Survie

La « stratégie Sahel » 
de la France bat de l’aile

rédigé le 1er février 2022 (mis en ligne le 11 février 2022) - Raphaël Granvaud

Alors que les tensions entre la France et le Mali, mis sous sanction par la CEDEAO, ne cessent de se durcir, un nouveau coup d’État est survenu au Burkina Faso. Ces événements signent l’échec de la stratégie française au Sahel et menacent les dispositifs impulsés par la France pour l’épauler dans sa « guerre contre le terrorisme ».

Au Mali, la junte militaire a annoncé le report des élections initialement prévues pour février et sa volonté de proroger la période de transition de cinq années supplémentaires, reprenant à son compte les recommandations des « Assises nationales de la refondation » boycottées par une partie de la classe politique. Ce chronogramme a été perçu comme une véritable provocation par les pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui ont, le 9 janvier dernier, décidé de lourdes sanctions contre le Mali : fermeture des frontières, suspension des aides et des transactions commerciales (à l’exception des biens de première nécessité) et gel des avoirs de l’État malien dans les banques centrales et commerciales de la CEDEAO. Ce dernier volet relève en réalité de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA), dont la Banque centrale émet le Franc CFA ouest-africain (Blog Mediapart, 17/01/2022). Comme en Côte d’Ivoire pendant la crise post-électorale de 2011, après le refus du président Gbagbo de céder à l’ultimatum de Nicolas Sarkozy lui enjoignant de céder la place à Alassane Ouattara, ces mesures ont pour objectif de provoquer, par une asphyxie économique et financière, un mécontentement populaire qui contraindrait la junte à lâcher du lest, voire à quitter le pouvoir. Comme l’a expliqué le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian : « C’est maintenant à la junte de prendre ses responsabilités. Sinon elle prend le risque de voir ce pays être asphyxié » (France 24, 13/01).
Le gouvernement malien a immédiatement dénoncé une ingérence française déguisée, regrettant que « des organisations sous-régionales se fassent instrumentaliser par des puissances extra-régionales aux desseins inavoués » (Mediapart, 15/01). Cette conviction, très largement partagée par la population malienne et celles des pays voisins, est-elle fondée ? On ne saurait réduire la CEDEAO à une courroie de transmission de la France, quand bien même Paris entretient des liens très étroits avec certains de ses chefs d’États. La CEDEAO comprend des États anglophones (Nigéria, Ghana, Liberia, Sierra Leone, Gambie) moins susceptibles de se plier aux injonctions de la diplomatie française (mais pas insensibles aux pressions des Américains qui, dans le cas présent, soutiennent la ligne française). Enfin les chefs d’États ouest-africains ont leurs motivations propres pour sanctionner les putschistes maliens, à commencer par la crainte d’un coup d’État militaire dans leur propre pays. Mais les sanctions prises par la CEDEAO s’inscrivent également dans une séquence de tensions croissantes entre la France et le Mali qui semble particulièrement limpide.

La France à la manœuvre ?

Au lendemain du premier coup d’État d’août 2020, les autorités françaises n’étaient pas mécontentes d’être débarrassées du président Ibrahim Boubakar Keita. Le président français félicitait même la bonne volonté du nouveau pouvoir à l’occasion d’un sommet des pays du G5. Les choses ont commencé à se gâter lorsque les Maliens ont réaffirmé leur intention de dialoguer avec les groupes djihadistes, une « ligne rouge » à ne pas franchir maintes fois rappelée par Macron, puis quand la junte a débarqué le président de transition Bah Ndaw, que Macron considérait comme le garant de cette stratégie. Depuis, au moins deux autres « lignes rouges » ont été franchies : l’arrivée des Russes dans le pays (sans que l’on sache exactement ce qui relève de la coopération militaire officielle ou des mercenaires de la société militaire privée Wagner, de toute façon très proche du Kremlin), en dépit d’une campagne diplomatique très agressive de la France et de ses alliés pour s’y opposer ; et une demande malienne de révision des accords militaires liant la France et le Mali (les points litigieux faisant pour l’instant l’objet de déclarations contradictoires de la part des officiels français et maliens). Le tout assorti de quelques camouflets diplomatiques bien sentis à destination des autorités françaises. Enfin, dès l’adoption des sanctions par la CEDEAO, sans précédent depuis le bras de fer qui a conduit à la chute de Gbagbo en 2011, la diplomatie française s’est activée pour que ces dernières soient soutenues et reprises par l’Union européenne, ainsi que par l’ONU, où elle s’est heurtée à l’opposition de la Chine et de la Russie.

Des sanctions injustes 
et contre-productives

Il ne fait donc guère de doute que les mesures adoptées ont, au minimum, fait l’objet d’une concertation très active entre les chefs d’États africains et la France. On sait par ailleurs que le Quai d’Orsay ne se gêne habituellement pas pour faire passer des messages en amont des sommets africains ( Jeune Afrique, 26/08/2020). Si l’adoption de ces sanctions « peut apparaître comme une victoire diplomatique » pour la France (LeMonde.fr, 10/01), il n’est pas certain que ceux qui ont poussé à leur adoption en aient bien mesuré les conséquences politiques. Loin de fragiliser la junte au pouvoir au Mali, elles lui ont pour l’instant permis de bénéficier d’un important regain de soutien dans le pays et au-delà. Le 14 janvier, les autorités maliennes ont en effet réussi à faire la démonstration d’une très forte mobilisation populaire pour dénoncer à la fois l’ingérence française, le caractère injuste des sanctions qui frappent la population dans son ensemble, et souligner le discrédit de la CEDEAO, dont les exigences en matière de démocratie sont à géométrie très variable. Des mouvements de solidarité émanant des pays voisins se sont également manifestés. Le coup d’État militaire qui s’est produit quelques jours plus tard au Burkina Faso a par ailleurs démontré que l’effet dissuasif était nul.

Un échec de la 
stratégie française

Cette succession d’événements souligne l’échec de la stratégie française au Sahel sur plusieurs plans. Au Burkina et en partie aussi au Mali, les coups d’États militaires sont intervenus en réaction à la dégradation de la situation sécuritaire. Cette détérioration relève évidemment de la responsabilité des dirigeants qui ont été déposés, dont les régimes discrédités étaient marqués par des scandales de corruption touchant y compris les fonds censés servir à la lutte contre le djihadisme. Mais elle signe aussi l’inefficacité d’une stratégie imposée de l’extérieur : la « neutralisation » de centaines de djihadistes par des bombardements aériens n’a nullement empêché les groupes visés de continuer à recruter et d’étendre leur emprise. La focalisation sur une réponse exclusivement sécuritaire a au contraire dispensé les États africains de traiter les véritables causes du phénomène djihadiste. Si les intentions des militaires burkinabè à l’égard de la présence française ne sont pour l’instant pas connues, le bras de fer engagé avec les dirigeants maliens et la montée de l’hostilité à l’égard de la présence française dans la population rendent plus incertain le maintien de la force Barkhane et de ses partenaires au Mali. Et ce d’autant plus que les autorités françaises se montrent incapables de tirer un bilan critique de leur action et d’analyser les causes du discrédit de Barkhane, mis uniquement sur le compte d’une « guerre informationnelle » orchestrée par la Russie.

Un échafaudage qui 
menace de s’effondrer

Logo officiel du G5 Sahel, avec de gauche à droite la Mauritanie, le Mali, le Burkina-Faso, le Niger et le Tchad. Six ans après sa création en 2015, sa devise semble particulièrement loin de la réalité.

Par ailleurs, tout l’échafaudage impulsé par la France pour accompagner et en partie suppléer la force Barkhane menace de s’effondrer. La belle architecture institutionnelle et militaire du G5 Sahel, portée à bout de bras par la France, se trouve de fait remise en cause : 3 des 5 pays qui le composent viennent de connaître des coups d’État (la France considérant que la succession dynastique au Tchad en violation de la Constitution n’en est pas vraiment un) et les sanctions qui frappent le Mali (et demain le Burkina ?) rendent caduques ses principes de fonctionnement. Pour l’anecdote, la présidence du G5 a, sous la plume du fils Déby, condamné « énergiquement » la « tentative d’interruption de l’ordre constitutionnel » au Burkina « de nature à mettre en péril les acquis démocratiques dans ce pays membre ». De quoi faire rire jaune les démocrates tchadiens qui continuent d’essuyer les tirs de l’armée lorsqu’ils contestent la prise de pouvoir de Mahamat Déby. Par ailleurs, on voit mal comment la mission européenne de formation des forces maliennes EUTM, qui avait déjà suspendu temporairement ses activités après le premier coup d’État, pourrait continuer à fonctionner si l’Union européenne intensifie à son tour les sanctions contre le Mali. Des interrogations s’élèvent également sur certaines participations à la force de l’ONU, la Minusma. Enfin, la force Takuba, regroupement de forces spéciales européennes, sur laquelle comptait également la France pour réduire son empreinte militaire, paraît aussi compromise. Le Mali a exigé le retrait immédiat du contingent danois, au motif que ce dernier aurait débarqué sans accord explicite, entraînant la défection de la Norvège et la fureur des autorités françaises.

Escalade verbale

Le ton entre la France et le Mali est encore monté d’un cran lorsque la ministre des Armées, Florence Parly, a accusé la junte malienne de « multiplie[r] les provocations » (AFP, 25/01), suscitant une nouvelle réplique cinglante des autorités maliennes, lui enjoignant de se taire. La ministre des Armées a réaffirmé devant les parlementaires que la France n’entendait pas « abandonner la lutte contre le terrorisme » mais qu’il fallait s’« adapter à ce nouveau contexte et tenir compte de cette situation » sur fond de « confrontation masquée » avec la Russie. « Vu la rupture du cadre politique et du cadre militaire, nous ne pouvons pas rester en l’état », a confirmé Le Drian (RTL, 28/01) qui ne s’est pas privé de jeter de l’huile sur le feu. Le 27 janvier, il a fustigé les « mesures irresponsables » d’une « junte illégitime » (AFP). Le 31, les autorités maliennes annonçaient l’expulsion de l’ambassadeur de France au Mali en réaction à ces « propos hostiles et outrageux ». La suite logique serait le retrait des militaires français du Mali. Selon le journaliste Jean-Marc Tanguy (Blog Le Mamouth, 03/02), l’Élysée aurait déjà organisé « au moins deux briefings off très sélectifs, visant à tester son narratif sur la fin de Barkhane » auprès de quelques journalistes triés sur le volet. L’urgence pour l’exécutif français semble surtout d’éviter de donner l’impression d’une débâcle alors que va commencer la campagne électorale pour la présidentielle.
Raphaël Granvaud

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 314 - février 2022
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