En parlant d’« un plan criminel préparé depuis le début du siècle (…) pour réduire la Tunisie à sa dimension africaine et la dépouiller de son appartenance arabe et islamique » [1], le Président tunisien aurait-il adhéré à la théorie du grand remplacement ? Avec ses dérapages racistes, Kaïs Saïed a en tout cas permis un rapprochement entre la Tunisie et l’Italie de Giorgia Meloni, sous l’égide d’une Union Européenne obsédée par le rejet des migrants et ses intérêts néocoloniaux.
C’est dans ce contexte qu’a été rédigé un « Mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global entre l’Union européenne et la Tunisie ». Ce texte flou n’est qu’une déclaration de principe que devront concrétiser d’autres accords bilatéraux comme le rappelle Hatem Nafti (Nawaat.org, 20/07). L’Europe veut s’assurer la loyauté de l’État tunisien dans le contrôle des frontières : avec le Mémorandum, l’UE prête 105 millions d’euros à la Tunisie pour que sa police intercepte plus de migrants en Méditerranée. Ce premier prêt doit s’assortir de plusieurs autres censés « soutenir » l’économie de la Tunisie.
Ces sommes « providentielles » sont promises alors que la Tunisie subit une crise économique qui ne fait que s’aggraver, et dans laquelle l’État a toujours besoin de plus crédits pour combler son budget ou pour payer ses fonctionnaires. Il est d’ailleurs indispensable de comprendre que cette crise tunisienne, à laquelle est censé répondre ce Mémorandum, est largement le résultat des politiques libérales imposées par l’Europe et les institutions financières internationales depuis des décennies ; des politiques qui ont pourtant démontré qu’elles ne font qu’entretenir le sous-développement partout où elles sont mises en œuvre.
La stigmatisation par Saïed des migrants noirs en Tunisie est le signe d’une dérive populiste désespérée de l’État tunisien et de ses élites, confrontées à un marasme économique qui les menace plus que jamais. Les noirs en Tunisie, qui forment parfois de très anciennes communautés, se trouvent à l’intersection de toutes les oppressions, racisme, classisme et sexisme. Comme le rappelle la chercheuse et militante Maha Abdelhamid, les femmes noires sont souvent cantonnées depuis des siècles aux métiers les plus durs (rfi.fr, 24/01/2021). Les derniers arrivés, qui ne parlent pas l’arabe tunisien ou ne sont parfois pas musulmans, subissent d’autant plus le racisme institutionnel. S’ils sont désignés aujourd’hui comme des boucs émissaires, Frantz Fanon avait déjà vu à Tunis, il y a plus d’un demi-siècle, que les bourgeoisies nationales d’Afrique du nord avaient été pourries par la négrophobie européenne pendant la colonisation (voir encadré).
Pendant ce temps, les multinationales européennes bénéficient en toute discrétion d’avantages qui font souvent ressembler la Tunisie à un paradis fiscal. Mais pour le pouvoir en place, les avantages de ces multinationales ne sont « ni de la corruption, ni des privilèges, c’est le bon cadre pour accueillir les investissements étrangers et créer des emplois pour un petit pays comme la Tunisie, c’est le même discours officiel qu’on entend depuis décennies. Et même quand il y a des affaires de corruption qui touchent des multinationales, on n’en parle jamais » [2].
Si Saïed a refusé provisoirement les dernières demandes du Fonds Monétaire International (FMI), et notamment la fermeture de la caisse de compensation et des subventions sur le pain [3], « il s’agit pour le pouvoir actuel d’attendre 2024, car en théorie il y aura des élections présidentielles. Si on élimine la caisse de compensation aujourd’hui, cela risque d’entamer fortement la popularité du Président. Ce n’est pas un refus catégorique, mais plutôt une temporisation pour ne pas subir les conséquences politiques d’une suppression de cette subvention qui limite le prix du pain et des farines. Le pouvoir actuel attend donc le moment où il pourra faire passer les réformes libérales avec le minimum de risques de contestations sociales de la part de l’UGTT ou de certains partis politiques. » [3] Nabil Ammar, le ministre des Affaires étrangères, a même déclaré qu’un accord avec le FMI est possible à terme « à l’intérieur des lignes rouges fixées par la Tunisie » (France 24, 30/05). Malgré les discours de Saïed, teintés parfois d’anti-colonialisme, le pouvoir continue de favoriser les multinationales et d’adopter les réformes néolibérales voulues par la doxa du FMI et de l’UE : dévaluation du dinar (qui a perdu plus de la moitié de sa valeur depuis 2010), privatisations des entreprises publiques, baisses des subventions, du nombre de fonctionnaires, des investissements publics, de la fiscalité des entreprises... (Inkyfada.com, 08/02).
Depuis l’intifada du 17 décembre 2010 qui a chassé le dictateur Ben Ali, les partis politiques, élus avec une légitimité parfois très discutable (l’abstention dépassant souvent plus de la moitié du corps électoral), n’ont cessé d’appliquer les recommandations des institutions financières internationales et de l’UE. En 2011, Mediapart avait démontré que le système de corruption sous Ben Ali reposait sur une relation entre deux acteurs : les multinationales étrangères et leurs réseaux diplomatiques d’un côté, le parti unique RCD et les clans familiaux qui le composaient de l’autre. La corruption rimait avec commissions. Elles s’élevaient entre 500 000 et 1 million d’euros pour les entreprises étrangères qui faisaient affaire avec les grandes familles mafieuses tunisiennes [4]. L’Ambassade de France était au cœur de ce système et elle faisait bénéficier aux centaines d’entreprises françaises (leur nombre serait de plus de 1200, aucun pays ne fait plus) d’une situation paisible en s’arrangeant avec les autorités locales pour que rien ne gêne leur exploitation de la main d’œuvre et des ressources locales. Au service des élites corrompues, c’est au ministère de l’intérieur tunisien que revenait le rôle d’exercer un contrôle terrible de la société, et de réprimer les grèves et les révoltes. Le système françafricain en Tunisie a fonctionné pendant des décennies sur ce modèle, et rien n’indique qu’il a été réformé. Sur une longue période, de nombreux dispositifs législatifs ont, de plus, renforcé les privilèges dont bénéficient l’ensemble des multinationales étrangères : exonération des droits de douanes, des charges sociales, maintien d’un salaire minimum dérisoire et possibilité de rapatrier tous les bénéfices faits en Tunisie.
Le modèle fiscal tunisien repose sur une idéologie néolibérale à la dure grâce à la célèbre « loi 72 », loi néo-coloniale par excellence [5]. Elle permet aux entreprises de bénéficier de privilèges exorbitants à partir du moment où leurs activités sont dédiées à l’exportation. De plus, elles bénéficient d’un SMIC qui se situe en 2023 à hauteur de 450 dinars (soit 130 euros) pour 48 heures de travail hebdomadaires. Ce SMIC a presque doublé en Tunisie depuis 2011, mais vu que la valeur du dinar n’a fait que dégringoler sur la même période, les multinationales payent toujours la même chose en euro. Cela permet de mieux comprendre les injonctions permanentes du FMI à dévaluer le dinar. Les multinationales s’implantent dans ce qui constitue pour elles un véritable paradis fiscal où elles disposent d’une main d’œuvre quasiment gratuite. Elles peuvent polluer (utilisation d’intrants chimiques interdits dans l’UE, non respect du code de l’environnement), s’approprier les ressources en eau sans limites ni contrôle d’aucune sorte grâce à la corruption. L’idéologie néolibérale que suit la Tunisie encourage ces pratiques dans l’idée que cela « crée de l’emploi ».
Le néolibéralisme est particulièrement agressif dans un cadre néocolonial où il peut plus facilement dicter la politique économique d’État dominés. Comme le remarque le philosophe Alain Deneault « ...l’État est continuellement en train de dire qu’il n’a pas d’argent parce qu’il n’impose pas les grandes entreprises qui pourtant accumulent des bénéfices pharaoniques (…) mais un État pourrait par exemple imposer une multinationale à la hauteur du pourcentage de revenu qu’elle doit à la présence sur son sol » (Arrêt sur le monde, 07/12/2020). Une taxation à cette hauteur des profits des multinationales présentes en Tunisie donnerait des ressources à un État qui en est aujourd’hui dépourvu, et lui permettrait de réduire sa dépendance à la dette extérieure.
Tout comme d’autres pays africains qui subissent le maintien d’une domination économique néocoloniale, la Tunisie est face à l’enjeu du contrôle de ses ressources (minières, agricoles, en eau, ou la main d’œuvre), qui est incontournable pour sortir de la pauvreté endémique. Avec leur utilisation des ressources en eau dans des domaines comme l’agriculture, les mines ou le tourisme, les multinationales se comportent comme si la vie des Tunisiens et les équilibres naturels du pays n’existaient pas. Entre le manque de moyens mis en place par l’État et les sécheresses de plus en plus intenses, les habitants de régions entières sont privés d’un accès normal à l’eau, avec des coupures et des pénuries de plus en plus longues.
Alors que les multinationales peuvent pomper légalement les nappes phréatiques tunisiennes à des profondeurs toujours plus grandes, les barrages qui alimentent la consommation en eau potable arrivent à leurs limites. L’observatoire tunisien de l’eau (OTE), qui documente depuis des années cette situation, exige en particulier que les multinationales cessent « temporairement d’utiliser de l’eau potable dans leurs activités (…) » et demande que cesse la distribution de licences pour la mise en bouteille de l’eau (OTE, 06/04). Une distribution encore une fois de type néocoloniale où la société de fabrication des boissons de Tunisie (SFBT) filiale de la multinationale française Castel détient 70 % du marché, mais où Danone et Nestlé sont également bien placées…
Cette année, la situation en Tunisie est comparable à celle d’un pays comme l’Uruguay, où 80 % des ressources en eau sont utilisées pour une agriculture et une industrie d’export. L’accès de la population en eau potable repose sur des eaux de barrages dont les réserves sont très impactées par les activités économiques et par la sécheresse. En 2023, l’État uruguayen a dû ajouter de l’eau de mer dans l’eau des barrages pour que les populations des grandes villes aient encore à boire, transformant l’eau du robinet en une soupe salée imbuvable. Les associations et les syndicats uruguayens ont dénoncé « un modèle de production qui « confisque » l’eau au profit de grandes entreprises agricoles et industrielles et au détriment de la collectivité » [6]. Mêmes causes, mêmes effets en Tunisie, où cette année le barrage de Sidi Salem, le plus grand du pays, a atteint seulement 16 % de ses capacités. Dans les années à venir il y aura donc un choix à faire entre la fin du droit d’accès à une eau potable pour les habitants des grandes villes tunisiennes, ou bien une régulation importante du business de Castel, Danone, Nestlé et des autres multinationales qui pillent les ressources en eau potable.
Sous-couvert de grands discours sur la liberté d’entreprendre, sur les liens historiques et civilisationnels entre la Tunisie, la France et/ou d’autres pays d’Europe, et avec une petite touche de greenwashing, les pouvoirs européens et leurs multinationales en Tunisie ne font qu’enrichir quelques clans locaux qui étaient déjà compromis avec l’ancien régime. Ils encouragent le maintien d’un modèle économique profitable seulement à une petite élite qui prospère grâce à la faiblesse chronique de l’État. Dans un pays miné par la dette, qui manque de ressources, et dont la balance commerciale est gravement déficitaire, les capitalistes européens en affaires avec les clans tunisiens sont les authentiques responsables de la crise, sur une longue période. Ces responsables voyagent de préférence en première classe, leurs passeports sont toujours en règle, et leurs rapports avec la police sont faits d’une culture de politesses et d’attentions délicates.
L’arrivée de Saïed au pouvoir a été perçue comme une rupture politique pour la Tunisie. Cependant la réalité de sa politique se trouve plutôt dans une forme de continuité. Élu démocratiquement en 2019, il s’est arrogé tous les pouvoirs depuis le coup d’État du 25 juillet 2021, qui a débouché sur la dissolution du gouvernement et de l’Assemblée nationale. Il a prétendu mener une politique d’urgence pour sauver le pays de la corruption, qu’il désigne comme la cause principale de la crise économique. Les manifestations qui ont légitimé son coup d’État partaient encore une fois d’une population qui peine à survivre. L’une des principales cibles du nouveau leader a été jusqu’ici le parti islamiste Ennahda, accusé d’être à la source de tous les maux du pays, et dont le leader Rached Ghannouchi est emprisonné depuis avril 2023 – après deux précédentes arrestations sous les dictatures de Bourguiba et Ben Ali. La responsabilité d’Ennahda dans la situation économique du pays est indiscutable : le parti a été au pouvoir d’octobre 2011 à décembre 2014, puis a participé à tous les gouvernements et a été à la tête du Parlement de 2019 à 2021. Mais Ennahda est responsable tout comme les autres partis qui ont eu le pouvoir à ses côtés, et notamment le parti « conservateur-libéral » Nidaa Tounes de Beji Caïd Essebsi – héritier du RCD de Ben Ali. Tous ont mis en œuvre une politique qui a renforcé la dépendance économique de la Tunisie, notamment vis-à-vis de sa dette extérieure, qui a fait perdurer le système politique clientéliste et corrompu, sans mettre en place toutes les institutions censées garantir le fonctionnement démocratique du pays. L’absence d’une Cour constitutionnelle a notamment permis à Saïed de justifier légalement son coup d’État.
Le combat de Saïed contre une corruption uniquement locale, sans remise en question des privilèges des multinationales étrangères, ne peut déboucher que sur des procès essentiellement symboliques et des règlements de compte politiques. Il ne s’attaque en rien au système clientéliste, par lequel des multinationales s’arrangent avec quelques clans pour conserver les bénéfices tirés en Tunisie et pour utiliser les faibles ressources de l’État à leur avantage. Il n’a donc entrepris aucune réforme en profondeur du système économique et des relations néocoloniales historiques avec les pouvoirs européens, qui ne sont synonymes pour le peuple tunisien que de pauvreté et de crise environnementale.
Afin de prolonger efficacement son externalisation meurtrière des frontières, l’UE est même plus à l’aise avec ce pouvoir tunisien autoritaire et responsable d’un racisme institutionnalisé, comme l’ont dénoncé des associations (ftdes.net, 20/07) et 379 chercheurs et activistes (Mediapart, 14/08) du Sud et du Nord de la Méditerranée. Les violences à l’égard des personnes noires en Tunisie, qui ont explosé depuis plusieurs mois à la suite des discours de Saïed, et que les vidéos sur les réseaux sociaux ne recoupent que partiellement, sont bien connues des dirigeants européens. Dans les jours précédant la signature du Mémorandum, la police tunisienne commençait sa politique d’expulsion de migrants noirs, ou de personnes identifiées comme telles, dans les déserts libyens et algériens, sans eau ni vivre. Ce que l’Europe fait dans la mer depuis des années (26 000 morts selon l’Organisation Internationales des Migrations depuis 2014, des chiffres encore une fois « officiels »), la Tunisie se met à le faire dans le désert. De plus, des milliers d’autres personnes noires s’enfuient en urgence de Tunisie par la mer sur des embarcations de fortune pour rejoindre l’Europe. Vingt décès ont été confirmés, mais il est impossible de tous les comptabiliser.
La coopération UE-Tunisie n’a été que renforcée par ces crimes, sous l’impulsion de la « techno-fasciste » italienne Giorgia Meloni. Celle-ci a modifié la loi italienne qui criminalise désormais le sauvetage en mer et force les bateaux à laisser les gens se noyer (msf.fr, 09/01). Mais début juin 2023, c’est bien elle qui avait initié les négociations pour l’UE en vue du Memorandum. Elle a été accueillie en Tunisie sur un tapis rouge, avec bouquets de fleurs, et pour cause : c’était la première dirigeante à se rendre dans le pays depuis le coup d’État du 25 juillet 2021, que les autres responsables européens semblaient considérer avec gêne. Le Mémorandum a été signé le 16 juillet à Tunis entre Kaïs Saïed, Ursula Von Der Leyen, présidente de la commission européenne, Mark Rutte, premier ministre hollandais et, bien sûr, Giorgia Meloni. L’absence d’un représentant français peut étonner. Elle est peut-être à relier à la crise diplomatique entre la France et l’Italie provoquée par Gérald Darmanin qui déclarait en mai dernier l’Italie « incapable de gérer la pression migratoire » (Libération, 17/05). C’est une gifle symbolique pour la France, doublée dans un bastion de la françafrique par une Italie menée par une dirigeante d’extrême droite.
Le Mémorandum annonce ainsi la normalisation de l’autoritarisme de Saïed et la perpétuation de la relation néocoloniale avec l’UE dans son ensemble. En effet, après de premières réactions prudentes envers la prise de pouvoir de Saïed de la part de la France et l’UE en 2021, seul le Parlement européen a critiqué ses dérives autoritaires, complotistes et xénophobes. Ce texte se situe donc dans la continuité de l’imposition à la Tunisie de politiques économiques et migratoires [7] et de l’accès à ses ressources naturelles [8]. Il y a 5 « parties » dans le Memorandum. En échange d’un appui budgétaire immédiat (1), il est prévu d’établir des discussions plus approfondies sur le commerce et l’investissement (2), de dynamiser la coopération dans le domaine énergétique (3), d’initier l’élargissement du programme Erasmus à la Tunisie (4) et surtout d’accentuer la répression tunisienne contre les migrants grâce à l’appui européen de 105 millions d’euros (5).
Avec les 100 millions d’euros de soutien au budget tunisien en 2023, l’UE « accompagnera les réformes » (Mémorandum d’entente, p.1). Ces réformes devront donc coller au cadre de pensée libéral européen. Une enveloppe supplémentaire de 900 millions a aussi été promise, mais seulement en cas d’accord avec le FMI [9]. Cela fait office de carotte pour s’assurer que la Tunisie finisse par conclure un tel accord. Il existe en effet deux scénarios : celui d’un accord avec le FMI, et celui d’un défaut de paiement. Deux scénarios qui offrent peu de perspectives réjouissantes :
En termes de commerce et d’investissement, il s’agit de « renforcer la modernisation du cadre des relations commerciales et d’investissement entre l’Union européenne et la Tunisie afin d’améliorer les conditions d’accès au marché » (Mémorandum d’entente, p.1), donc de garantir l’accès au marché tunisien et à sa main d’œuvre peu chère et qualifiée. Cependant, les détails restent très flous, en dehors du fait que l’Europe semble vouloir vendre de la connexion haut-débit en Afrique à travers la Tunisie [11]. C’est la continuité des négociations tenues dans les années 2010 sur le projet d’Accord de Libre Échange Complet et Approfondi (ALECA), accord aux dimensions multiples qui visait notamment à garantir l’installation libre des entreprises européennes en Tunisie, à libéraliser le secteur agricole, les marchés publics et à imposer les normes européennes [12]. Si ce projet est en sommeil depuis 2019, des parties de son programme ont quand même été imposées par l’Europe et le FMI, comme le rappelle l’économiste Maha Ben Gadha (Barralaman, 02/09/2019).
Le troisième point, sur la « transition énergétique », est essentiel pour les intérêts coloniaux européens. Il s’agit de « permettre à la Tunisie d’exporter de l’énergie renouvelable et d’autres produits vers l’UE » (Mémorandum d’entente, p.2). La hausse des prix de l’énergie ces derniers mois a accentué le besoin d’accaparer les ressources tunisiennes en énergie solaire. Dès les années 2010, les européens rêvaient de disposer de grandes centrales solaires dans le Sahara, dont l’énergie serait acheminée vers l’Italie via un câble sous-marin du nom de « ElMed ». Plusieurs projets ont déjà été lancés avec l’objectif d’exporter l’électricité vers l’Europe (inkyfada.com, 11/11/2022), alors que la Tunisie reste dépendante des énergies fossiles et du gaz algérien : la part d’énergie renouvelable y est bien inférieure à 10 %. Les opérateurs des centrales sont des entreprises privées étrangères et les ressources produites ne seront pas ou peu destinées à la consommation locale. C’est une nouvelle page qui s’écrit dans l’histoire de l’accaparement des ressources naturelles tunisiennes (agriculture d’export, sel, phosphate…).
Enfin, rien de nouveau dans le domaine migratoire. L’extension du programme Erasmus à la Tunisie n’est qu’un cadeau empoisonné qui risque d’aggraver la fuite des diplômés. Malgré le langage sur le respect des droits humains (« Les deux parties ont également comme priorités communes la lutte contre la migration irrégulière afin d’éviter les pertes de vies humaines », p.3) l’Europe fournit surtout de nouveaux financements pour empêcher les personnes en migration, tunisiennes ou venant d’autres pays, d’atteindre ses rives. Elle externalise un peu plus ses frontières en soutenant « le développement d’un système d’identification et de retour des migrants irréguliers déjà présents en Tunisie vers leurs pays d’origine » et « le retour et la réadmission depuis l’UE des nationaux tunisiens en situation irrégulière » (p.3). Une fois de plus, l’Europe néocoloniale coopère avec une bourgeoisie nationale raciste. Elle permet aux privilégiés de venir sur son sol, et elle rejette violemment celles et ceux qu’elle considère indésirables, au péril de leurs vies.
Le Mémorandum ne change pas grand-chose à la coopération entre l’UE et la Tunisie. Mais il indique de nombreuses tendances de fond. Côté tunisien, Saïed veut marquer qu’il peut obtenir du soutien extérieur sans accepter, pour l’instant, les conditions du FMI. Il marque sa proximité avec le pouvoir fasciste italien et révèle qui seront ses partenaires, la France brillant par son absence. Les institutions européennes n’ont pas de problème à laisser Meloni mener des négociations internationales. L’accent est mis sur la répression migratoire, en toute acceptation du discours raciste des États italien et tunisien, et des exactions de leurs forces de sécurité. Les privilèges néocoloniaux perdurent avec le maintien de l’accaparement des ressources naturelles et des conditions préférentielles pour les multinationales. Au-delà des apparences, le pouvoir de Saïed perpétue un système néocolonial corrompu qui bénéficie à sa bourgeoisie nationale, accepte la position de dépendance de son pays, applique les réformes néolibérales, et joue le gendarme de l’Europe.
Feriel Lasmar, Makram Jendoubi
« On divise l’Afrique en une partie blanche et une partie noire. Ici, on affirme que l’Afrique blanche a une tradition de culture millénaire, qu’elle est méditerranéenne, qu’elle prolonge l’Europe, qu’elle participe de la culture gréco-latine. On regarde l’Afrique noire comme une région inerte, brutale, non civilisée... sauvage. (…) La bourgeoisie nationale qui a assimilé jusqu’aux racines les plus pourries de la pensée colonialiste, prend le relais des Européens et installe sur le continent une philosophie raciste terriblement préjudiciable pour l’avenir de l’Afrique. Aussi n’est-il pas étonnant, dans un pays qui se dit africain, d’entendre des réflexions rien moins que racistes et de constater l’existence de comportements paternalistes qui laissent l’impression amère qu’on se trouve à Paris, à Bruxelles ou à Londres. » Frantz Fanon – Les Damnés de la Terre (1961) p.155, partie III « Mésaventures de la conscience nationale »
A la fin des années 50, le psychiatre Martiniquais Frantz Fanon vit à Tunis où il est rédacteur pour le journal en exil du Front de libération national algérien (FLN), el Moudjahid, puis membre du GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne), et il échappe à plusieurs attentats. Ce statut lui permet de rencontrer les élites africaines de son époque. Grâce à son métier, il est aussi en contact avec les colonisés les plus pauvres et des combattants qui reviennent du front. De 1957 à 1961, il se trouve à l’hôpital de la Manouba puis à l’hôpital Charles Nicolle, avec ses assistant-es Alice Cherki et Charles Geromini, et avec le soutien du ministre de la santé Ahmed Ben Bella. C’est là qu’il va faire le plus gros de ses recherches pratiques sur les conséquences psychologiques du colonialisme et en tirer d’importants écrits. En Algérie, où l’État français ne le soutenait plus, il avait fini par se faire expulser... Fin 1961, Fanon qui se sait mourant dicte dans l’urgence à sa secrétaire Les Damnés de la terre. L’ouvrage synthétise ses observations dans les mouvements de libération nationale auxquels il vient de prendre une part active et déterminante.
Relire les Damnés de la terre en 2023, à l’heure des émeutes négrophobes en Tunisie, nous éclaire sur les origines de ce racisme que les bourgeoisies nationales d’Afrique du nord ont hérité du colonisateur. Comme Fanon l’avait déjà bien compris, les nouvelles classes dominantes africaines n’ont pas de rôle économique majeur, elles ne servent que « d’intermédiaire » politique à la mise en œuvre de l’économie néo-coloniale. Au Maghreb, leur rôle comprend désormais le contrôle des frontières. Il ne faut donc ni minimiser leurs agissements, ni les tenir pour seules responsables, mais comprendre leurs discours et ses conséquences dans ce contexte bien particulier où : « L’entreprise de déculturation se trouve être le négatif d’un plus gigantesque travail d’asservissement économique(...) » (Frantz Fanon, Racisme et culture, Congrès des écrivains et artistes noirs, 19/09/1956) —
[1] Cité notamment par Thierry Brésillon, Le Monde diplomatique, 02/2023.
[2] Entretien avec Mustapha Jouili, Survie, 07/2023. Voir aussi : « Imperialism and Neoliberal Redeployment in Post-uprising Tunisia », Revue Middle East Critique, avril 2023
[3] La France a aussi promis 250 millions à la même condition en mars dernier.
[4] Lenaïg Bredoux et Mathieu Magnaudeix, Tunis connection, enquête sur les réseaux franco-tunisiens, Seuil, 2011 Pierre Besnainou, président de la Fondation du judaïsme français, y expliquait par exemple : « la corruption, c’était les commissions que la France, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre ou les États-Unis versaient sur des comptes dont on connaissait le destinataire. L’Occident avait les moyens de l’arrêter. Au lieu de cela, il a participé totalement et même encouragé le système. » (p.220)
[6] « Sécheresse en Uruguay », Éditorial de Gerardo Iglesias, secrétaire régional de l’UITA pour l’Amérique latine, UITA, 21/08/2023.
[7] Voir par exemple Bonnefoy et Jonville « Libérer les échanges sans échanger les libertés », FTDES, 2018
[8] Voir par exemple « Tunisie : l’héritage colonial des Salins du Midi », Billets d’Afrique, 2018
[9] En 1984, une révolte avait éclaté suite à l’annonce de l’augmentation du prix du pain pour répondre, déjà, aux exigences du FMI. Ces « émeutes du pain » restent un événement majeur de résistance populaire en Tunisie. Elles avaient été réprimées dans le sang par le Président Bourguiba et mèneront Ben Ali à la tête de la Sûreté nationale.
[10] Sur l’indépendance de la Banque centrale, voir « L’indépendance de la Banque Centrale Tunisienne : enjeux et impacts sur le système financier tunisien », Observatoire Tunisien de l’Economie, mars 2016.
[11] « Le projet du câble numérique sous-marin (MEDUSA) pourrait être une opportunité qui permettrait à la Tunisie de bénéficier d’une connexion à haut débit. D’autres opportunités pourraient être soutenues par des programmes sur mesure, compte tenu du rôle possible de la Tunisie en tant que plaque tournante pour fournir une connectivité internet à d’autres parties du continent africain » (Mémorandum d’entente, p.2)