Le 27 juin 1977, Ahmed Dini, connu pour son rôle dans les mouvements indépendantistes, hissait le nouveau drapeau de Djibouti. L’ancien territoire des Afars et des Issas avait obtenu son indépendance et la République de Djibouti était proclamée. Mais le désenchantement est venu avec l’accaparement progressif du pouvoir par le premier Président Hassan Gouled Aptidon, puis par son « neveu » et successeur Ismaël Omar Guelleh, qui règne par la force, la terreur et la préférence tribale à tous les niveaux de l’État, avec le silence complice de la France.
Elu par la chambre des députés, à la veille de l’indépendance, Hassan Gouled Aptidon devient le premier Président de la République en 1977, fauteuil qu’il occupera pendant 22 ans sans discontinuité. Ahmed Dini devient le premier Ministre, poste qu’il abandonnera en décembre de la même année, après l’attentat « du Palmier en zinc » et la décision du Président d’interdire le MPL (Mouvement pour la Libération), principal parti d’opposition à l’époque et de n’autoriser qu’un parti unique, le RPP (rassemblement populaire pour le progrès) soutien inconditionnel du pouvoir. Le régime règne alors en utilisant la torture et l’incarcération contre ses opposants. Quelques partis d’opposition, illégaux jusqu’en 1992, résistent pourtant.
Hassan Gouled Aptidon s’entoure progressivement de fonctionnaires, de hauts-fonctionnaires, de cadres de l’Armée, de la Police et de la Gendarmerie issus de son ethnie, les Mamassans, de la tribu somali des Issas. Par tradition, le premier Ministre est toujours issu de l’ethnie Afar, mais son influence est très limitée, car le Président de la République cumule les fonctions de chef de l’Etat et de chef du Gouvernement : il a autorité sur tous les ministres. Il nomme alors son « neveu » [1] Ismaël Omar Guelleh (IOG) Chef de Cabinet de la Présidence, avant de lui confier, en plus, la haute-main sur les services de sécurité.
La dictature d’Hassan Gouled bénéficie du fort soutien de la France, qui reste très présente à Djibouti après l’indépendance, comme dans tous les pays du pré-carré françafricain (voir encadré).
Le FRUD (Front pour la Restauration de l’Unité et la Démocratie), mouvement de résistance armé, est créé en août 1991. Les résistants sont équipés d’armes délaissées par des militaires éthiopiens en déroute. Ils lancent une offensive contre la dictature fin 1991 et conquièrent rapidement les deux tiers du territoire. Impuissantes sur le terrain militaire, les autorités djiboutiennes déclenchent un massacre dans la cité afar d’Arriba, tuant au moins 50 civils le 18 décembre 1991.
Cela n’empêche pas la France d’apporter son soutien à la dictature de Hassan Gouled en stoppant l’avancée du FRUD en mars 1992, avec l’intervention de l’armée française lors de l’opération Iskoutir (qui dure jusqu’en 1999). La diplomatie française pousse ensuite les deux parties à négocier un cessez-le-feu.
Pour tenter de calmer la situation, la présidence djiboutienne organise un référendum le 4 septembre 1992 qui approuve à 98% une nouvelle constitution et ouvre la voie à un multipartisme limité, avec la légalisation de trois partis d’opposition [2]. Au scrutin du 18 décembre 1992, ces trois partis sont présents, mais le RPP, parti « godillot », obtient 75% des suffrages et 100% des sièges à l’Assemblée nationale.
En 1999, après 22 années à la tête de la République, Hassan Gouled Aptidon annonce sa retraite. Ismaël Omar Guelleh, son « neveu » et chef de cabinet, est candidat pour lui succéder. Il sera élu avec plus de 77% des suffrages le 9 avril 1999.
Au moment de l’indépendance, l’armée française ne quitte pas le territoire : Régiment interarmés d’outre-mer, Légion étrangère, base navale, base aérienne … Djibouti est et reste encore aujourd’hui, la base militaire française permanente la plus importante à l’étranger, même si ses effectifs ont progressivement diminué, passant de 5.600 hommes en 1976 à 2700 en 2000 puis 1.450 en 2021.
• Un « protocole provisoire » sur le stationnement des forces françaises, qui va en fait jouer le rôle d’accord de défense entre la France et Djibouti, est conclu en parallèle de l’indépendance. Il est ensuite remplacé par un « traité de coopération en matière de défense » signé en 2011. Parmi les anciennes colonies, Djibouti est le seul pays à conserver une clause de défense du territoire. • Contrairement au reste du pré carré, cette ancienne dépendance française n’utilise pas le franc CFA : Paris avait retiré cette colonie de la zone franc dès 1949, pour utiliser une monnaie indexée sur le dollar américain (le franc Djibouti) afin de faciliter les échanges commerciaux avec les pays de la Corne de l’Afrique. • Des conseillers français sont placés auprès des ministres djiboutiens, chargés d’influencer les décisions et de renseigner les autorités de leur pays. Selon un rapport du Sénat de 1982, ils étaient environ 180 il y a 30 ans, aujourd’hui ils sont beaucoup moins nombreux, mais dans le domaine stratégique de la coopération militaire. • Les principaux codes et textes réglementaires sont copiés à l’origine sur ceux de la France, ils évolueront ensuite partiellement. • La langue française est le vecteur de communication commun dans un pays où sont parlées plusieurs langues locales dont les principales sont l’Afar, le Somali et l’Arabe. Le Français et l’Arabe sont les langues officielles de la République. Le journal officiel ainsi que le seul quotidien autorisé « La Nation » sont imprimés en français. Les opposants politiques qui veulent s’adresser à l’ensemble des citoyens et non à une ethnie, le font en français. Dans les années 2000, l’anglais prend le relais dans le monde des affaires, mais le français reste prépondérant dans le monde politique et culturel.
Guelleh sait pratiquer pour son profit la vieille méthode du « diviser pour régner », qu’il applique localement avec succès en exacerbant les nombreuses divisions ethniques du pays : Afars-Issas, Mamassan-Gadabourcis et bien d’autres.
Dès son arrivée au pouvoir, il fait incarcérer tous les opposants politiques dont Daher Ahmed Farah (DAF) Président du MRD (Mouvement pour le Renouveau Démocratique) ou Moussa Idriss Ahmed. De nombreux autres suivront jusqu’à aujourd’hui, notamment Mohamed Ahmed « Jabha », militant du FRUD arrêté en 2010 et mort en détention en 2017
Depuis que Guelleh occupe le fauteuil présidentiel, la pauvreté et le chômage n’ont jamais cessé de progresser au sein de la population avec en parallèle une dégradation dramatique des services publics comme la santé, l’éducation ou les transports. Quant à la Justice, elle est entièrement aux ordres du palais présidentiel et ne rend que des décisions conformes aux intérêts de la présidence.
De nombreux opposants accusent ouvertement la famille présidentielle de se livrer au trafic d’armes, de soutenir des mouvements rebelles en Somalie et au Yémen et aussi d’approvisionner les Issas d’Ethiopie pour qu’ils se confrontent aux Afars.
A deux reprises, Guelleh a fait voter par l’Assemblée nationale, qui lui est majoritairement dévouée, des modifications de la Constitution qui lui permettent de se représenter indéfiniment. La modification de 2019 a entraîné plusieurs grandes manifestations à Djibouti, violemment réprimées.
L’opposition n’a jamais réussi à faire perdurer d’alliance nationale, en raison de divisions de dernière minute. Pour le scrutin de 2021, elle a opté pour le boycott, sachant que le système de fraude électorale massive, mis en place par Guelleh, ne lui laissait aucune chance, même minime, de gagner l’élection. Un candidat encore inconnu du public, sans programme et sans stratégie s’est présenté et a obtenu, selon les chiffres du ministère, moins de 5% des votes face à Guelleh qui a été « réélu » avec 97 % des voix.
Les opposants ont organisé plusieurs manifestations pour dénoncer ce 5e mandat à Paris, Bruxelles et Ottawa. Les manifestations à Djibouti ont été réprimées avec violence par la Garde républicaine.
Sur le plan international, Guelleh joue de la position stratégique de Djibouti pour monnayer la présence des grandes puissances qui cherchent à s’y implanter militairement, et ainsi se prévaloir de leur soutien passif ou actif à sa politique de terreur.
Il profite du diktat américain lui enjoignant d’accepter une base militaire dans le pays, après les attentats du 11 septembre 2001, non seulement pour monnayer la location d’un terrain autrefois dévolu à l’armée française, « Le Camp Lemonnier » ; mais aussi pour créer une rivalité entre les forces françaises, implantées depuis plus d’une centaine d’années, et les nouvelles puissances militaires autorisées à s’implanter moyennant des contreparties financières. Guelleh concède ainsi en 2010 au Japon l’installation de sa première et seule base militaire à l’étranger avec une garnison estimée aujourd’hui à 600 à 800 hommes. En 2017, Guelleh accorde également à la Chine l’installation de sa première base militaire à l’étranger, à quelques encablures des installations américaines. En parallèle de la construction de leur base, qui accueille 1 000 hommes mais dont la capacité doit décupler, les Chinois financent de gigantesques travaux, comme la nouvelle ligne de chemin de fer reliant Djibouti à Addis-Abeba. Un montant total de 14 milliards de US$ d’investissement, mais qui n’a pratiquement pas bénéficié à l’emploi local et dont la charge du remboursement a été mise sur le compte de l’État (capital + intérêts), ce qui compromet les finances locales à très long terme.
Le 27 mai 2021, le Président Al-Sissi effectue une visite officielle à Djibouti et concrétise le projet d’implantation d’une base militaire égyptienne, alors que les relations égypto-éthiopiennes, à propos du remplissage du gigantesque barrage de la Renaissance, ont atteint le stade des menaces militaires. Cette implantation militaire égyptienne à 700 km d’Addis-Abeba fait donc craindre un conflit majeur dans la région.
La France n’est donc plus le seul pays à être implanté militairement à Djibouti, mais contrairement aux États des bases « voisines », sa présence ne se limite pas au domaine militaire. Elle est associée à un soutien politique qui se fait progressivement plus discret mais qui n’a jamais failli. Ismaël Omar Guelleh a été reçu officiellement à l’Elysée par tous les présidents de la République française sans exception de Jacques Chirac à Emmanuel Macron, la dernière visite en date ayant eu lieu en février 2021, quelques mois avant l’élection présidentielle. Deux présidents français se sont rendus officiellement à Djibouti : Nicolas Sarkozy (en 2010) et Emmanuel Macron (en 2019).
Comme de nombreux pays occidentaux, les différents gouvernements français ont systématiquement fermé les yeux sur les violations des droits humains et les fraudes électorales massives ; pour preuve, la récente lettre de félicitations du 3 mai 2021 adressée à IOG au lendemain de sa « réélection », avec la mention « Avec mes amitiés » ajoutée de la main d’Emmanuel Macron.
Les gouvernements français ont, sans exception, apporté leur soutien dans les affaires judiciaires qui concernent Djibouti, que ce soit dans le cadre de l’affaire Borrel (voir encadré) ou pour poursuivre des opposants djiboutiens réfugiés en France. Les autorités françaises ont toujours fait en sorte de retarder au maximum les enquêtes judiciaires relatives à l’assassinat du juge Borrel. Deux ans avant la fin de son second mandat, Jacques Chirac a même été jusqu’à conseiller le gouvernement djiboutien de déposer une plainte contre la France devant la Cour Internationale de Justice (CIJ) pour tenter d’obliger la juge d’instruction Sophie Clément à transmettre le dossier Borrel à Djibouti, ce qu’elle refusait. La CIJ a donné raison à cette dernière. Enfin, récemment, Mohamed Kadamy, un opposant politique réfugié en France, a été poursuivi par la justice française, très certainement à la demande de la justice djiboutienne dans le cadre d’un échange de bons procédés entre les deux États (Cf. « Sinistre tambouille politico-judiciaire », Billets d’Afrique n°286, mai 2019). Sa mise en examen a ensuite été annulée par la chambre d’instruction de la Cour d’appel de Paris.
La France, désormais concurrencée sur le plan militaire par les États-Unis et la Chine, tient à tout prix à conserver sa base militaire à Djibouti et pour cela fait en sorte de rester dans les bonnes grâces de Guelleh.
Depuis le mois de juin 2020, une partie importante de l’opposition composée de partis politiques, d’associations issues de la société civile et de personnalités indépendantes s’est réunie pour rédiger la Charte de transition démocratique (CTD). Elle espère rassembler à terme la majorité des opposants, même si certains partis ne l’ont pas (encore ?) rejointe.
Après des décennies sans programme politique, c’est la première fois que l’opposition produit un document élaboré collectivement et qu’en parallèle, de nombreuses commissions travaillent sur différents sujets : dialogue, finances, santé, réduction de la pauvreté, emploi… Les travaux et les propositions devraient être rendus publics à partir du mois de juillet 2021. Selon les membres fondateurs, l’organisation poursuit deux objectifs complémentaires : provoquer la transition par différents moyens (manifestations, pression de la résistance…) et organiser une période de transition de deux ans, pour remettre le pays sur la voie démocratique et rendre possible l’organisation d’élections transparentes et libres.
Les animateurs de la CTD sont bien conscients de la nécessité d’obtenir au minimum une neutralité absolue des grandes puissances étrangères installées à Djibouti, en les informant sur leur capacité à assumer la transition, à prévenir le chaos et en les rassurant sur le respect des engagements internationaux existants (selon les travaux de la commission des affaires étrangères de la CTD). Une neutralité absolue qui est loin d’être respectée par la France jusqu’à présent…
Jean-Loup Schaal, président de l’association pour le respect des droits de l’Homme à Djibouti(ARDHD)
Pour en savoir plus : www.ardhd.org
Le 19 octobre 1995, le corps du juge Bernard Borrel est découvert inanimé et à demi-carbonisé au lieu-dit « Le Goubet », non loin de la ville de Djibouti. Ancien Procureur à Lisieux, il avait été envoyé à Djibouti en qualité de conseiller du ministre de la Justice pour aider à la réécriture du code pénal, dans le cadre d’une mission de coopération.
Depuis cette date, avec une résolution jamais démentie, son épouse Elisabeth Borrel se bat pour obtenir la vérité et savoir qui sont les commanditaires et les exécuteurs de son époux cette nuit-là. L’instruction s’est poursuivie en France sous l’autorité de 12 magistrats successifs. La thèse du suicide, totalement incohérente au vu du dossier, a finalement été abandonnée en 2017. Cette affaire a été émaillée de multiples rebondissements. L’institution judiciaire de même que l’exécutif ont cherché à entraver la procédure par tous les moyens. A titre d’exemple, en 2014 les scellés ont été détruits par la justice, officiellement « par erreur ».
A ce jour aucune inculpation ni aucun procès n’a eu lieu.
En mars 2020, le tribunal judiciaire de Paris a condamné l’État français pour fautes lourdes dans l’instruction criminelle : pour le fait d’avoir inhumé le corps sans faire d’autopsie préalable, ce qui est contraire à la loi dans le cas d’un décès suspect, et pour la destruction des scellés.
De nombreux observateurs affirment qu’il y aurait une responsabilité directe des plus hautes autorités djiboutiennes dans l’assassinat et désignent parfois la commandite par Guelleh lui-même. D’autres y voient la preuve d’une complicité franco-djiboutienne.
[1] Ismaël Omar Guelleh est en réalité le fils du cousin d’Hassan Gouled Aptidon
[2] Le référendum du 4 septembre 1992 porte en effet à la fois sur la Constitution et sur la légalisation de trois partis politiques supplémentaires : le FRUD (Front pour la Restauration de l’Unité et de la Démocratie), le PND (Parti National Démocratique) et le PRD (Parti pour le Renouveau Démocratique)