour l’instant, la communauté internationale se garde de condamner explicitement les velléités de tripatouillage de la Constitution. Le Secrétaire général des Nations Unies, par la voix de son porte-parole, a fait part de son « inquiétude grandissante », exhortant les parties au dialogue et les forces de sécurité à la « retenue ». Dans une déclaration commune, les représentants en Guinée de l’ONU, de la CEDEAO, de l’Union européenne, des États-Unis, de la France, de la Belgique, de l’Italie, de l’Allemagne et du Royaume-Uni ont appelé « tous les acteurs à renouer le dialogue » et à « faire preuve de calme et de retenue en bannissant tout recours à la violence ou un usage disproportionné de la force », suggérant qu’une « éventuelle libération rapide des personnes détenues » serait de nature à apaiser la situation. De son côté, le président de la Commission de la CEDEAO – divisée sur la question du troisième mandat guinéen – appelait « toutes les parties à la retenue » et au dialogue.

Dans son discours à la nation du 4 septembre dernier, Alpha Condé avait insisté sur l’identité et la spécificité des peuples africains, sur leur aspiration à une « souveraineté pleine et entière » et sur l’histoire de son propre combat anti-impérialiste. Une façon de répondre par avance aux éventuelles pressions internationales qui tenteraient de le dissuader de prétendre à un troisième mandat. Et depuis plusieurs mois, il s’emploie à consolider et à renouveler ses soutiens internationaux. Le 22 octobre, à l’invitation de Vladimir Poutine, il rejoignait Sotchi pour participer au forum Afrique-Russie, un pays qui a de puissants intérêts économiques en Guinée. Le même jour, comme un symbole, le tribunal de Dixim prononçait des peines de prison ferme contre les leaders du FNDC.

[1Interview d’Alpha Condé par Christophe Châtelot, Le Monde, 24 octobre 2019.

[4« Pourquoi Emmanuel Macron doit dire stop à Alpha Condé », tribune d’Abdourahamane Sano, Jeune Afrique, 14 août 2019.

[5Emmanuelle Omando, « La plateforme d’Abdourahamane Sano met au défi Alpha Condé », Journal de Conakry, 25 mars 2019.

[6Diawo Barry, « Une certaine idée de la Guinée : Alpha Condé se raconte, de la Sorbonne à Sékhoutouréya », Jeune Afrique, 5 juin 2019.

[7« Manif du FNDC : Damaro accuse Cellou Dalein et Sidya d’avoir voulu faire un coup d’Etat », Guineematin.com, 26 octobre 2019.

[8Interview d’Alpha Condé par Christophe Châtelot, Le Monde, 24 octobre 2019.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 291 - novembre 2019
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