Survie

Transparence fiscale : vilaines manoeuvres et mauvais calculs du gouvernement

(mis en ligne le 18 décembre 2015) - Thomas Bart, Thomas Noirot

Alors qu’une poignée de députés étaient sur le point de pousser l’État français à satisfaire enfin une vieille revendication de transparence fiscale de la société civile, le gouvernement a maladroitement manœuvré pour torpiller cette avancée historique... et ainsi braqué de lui-même les projecteurs sur les positions qu’il prendra à ce sujet dans les semaines à venir.

La société civile se bat depuis plus de dix ans pour obtenir que les multinationales aient l’obligation de publier des informations permettant de traquer les montages juridiques légaux d’évasion fiscale (telles que leur chiffre d’affaires, le bénéfice réalisé, le nombre de salariés, les impôts payés, etc. dans chaque pays où elles ont au moins une filiale).

Défendre la "publicité"

Face à cette pression publique croissante, les autorités ne peuvent plus s’opposer ouvertement à cette mesure dite de « reporting pays par pays » relativement simple à mettre en œuvre : le débat a désormais glissé sur la « publicité » de ce reporting, c’est-à-dire sur le fait de rendre publiques ces informations (pour que les associations, les journalistes, les citoyens, puissent chercher à débusquer les scandales) ou a contrario de n’exiger ces données que pour les administrations fiscales (avec l’hypothèse que celles-ci sont à même de lutter efficacement contre l’évitement de l’impôt, ce qui est faux dans les pays en développement - mais aussi en France, du fait du manque de moyens du fisc). Les tenants de cette confidentialité évoquent des craintes pour la compétitivité des entreprises françaises ; le coût éventuel de compilation des données est pourtant le même pour des informations publiques ou non, et l’argument de la concurrence ne tient que si l’on escompte que cette obligation ne devienne pas la norme. Or, le parlement européen a déjà voté quatre fois en faveur d’un tel reporting public, lors de l’élaboration d’une directive pour laquelle on attend désormais de connaître la position de la Commission et du Conseil européen (c’est-à-dire les gouvernements). Il est donc tentant de prétendre « attendre l’Europe », au lieu de chercher à l’entraîner : c’est oublier que les délibérations prises par certaines régions françaises à partir de 2009 pour officiellement exiger un reporting dans certains de leurs marchés publics ont ouvert la voie à l’obligation de reporting public pour toutes les banques françaises, votée en 2013… juste après l’affaire Cahuzac [1]. Et que cette obligation « seulement » française a aidé à imposer, en parallèle, sa généralisation à toutes les banques européennes – qui ne semblent pas en souffrir. On pouvait donc espérer que l’histoire se répète avec l’ensemble des secteurs d’activités, au-delà des seules banques, comme s’y était d’ailleurs engagé François Hollande en 2013 [2].

Coup de force du gouvernement.

Les députés EELV et PS qui avaient déposé des amendements visant à introduire un reporting pays par pays public, à l’occasion du projet de loi de finance rectificative (PLFR 2015) en avaient conscience. Ils allaient ainsi à l’encontre de la volonté du gouvernement, dissimulé derrière les députée socialistes Karine Berger et Valérie Rabault qui avaient fait introduire un reporting non public dans le projet de loi de finances 2016. Dans la nuit de mardi 15 au mercredi 16 décembre, le gouvernement a finalement décidé de s’opposer frontalement à un amendement déjà voté à l’Assemblée 10 jours auparavant, ensuite supprimé par le Sénat (majoritairement de droite), et réintroduit lors du nouvel examen du PLFR 2015. Le masque d’un gouvernement français qui se dit en pointe dans la lutte contre l’évasion fiscale est tombé : la manœuvre orchestrée par le Secrétaire d’État au budget, Christian Eckert, a été ensuite largement commentée dans les médias, bien davantage que les précédents coups bas portés à la lutte contre l’évasion fiscale [3]. Il faut dire que cela s’est fait à la hache : réalisant qu’il n’avait pas pu empêcher une poignée de députés de faire voter une nouvelle fois cette obligation de transparence pour les multinationales françaises quant à leurs montages fiscaux, le gouvernement a utilisé l’une des armes que lui procure le droit français. Cette fois, pas le célèbre article 49-3, comme il s’en est d’ailleurs vanté ensuite pour se justifier, mais tout simplement la demande d’une nouvelle délibération, en principe toute aussi démocratique que le précédent vote. Sauf que pour ne pas se laisser une nouvelle fois déborder, le ministre a demandé une interruption de séance « de 5 à 10 minutes, le temps d’imprimer  » – et qui durera en réalité une quarantaine de minutes – pour organiser la riposte. Celle-ci a consisté dans un premier temps à proposer aux députés socialistes de relever les seuils (chiffre d’affaires, nombre de salariés) au-dessus desquels les entreprises seraient concernées. Selon Mediapart [4], l’Élysée aurait refusé cet arbitrage.

Ménage socialiste

Mais ce marchandage semble n’avoir été qu’un prétexte pour gagner du temps, car cette suspension de séance a surtout permis de faire le ménage dans les rangs socialistes. Cinq députés socialistes qui avaient voté pour la transparence ont ainsi quitté l’hémicycle avant la nouvelle délibération (Marie-Anne Chapdelaine, d’Ille-et-Vilaine ; Jean Launay, du Lot ; Annie Le Houerou, de Côtes-d’Armor ; Jacques Valax, du Tarn ; et Michel Vergnier, de la Creuse). Le député de l’Hérault Sébastien Denaja a pour sa part retourné sa veste en décidant finalement de soutenir le gouvernement [5]. Quant à Jean-Louis Dumont (Meuse) et François Pupponi (Val d’Oise), absents au début de ce débat, ils ont opportunément débarqué dans l’hémicycle à l’issue de la suspension de séance, vers une heure du matin, pour soutenir le gouvernement dans sa lutte contre la transparence. De leur côté, les 7 députés sur les 18 que compte le groupe EELV sont restés en place et fermes sur leurs positions (comme 13 socialistes pro-transparence), mais sans être rejoints par leurs camarades. Quant au groupe Front de Gauche, qui avait un peu plus tôt dans la journée rappelé par la voix de son député Gaby Charroux que «  ce combat contre les paradis fiscaux (...) n’est pas seulement financier, il est avant tout d’ordre démocratique » [6], ses élus étaient tous absents, à chacune des deux délibérations : une certaine idée de la constance… Enfin, côté Les Républicains, sur les 5 députés présents au début, seul Xavier Breton (de l’Ain), qui avait voté pour cette mesure, est parti entre les deux votes ; ses collègues, opposés, restèrent pour maintenir leur vote. Et que le Front National ne cherche pas à surfer sur cette conception très particulière de la démocratie : aucun de ses députés n’était présent non plus pour s’opposer au gouvernement sur ce point.
Ainsi, vers une heure du matin, le miracle mathématique s’accomplit : votée une première fois à 28 voix contre 24 (sur un total théorique de 577 députés), cette mesure de transparence fut retoquée par 25 voix contre 21. Depuis, le Secrétaire d’État appelle à « éviter les injures et les anathèmes », et déroule tant qu’il peut son argumentaire, y compris avec des chiffres dont on ignore l’origine : il évoque ainsi « 8000 entreprises  » multinationales françaises qui auraient eu à se plier à cette obligation de reporting [7], là où les ONG en dénombrent 418, sur la base des seuils proposés dans l’amendement, et inspirés du travail du Parlement européen [8]. Au Gouvernement, certains calculs semblent plus faciles que d’autres...

Obligations futures

Le mardi 15 décembre, dans la matinée, le gouvernement avait encore rappelé « sa détermination (...) à lutter contre la fraude fiscale et l’évasion fiscale » lors d’une réunion à Bercy présidée par les ministres Michel Sapin et Christiane Taubira [9]. Il a pourtant suffi d’attendre la nuit suivante pour voir les limites de cette « détermination », comme le résume bien dans un tweet (16/12) le député PS Pascal Cherki : « Nous nous sommes battus jusqu’au bout pour le reporting public face à un gouvernement frileux sous pression des lobbys. On continue ! ».

Continuer, c’est contraindre le Gouvernement français à se positionner désormais en faveur d’un reporting public, notamment à l’occasion de deux rendez-vous de 2016, comme le rappellent des associations de la plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires, dont Survie est membre : la « loi sur la transparence de la vie économique » portée par le ministre des finances Michel Sapin, où cette mesure pourrait à nouveau être introduite ; et bien évidemment dans la directive européenne en cours de discussion sur le reporting. Le tollé médiatique provoqué par son coup de force à l’Assemblée française l’y oblige plus que jamais, c’est la conclusion positive de cette manœuvre scandaleuse.

[1du nom du ministre Jérôme Cahuzac, pris dans un scandale de fraude fiscale avec un compte dissimulé en Suisse

[3On peut par exemple citer l’opposition française à la création d’un organisme fiscal intergouvernemental au sein de l’ONU, en juillet dernier à Addis Abeba. Ou, au sujet du reporting pays par pays public, l’opposition du gouvernement à l’amendement dans la « loi sur le développement » de 2014 qui proposait d’imposer une clause de reporting aux entreprises souhaitant bénéficier des financements de l’Agence Française de Développement (Lire notre article à ce sujet)

[4« Le gouvernement vole au secours du secret fiscal des entreprises », Dan Israel, Mediapart, 16/12

[5Etonnant volte-face, au sujet duquel il n’a pas répondu à notre courriel, mais il a expliqué à Novethic (16/12) avoir «  sincèrement été convaincu par la bonne volonté du gouvernement d’avancer rapidement sur cette question. Mais au niveau européen, avec une directive prise, nous l’espérons, avant la fin 2016 ».

[6Voir son intervention complète sur le site du groupe. Il n’a malheureusement pas répondu à notre demande écrite de précisions quant aux raisons de l’absence d’élus de son groupe au moment du vote.

[7Une obligation de reporting à laquelle se plient d’ailleurs déjà les PME présentes uniquement en France, comme le rappelle la Plateforme Paradis Fiscaux au point n°4 de sa note « Reporting pays par pays public pour lutter contre l’évasion fiscale des entreprises multinationales : Les 12 raisons pour lesquelles la France doit soutenir cette proposition »

[8Voir l’étude « 50 nuances d’évasion fiscale » publiée par la coalition européenne Eurodad, notamment le tableau p. 18

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 253 - janvier 2016
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