Survie

Philippe Hategekimana, 
un ex-gendarme rwandais condamné

rédigé le 30 juin 2023 (mis en ligne le 2 décembre 2023) - Laurence Dawidowicz, Stéphanie Monsenego

Le 28 juin 2023, après six semaines d’audiences éprouvantes dans l’enceinte du palais de justice de Paris, l’ex-gendarme rwandais Philippe Hategekimana a été reconnu coupable de génocide et de crimes contre l’humanité. Il a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour la quasi-totalité des chefs d’accusation qui pesaient à son encontre.

C’est le septième procès tenu en France (première instance et appel) contre un Rwandais accusé de participation au génocide des Tutsis, 29 ans après les faits et plus de 9 ans après le procès du capitaine Pascal Simbikangwa, le premier à comparaître devant la cour d’assises de Paris en 2014.
Un maigre bilan, malgré les promesses du président Macron, qui, lors de sa visite à Kigali, en mai 2021, avait déclaré : « Dans les années à venir, il pourrait y avoir tous les 6 mois environ, un procès de présumé génocidaire rwandais devant la cour d’assises de Paris. » Comment faire pour tenir ce rythme alors que 22 à 25 dossiers de présumés génocidaires sont encore à l’instruction, sans compter les cas de ceux, réfugiés en France et estimés à plusieurs dizaines, qui parviendraient encore à passer « sous le radar » de la justice française ?
Pourtant, le temps presse. 29 ans après le génocide, la mémoire s’effiloche et les témoins des faits disparaissent. Concernant l’affaire Hategekimana, trois d’entre eux sont décédés entre la date de leur audition par les enquêteurs et l’ouverture du procès à la cour d’assises de Paris. Quant aux témoins de contexte qui ont été cités, l’un est mort juste avant sa comparution (Damien Rwegera) tandis que deux ont été empêchés en raison de sérieux problèmes de santé (André Guichaoua et Jacques Semelin).

Qui est Philippe 
Hategekimana ?

Agé aujourd’hui de 66 ans, Philippe Hategekimana occupait, pendant le génocide, les fonctions d’adjudant-chef à la gendarmerie de Nyanza dans la préfecture de Butare, au sud du Rwanda. Un poste stratégique qui lui conférait l’autorité et les moyens matériels nécessaires à la mise en œuvre de la « solution finale » contre les Tutsis dans le ressort de son district.
Début juillet 1994, alors que les troupes du Front Patriotique Rwandais (FPR) viennent tout juste d’entrer dans Kigali, il n’attend pas la débâcle définitive du Gouvernement Intérimaire Rwandais (GIR) orchestrateur du génocide, pour fuir le Rwanda. Comme tant d’autres, il part se réfugier au Zaïre (actuelle R.D.C), où il reste jusqu’en 1999, date à laquelle il parvient à rejoindre son épouse en France et obtenir le statut de réfugié sous une fausse identité.
Naturalisé français en 2005 sous le nom de Philippe Manier, il s’installe près de Rennes où il travaille en tant en qu’agent de sécurité à l’Université. En 2015, une dénonciation anonyme révèle sa présence en France.
Le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR) dépose une plainte avec constitution de partie civile, ce qui le pousse à fuir à nouveau, en 2017, cette fois-ci au Cameroun. Interpellé en mars 2018 à Yaoundé – en vertu d’un mandat d’arrêt délivré par un juge d’instruction du « pôle crimes contre l’humanité » du Tribunal judiciaire de Paris – puis extradé un an plus tard vers la France, il est mis en examen et placé en détention provisoire depuis le 15 février 2019.
Le 10 mai 2023, après plus de 4 ans de détention, Philippe Hategekimana, dit « Biguma » pendant le génocide, a enfin comparu devant la cour d’assises de Paris. Tout au long des 31 jours d’audiences de son procès, ce petit homme trapu a choisi de se murer dans le silence, sauf à l’occasion d’une déclaration « spontanée » qu’il a pourtant lue devant la Cour, sans affect et sans âme, niant toute implication dans les actes qui lui sont reprochés. Une posture surréaliste au vu de la gravité des témoignages mais parfaitement typique du déni dans lequel s’emmurent la quasi-totalité des génocidaires.

Un « agent zélé » 
des massacres

Comme l’a indiqué dans sa plaidoirie Me Domitille Philippart, avocate du CPCR, l’accusé n’était pas, en effet, « le petit poisson » que la défense a voulu présenter à la Cour. Au contraire, il avait « un rôle d’autorité au sein de la gendarmerie parce qu’il était gradé, c’était un des sous-officiers, mais il avait aussi une autorité morale de facto auprès de la population en sa qualité de gendarme et du fait de sa personnalité. »
Philippe Hategekimana était accusé d’avoir fait ériger et d’avoir contrôlé des barrières destinées à arrêter et tuer de nombreux Tutsis, d’avoir enlevé et ordonné l’exécution du bourgmestre de Ntyazo, Tharcisse Nyagasaza, d’avoir coordonné et participé au massacre de la colline de Nyabubare où 300 personnes ont été tuées le 23 avril 1994, puis à celui, quatre jours plus tard, qui s’est produit sur la colline de Nyamure où s’étaient réfugiés des milliers de Tutsis.
Il a enfin été reconnu coupable de complicité de crimes contre l’humanité à l’Institut des Sciences Agronomiques du Rwanda (ISAR) où des dizaines de milliers de victimes ont été recensées. Alors qu’il prétendait se trouver à Kigali au moment des faits, le nombre de témoignages à charge rapportant sa présence dans la région de Nyanza a fait voler son alibi en éclats.
A l’énoncé du verdict, le président de la Cour, M. Jean Marc Lavergne, l’a présenté comme un « agent zélé » des massacres soulignant que l’ancien gendarme avait non seulement trahi sa fonction de protection des populations, mais également joué un « rôle déterminant » dans « l’extermination d’un nombre vertigineux de victimes ».

Les témoins : 
tous menteurs ?

Mémorial de Nyanza. Photo Alain Gauthier

Durant les deux mois du procès, plus d’une centaine de personnes sont venues témoigner à la barre ou en visioconférence des atrocités commises entre fin avril et la mi-mai 1994 à Nyanza. Des moments éprouvants pour tous les participants, la salle baignant dans une chaleur d’étuve, alors que les témoins égrenaient une litanie macabre de meurtres à la machette, au mortier, à la grenade, mais aussi de viols, utilisés comme arme de guerre, pour que pas un témoin ne survive... A l’horreur brute de ces témoignages venaient s’ajouter les lenteurs et imprécisions de la traduction, les couacs techniques de la visioconférence et les contre-interrogatoires sans fin des avocats de la défense, soucieux de pointer que toute l’accusation ne reposait que sur ces témoignages et non des preuves matérielles irréfutables.
Comme l’a expliqué Me Jean Simon, un des avocats de Survie, « nous sommes dans un dossier avec des faits qui remontent à 29 ans, ce qui suppose que l’acte d’accusation se fonde principalement sur une centaine de témoignages de parties civiles et qu’à la différence des dossiers communs, il n’y a pas d’écoutes téléphoniques ou de vidéo-surveillance, de géolocalisation ou d’éléments purement techniques qui permettent de mettre en évidence des éléments matériels incontestables. Qui plus est, nous sommes devant la cour d’assises, le principe qui règne est celui de l’oralité des débats ».
Les avocats de la défense se sont toutefois engouffrés dans cette « faille » pour mieux tenter de décrédibiliser tous les témoins, pointant des incohérences de dates, leur reprochant des imprécisions dans leurs propos, comme les habits portés il y a trente ans par les personnes citées, ou encore la marque et la couleur des véhicules vus sur les lieux des crimes. L’accusé lui-même est allé jusqu’à déclarer que « tous les témoins mentent ». On retrouve, là encore, une stratégie classique de défense des génocidaires : l’accusation « en miroir », qui consiste à ne pas répondre sur le fond et à se concentrer sur la déstabilisation des témoins, supposément manipulés par le régime de Kigali, en se référant notamment à l’expérience du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR).
Pourtant, comme l’a rappelé l’avocate générale, au TPIR, la tentative de corruption et de pressions sur les témoins révélée lors de l’affaire Ngirabatware était destinée à innocenter l’accusé et non à l’accabler ! Il a pourtant fallu un courage immense à tous ces témoins pour venir à la barre raviver des plaies jamais refermées. Comme Chantal, 9 ans au moment des faits. Si elle a pu retrouver son petit frère de 8 ans, Gatari, tous deux sont les seuls rescapés de leur famille. Traumatisée par ce qui lui est arrivé, elle n’a jamais pu retourner dans sa localité natale à cause des souvenirs qu’elle en garde. Elle n’a pas non plus réussi à dire à ses enfants qu’elle était une rescapée du génocide, par peur qu’ils soient traumatisés, eux aussi.
Madame Régine Waintrater, entendue comme témoin de contexte dans ce procès en tant que psychologue clinicienne, a évoqué les efforts gigantesques réalisés par les survivants afin de trouver la force de dire, de décrire leur calvaire, d’en revivre chaque détail horrible.
« Le récit, la formulation des faits subis, la parole apparaissent comme essentiels, non seulement pour caractériser les faits mais aussi pour libérer les rescapés, c’est le seul moyen pour elles de parvenir à mettre en lumière leur expérience humaine singulière de victimes de crimes qui, par nature, vont dénier leur fondement même, leur humanité. Cette parole est essentielle », a repris Me Simon dans sa plaidoirie.

Un procès emblématique 
du combat de 
l’association Survie

En se portant partie civile à ce procès comme aux précédents qui se sont tenus en France, l’association Survie traduit sur le plan judiciaire son combat contre le négationnisme et l’impunité, qui sont « les deux jambes de tout génocide », comme l’a dit à la barre Adélaïde Mukantabana, présidente de l’association Cauri. Un combat qui s’inscrit dans sa raison d’être, puisque la lutte contre la banalisation du génocide et la capacité de l’association à ester en justice figurent dans les statuts de l’association.
A ce titre, le procès de Philippe Hategekimana a été particulièrement emblématique des combats de Survie, puisque, en tant qu’ancien gendarme, l’accusé a certainement pu alors bénéficier de la politique de coopération militaire de la France au Rwanda.


Lors de son audition comme témoin de contexte, François Graner, chercheur et auteur de plusieurs ouvrages sur les responsabilités de la France dans le génocide des Tutsis, a évoqué la politique de coopération militaire entre la France et le Rwanda entamée dès 1975 et renforcée en 1983, date à partir de laquelle les gendarmes français envoyés sur place servaient désormais sous uniforme rwandais.
Un bon moyen de renforcer « l’esprit de corps » entre les deux armées, et qui sèmera la plus grande confusion lors de l’opération Turquoise, certains militaires français n’admettant pas que leurs alliés d’hier fussent devenus les pires criminels...
François Graner a expliqué comment, à la fin de l’année 1990, le soutien de la France s’intensifie lorsque, débordé par l’offensive du Front Patriotique Rwandais (FPR) en provenance de l’Ouganda, le président rwandais Juvénal Habyarimana appelle à la rescousse son homologue français, François Mitterrand.
A l’époque, la gendarmerie rwandaise intervient dans les combats et est très impliquée dans la grande rafle des « complices » du FPR. Après l’avoir formée, la France va lui fournir des équipements militaires. C’est ce dont a témoigné à la barre le général Varret, à l’époque responsable du Commandement des Opérations Spéciales (COS). Lors d’une rencontre organisée par le colonel Laurent Serubuga avec les chefs des forces armées rwandaises et les membres de l’état-major de la gendarmerie, le colonel Pierre-Célestin Rwagafilita réclame des armes lourdes. A la fin de la réunion, Rwagafilita demande au général Varret un entretien en tête à tête et renouvelle sa demande : « La gendarmerie va rejoindre l’armée pour résoudre le problème. (...) Nous avons besoin de ces armes pour liquider tous les Tutsis ! »
On ne saurait être plus clair. Dans ses commentaires qui accompagnent le prononcé du verdict, le président de la cour l’a bien compris. S’adressant au condamné, il déclare : « Vous avez notamment utilisé un armement militaire, un mortier et une mitrailleuse, pour tuer des civils. C’était destiné à ce qu’il n’y ait aucun survivant. »
La plaidoirie de Me Hector Bernardini, avocat de Survie, enfoncera le clou. « On comprend mieux aujourd’hui comment la gendarmerie de Nyanza a probablement pu bénéficier du soutien de l’un des 4 hélicoptères Alouette, gracieusement mis à la disposition de l’état-major de la gendarmerie par la France (...) On comprend mieux comment l’instruction stratégique et tactique des gendarmes rwandais par certains experts français de la guerre contre-insurrectionnelle, leur a permis de mener l’extermination des Tutsis avec une si grande efficacité… »
Les trois piliers de la guerre contre-insurrectionnelle théorisée par les Français et enseignée au haut commandement des forces armées rwandaises nous donnent en effet le modus operandi exact employé par le gouvernement génocidaire, les militaires et les gendarmes.
Ils comprennent :
1. le déracinement et la concentration des populations rurales dans des camps ;
2. l’armement des populations civiles et la constitution de milices ;
3. les manipulations socio-psychologiques et la propagande.
La propagande des extrémistes hutus visait à amalgamer les Tutsis « de l’intérieur », de simples civils, aux combattants du FPR venus « de l’extérieur » et enjoignait par conséquent les Hutus à les tuer tous avant qu’ils ne se fassent tuer eux-mêmes.
Comme l’a expliqué Me Bernardini, c’est cette propagande « en miroir » qui fait le lit du négationnisme, cette propagande qui vise à diaboliser le FPR et glisse imperceptiblement vers la théorie du « double génocide » que la défense a savamment distillée tout au long du procès, mais que la cour a su identifier et déjouer au travers de son verdict...
En novembre 2023 s’ouvrira à Paris le procès d’un autre accusé rwandais, le docteur Sosthène Munyemana, accusé de crimes de génocide dans la préfecture de Butare. A quand un procès sur les responsabilités de la France ?

Stéphanie Monsenego 
et Laurence Dawidowicz

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 329 - été 2023
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
Pour aller plus loin
a lire aussi