Survie

Génocide des Tutsi au Rwanda (Revue de presse Nov 2005-Janv 2006)

Publié le 1er février 2006

La france au Rwanda : exercice d’autodéfense

Des témoignages accablants pour l’armée française lors de l’Opération Turquoise, en 1994 qui déclenchent une offensive médiatique.

Le Soir, 21 janvier 2006

Kigali, envoyée spéciale

Pierre Péan n’était pas un tireur isolé. Son pamphlet (1) faisait partie d’une offensive médiatique généralisée, prenant pour cible le régime de Kigali et son président, Paul Kagame. En effet, une demi douzaine de livres ont été publiés quasi simultanément, (2) reprenant tous les mêmes thèmes, la responsabilité du FPR dans l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, présenté comme l’élément déclencheur du génocide, les massacres commis par le FPR à l’encontre des Hutus, ce qui mène à la thèse du double génocide. Tous ces auteurs, qui visiblement se connaissent, s’épaulent et s’inspirent, puisent aux mêmes sources, l’enquête du juge anti- terroriste Bruguière, présentée comme achevée depuis deux ans et qui n’est connue que par des « fuites » privilégiées et le témoignage d’un transfuge du FPR, Abdul Ruzibiza, qui se définit comme un membre du « network », le commando tutsi qui aurait abattu l’appareil présidentiel et qui a été amené de Kampala à Paris par les services français qui l’avaient rencontré lors de l’Opération Artemis en Ituri en 2003. A Kigali on se demande quelle est la raison de ce tir groupé, onze ans après la fin de la guerre. Une tentative de déstabilisation serait-elle en préparation, précédée par un lynchage médiatique en bonne et due forme ? Essaierait-on de miner la légitimité du régime en assurant que, désireux de conquérir tout le pouvoir, Kagame et les siens auraient délibérément sacrifié les Tutsis dits de l’intérieur ?

La raison de ce déchaînement révisionniste est peut-être plus simple, et plus embarrassante pour une armée française désormais sur la défensive. En effet, le procureur du Tribunal aux armées de Paris, seule instance habilitée à juger les militaires en mission à l’étranger, a ouvert une information judiciaire pour « complicité de génocide ». C’est l’aboutissement d’une plainte déposée en février dernier par six Rwandais victimes du génocide, qui ont mis en cause le comportement de l’armée française entre juin et août 1994. A ce moment, l’Opération Turquoise, autorisée par les Nations Unies, avait permis aux Français de créer une « zone humanitaire sûre » (ZHS) dans le sud-ouest du pays. L’objectif officiel était de protéger les Tutsis victimes du génocide. En réalité, cette opération fut contestée dès le départ, le FPR la considérant comme un ultime soutien aux forces gouvernementales en déroute, qui se rassemblèrent d’ailleurs dans la ZHS avant de traverser la frontière en direction des camps du Kivu.

Aujourd’hui les langues se délient au Rwanda et les témoignages se multiplient, décrivant les ambiguïtés de l’attitude des militaires français. La juge d’instruction du Tribunal aux armées de Paris, Brigitte Raynaud, s’est rendue au Rwanda en décembre dernier pour y auditionner des plaignants. Les témoignages portent plus particulièrement sur la tragédie qui s’est déroulée sur les collines de Bisesero, où les militaires français auraient attendu trois jours avant de venir secourir des Tutsis survivants et à Murambi, où l’une des plaignantes, Auréa Mukakalisa a assuré à la juge que « des miliciens hutus entraient dans le camp et désignaient des Tutsis que les militaires français aidaient à sortir du camp ».

L’information judiciaire ouverte en France ne concerne que deux des six plaintes déposées, les autres n’ayant pas été jugées recevables par le procureur. Ce premier pas a déjà suscité de vives réactions en France : la Ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, a jugé « inadmissibles » les dénonciations du comportement des militaires français, l’un des responsables de Turquoise, le colonel Hogard a publié un ouvrage défendant l’action de ses hommes (3) et le général Lafourcade, qui dirigeait l’Opération Turquoise, s’est également justifié dans la presse. La juge Raynaud, bien que démissionnaire, poursuivra cependant ses investigations, même si, avant de se rendre au Rwanda le Ministère de la Défense lui avait fait savoir qu’il jugeait ce déplacement inopportun pour des raisons de sécurité, invoquant la publication imminente de deux ouvrages qui allaient remettre le Rwanda sous les feux de l’actualité (ce qui démontre d’ailleurs que la publication de ces livres n’était pas fortuite).

Au Rwanda, des rescapés se pressent désormais devant le bureau du Procureur, désireux de faire entendre leur version de l’histoire. Nous livrons ici quelques uns de ces témoignages, dont certains ont été communiqués à la juge française lors de son séjour à Kigali et dont d’autres sont inédits.

Colette Braeckman

(1) Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs, édition Mille et une nuits

(2) Lieutenant Abdul Joshua Ruzibiza, Rwanda, l’histoire secrète, éditions du Panama,

(3) Charles Onana, avec préface de Pierre Péan, Les secrets de la justice internationale, enquêtes truquées sur le génocide rwandais, éditions Duboiris, Sous la direction du même auteur : Silence sur un attentat, le scandale du génocide rwandais, éditions Duboiris, Jacques Hogard, Les larmes de l’honneur, 60 jours dans la tourmente du Rwanda, éditions Hugo.doc

Alors que la France célèbre avec émotion le 10eme anniversaire de la disparition de François Mitterrand, le génocide au Rwanda, qui eut lieu à la fin de son « règne » suscite une étrange fièvre éditoriale. Certes, aucun commentateur n’a le mauvais goût de rappeler que le défunt chef d’Etat, vénéré des Français, défendit jusqu’au bout le régime Habyarimana, envoyant même un avion spécial à Kigali pour ramener à Paris sa veuve et ses enfants, qu’il fut l’un des premiers à évoquer « le double génocide », thème favori des révisionnistes et que c’est le Premier Ministre Balladur qui, à l’époque de la cohabitation, freina les ardeurs guerrières d’un chef d’Etat qui voulait à tout prix empêcher le FPR de conquérir Kigali.

Cependant, si le Rwanda est biffé de toutes les cérémonies du culte mitterrandien, il est curieusement présent sur le plan éditorial. Comme si, onze ans après, il était urgent d’allumer des contre feux. Pour quel incendie ? Car enfin, si la juge des armées vient à conclure que des soldats français engagés dans l’Opération Turquoise se sont mal comportés et doivent être sanctionnés, pourquoi toute l’institution militaire devrait elle se sentir visée ? On ose croire que, lorsque certains militaires fraternisaient ou collaboraient avec les extrémistes hutus, ils agissaient à titre individuel et non pas sur ordre de leurs supérieurs. Rappelons que, lorsqu’il se confirma que des militaires belges avaient commis des exactions en Somalie en 1993, ces hommes furent sévèrement sanctionnés mais sans que l’armée belge ou l’Etat ne se sentent ébranlés pour autant. (Il en alla autrement lors de la mort des Casques bleus en 1994 et de l’abandon du Rwanda par la Belgique officielle...) Faut il croire que lorsqu’un militaire français est mis en cause, c’est la France, en tant qu’Etat, qui se sent attaquée ? Si tel était le cas, notre grand voisin ne différerait guère des Etats-Unis, qui refusent pour leurs soldats la juridiction de la Cour pénale internationale...

En dressant des rideaux de fumée pour masquer ses ambiguïtés au Rwanda ou ailleurs, en refusant de regarder en face les compromissions du passé, en refusant toute forme d’excuse, la France s’enfonce dans son malentendu avec l’Afrique. Ce n’est pas une loi qui dira les bienfaits de la colonisation, cette reconnaissance là doit venir des peuples eux-mêmes. Les Africains devraient, sans arrière pensées, pouvoir rejoindre Paris dans son légitime combat pour l’exception culturelle et contre l’uniformisation du monde.

Mais en se solidarisant avec les erreurs commises hier au Rwanda, la France d’aujourd’hui donne le sentiment qu’elle n’a pas changé et fournit elle-même des arguments à ses rivaux en Afrique. Constater cela, avec tristesse, ce n’est pas être hostile à notre grand voisin. C’est croire, au contraire, que ce pays là vaut mieux que ceux qui le défendent aujourd’hui si maladroitement.

Colette Braeckman

Des témoins parlent et accusent la France

 Bernadette Mukonkusi, violée par le domestique des militaires français

En 1994, je vivais à Kigali. Dès les premiers jours du génocide, mon mari avait été assassiné. Je m’étais cachée et j’avais été séparée de mes deux enfants. Après la victoire du FPR en juillet, lorsque je sortis de ma cachette, on me dit que les enfants avaient fui en direction de Gikongoro et se trouvaient dans la zone Turquoise, contrôlée par les Français. Lorsque je suis arrivée à Gikongoro, des Interhahamwe m’ont encerclée, interrogée. Une femme qui travaillait avec eux est allée chercher deux militaires français. Ils ont commencé par me poser beaucoup de questions, d’où je venais, ce que je faisais là. Entretemps, un des Interhahamwe m’a dit que mes enfants se trouvaient dans le camp de Kibeho. Les Français m’ont demandé où je comptais passer la nuit. Ils avaient établi leurs quartiers dans les installations de SOS Villages à Gikongoro. Ils ont accepté de m’embarquer dans leur jeep après avoir terminé la bière qu’ils prenaient avec les Interhahamwe. En arrivant, ils m’ont désigné une espèce de trou, un abri dans lequel on se cache en cas d’attaque. En me jetant une natte, ils m’ont dit que je pouvais dormir là. J’y suis restée jusqu’au soir, le camp était très éclairé. Soudain un Rwandais est venu me rejoinder dans l’abri et il a commencé à se déshabiller. J’ai eu peur, je suis sortie, mais les Français m’ont dit de retourner d’où je venais. Le type était sur la natte, il a voulu me prendre de force, je l’ai repoussé, j’ai crié. Un Français est venu voir ce qui se passait mais il n’est pas intervenu. L’homme m’a violée, avec brutalité, puis s’est endormi. Moi, je me suis enfuie, pendant que le Français me criait" mais où vas tu ? " J’ai alors compris que mon violeur était le domestique des militaires français et qu’ils lui avaient fait un "cadeau".

 Jean-Marie Vianney Nzabakurikiza

En 1993, j’étais à Kibuye et je voyais que les Français étaient aux barriers pour contrôler les Rwandais. En 1994, je les ai vus donner des grenades offensives aux Interhahamwe. Ces derniers s’en servaient pour débusquer les Tutsis : ils lançaient ces grenades vers les bois, les massifs où nous étions cachés, et les rescapés étaient alors obligés de sortir de leur cachette, ce qui permettait de les tuer facilement. A Kibuye, avant de fuir vers le Congo, les Interhahamwe o,t systématiquement pillé la ville, ils ont tout détruit, et les Français qui étaient présents ont laissé faire, ils ne sont pas du tout intervenus pour les empêcher.

 Nshiyimana Gilbert

Moi aussi je suis de Kibuye, né à Ruhengeri. J’étais présent lors de l’opération Turquoise et honnêtement, je ne peux pas dire que j’ai vu des Français sauver des gens. Lorsqu’ils découvraient des rescapés cachés dans les bois, ils les prenaient c’est vrai, mais c’était pour les confier ensuite aux Ihterhahamwe, pas pour les mettre en lieu sûr. Car les Interhahamwe tuaient ceux qu’on retrouvait. Depuis le début, lorsque j’avais vu les Français trier des gens aux barriers et arrêter avec l’artillerie l’offensive du FPR, je me suis dit que ces gens là n’étaient au Rwanda que pour servir de bouclier à Habyarimana, pour mener la guerre au FPR ; Moi, ma maison a été entièrement détruite à Kibuye, sous le regard des Français qui n’ont absolument pas bougé. Et vous voudriez me faire dire qu’ils étaient là pour le protéger ?

 Kayumba Bernard, ancien séminariste : à Bisesero, les Français nous ont désarmés

En avril 1994, je me suis dirigé vers Bisesero. Nous marchions de nuit, allant de cachette en cachette. Bisesero est un endroit sur la hauteur, où d’où les Tutsis n’ont jamais été délogés. A mon arrivée, il y avait là plus de 50.000 personnes. Nous avions des armes traditionnelles, des arcs et des flèches, des lances, des couteaux, et nous tentions ainsi de repousser les Interhahamwe venus de Kibuye envoyés par le préfet Clement Kayishema. Nous avions même 13 fusils mais puisque personne ne savait s’en servir nous avions préféré les enterrer. Les Interhahamwe montaient vers nous avec des chiens, pour débusquer ceux qui se cachaient dans les buissons. Nous avons tenu jusqu’au 27 juin, nous avions faim, les blessés étaient nombreux. Le 27 juin, les Français sont arrivés, guidés vers nous par les Interhahamwe. Ils nous ont dit d’appeler ceux qui étaient cachés. Les gens sont sortis et ont demandé aux Français de les emmener. Les militaires français ont refusé, car ils n’étaient pas assez nombreux, et ont promis de revenir dans trois jours. En réalité, ils étaient venus avec une dizaine de camions, ils avaient des communications radio, et Kibuye n’était qu’à 30 km de là. Je leur ai alors demandé de nous tuer tout de suite, proprement, au lieu de nous abandonner aux Interhahamwe qui attendaient de nous massacrer à l’arme blanche.

Après leur départ, la population a convergé vers nous : les Interhahamwe, avec des renforts venus de la ville, les civils avec des machettes. On devait entendre les cris, les explosions, les coups de feu jusque Kibuye. Nous avons perdu beaucoup de monde car au moment de l’assaut nous étions déjà très affaiblis.

Lorsque les Français sont revenus le 30 juin, ils ont enlevé leurs armes traditionnelles à ceux qui survivaient encore. Arraché les arcs et les flèches, pris les lances, les bâtons et même les 13 fusils enterrés. C’étaient des armes auxquelles nous tenions, elles venaient de nos parents. A ce moment, nous n’étions plus que 1300 survivants, nous étions comme des animaux. Les Français nous ont alors donné à manger et nous ont emmenés vers Kibuye. Durant le trajet, j’ai vu qu’ils laissaient les Interhahamwe filer vers la forêt de Nyungwe avec leurs armes, pour qu’ils puissant s’y réorganiser.

Lorsque nous avons choisi de rejoindre les lignes du FPR, notre évacuation s’est faite dans l’hostilité ; on nous a entassés dans des camions bâchés, nous manquions d’air et avons failli étouffer. On sentait bien qu’ils nous en voulaient.

 Nsengyumva Hamada, ancien militaire, actif dans les services de renseignement

Alors que tous les Français étaient censés avoir quitté le Rwanda en décembre 2003, en mars 1994 il y avait encore trois Français au camp Bigogwe. Ils nous apprenaient l’usage de fusils de chasse et de lunettes de vision nocturne.

J’ai appris à tirer avec l’aide des Français. Dans nos exercices, il y avait des cibles en carton. Cela, c’était classique et normal. Mais sur les collines où avaient lieu les exercices, on nous pénalisait si nous visions ces cibles en carton. Les vrais objectifs, qui nous valaient des points et de l’avancement, nous devions les atteindre sur les vaches des pasteurs Bagogwe (un groupe de bergers apparentés aux Tutsis) Le sport pour nous, c’était d’avancer, couverts par les tirs de mortier des Français, de nous approcher des vaches et de leur tirer une balle entre les deux yeux...

A la fin de l’Opération Turquoise, j’ai fui avec toute l’armée. Les Français nous ont laissés passer au Zaïre et là j’ai fait le grand tour du pays : je suis allé du Kivu jusque Tingi Tingi près de Kisangani, un camp de réfugiés qui abritait également des militaires, puis nous sommes allés à Lubutu, Obiro, Opala, Ubundu. Puis de Mbandaka, la capitale de l’Equateur nous sommes passés au Congo Brazzaville. La tactique était toujours la même : nous devions garder avec nous des populations civiles, comme une sorte de bouclier. Tout au long de notre odyssée à travers le Congo, lorsque nous fuyions les forces de l’AFDL (Alliance des Forces démocratiques pour la libération du Congo) soutenues par le Rwanda, il y avait des Français avec nous, ils nous donnaient des habits militaires et des armes.

 Samuel Zirimwabagabo, ancien gendarme à Kibuye

En 1994, j’étais gendarme à Kibuye, sur les bords du lac Kivu. Lorsque les Français arrivèrent à bord d’hélicoptères, c’était la joie, la population chantait et dansait, les autorités célébraient l’évènement. Travaillant à l’état major, je participais à des factions devant l’entrée du camp. Je voyais les Interhahame qui circulaient avec des épées, des houes, ils étaient vêtus de feuilles de bananiers, portaient des plumes de coqs. Ils cherchaient les Tutsis qui se cachaient encore aux alentours de la préfecture. Les troupes françaises se sont entretenues avec les chefs de la gendarmerie, afin de voir comment organiser la collaboration et maintenir la sécurité.

Pour la journée, on cherchait des gendarmes qui parlaient bien le français, ils triaient les prisonniers selon leur région d’origine, puis on emmenait ces gens à l’économat technique ou dans un hangar. On les laissait là durant la journée et on leur donnait de l’eau. Quelques gendarmes entraient parfois pour les battre mais c’était tout. Après une semaine, nous avons vu des rescapés que l’on amenait, attachés par des cordelettes militaires, très solides. Le sous-lieutenant Emmanuel Ndajagimana collaborait souvent avec un militaire français appelé Sartre, qui venait boire avec lui dans le mess. Vers minuit, les lieutenants et sous lieutenant Ndagajimana et Masengeso étaient appelés . Ils amenaient au camp des gendarmes Abakiga (originaires du Nord, la région du président Habyarimana) Ces derniers commençaient alors à tuer les prisonniers. Nous on restait à l’extérieur et on suivait ce qui se passait. Tout allait vite, un seul cri et c’était fini : ils tuaient les déplacés en un seul coup sur la tête, avec des crosses, des bâtons. Les corps étaient évacués dans des camions couverts d’une sorte de toile de tente, pour camoufler le chargement.

Les Français étaient aussi postés aux barrières, ils participaient au contrôle des gens. Les Interhahamwe étaient derrière eux et lorsqu’un Tutsi était attrappé, ils s’en chargeaient. Au retour, ils étaient couverts de sang.

Avant leur départ de Kibuye, fin août 1994, les Interhahamwe ont commencé à piller la ville, à tout détruire. Les Français n’ont rien fait pour s’y opposer...Au contraire, ils levaient le pouce comme pour saluer leurs alliés et ils leur donnaient des habits, des morceaux d’uniforme. Sartre leur a même donné des armes, des munitions.


Ce qui a manqué à l’opération "Turquoise", par Patrick May

Point de vue

LE MONDE 12.01.06

Le général Jean-Claude Lafourcade signe dans Le Monde du 5 janvier une défense des soldats de l’opération "Turquoise" au Rwanda en 1994, dont il était le commandant. Le général ne se trompe pas de cible, il se trompe de combat. Sans doute, l’opération "Turquoise" ne fut pas parfaite et elle a comporté des lacunes, comme l’affaire de Bisesero entre les 27 et 29 juin 1994, où des Tutsis sont morts faute d’un secours des Français, pourtant informés du danger qu’ils couraient. On peut deviner que ce n’est pas le seul endroit du Rwanda où l’armée française a fait preuve d’un manque de rigueur. Ce qui ne veut pas dire "complicité de génocide", sauf si l’on devait découvrir que c’est sciemment que les Français ont abandonné les Tutsis de Bisesero. L’honneur des soldats français n’est donc pas, dans l’état actuel du dossier, à mettre en cause ici.

En revanche, ce que le général omet de dire, lorsqu’il cite les faits, c’est que la France a voté le 21 avril 1994 la résolution 912 du Conseil de sécurité des Nations unies, préconisant le retrait des casques bleus du Rwanda, s’alignant ainsi sur la lâcheté de la Belgique et des Nations unies et abandonnant les Tutsis à leurs bourreaux. Alors, un procès des défaillances de l’ONU et de ses responsables, comme le suggère le général ? Oui, si l’on inclut la France dans ces derniers.

Ce que le général omet également de dire, c’est que l’opération "Turquoise" fut décidée en fin de génocide, dans la troisième semaine de juin 1994, lorsqu’il est apparu que le FPR, contrairement à toutes les prévisions, pourrait gagner la guerre (l’aéroport de Kigali était tombé depuis un mois).

Ce que le général omet encore de dire, c’est que la France avait un passé chargé de coopération militaire avec le régime d’Habyarimana, lequel a imaginé, organisé et préparé le génocide des Tutsis. Dans ces conditions, l’ambiguïté de l’opération "Turquoise" était patente.

Alors, venir affirmer que "seule la France a eu la volonté politique et militaire d’intervenir pour arrêter les massacres" relève de la farce de mauvais goût. Sans doute le général et ses soldats étaient-ils sensibilisés par le drame des Tutsis, mais il n’est pas crédible que la diplomatie française l’ait été. Laisser faire un génocide pendant deux mois et demi après avoir retiré les casques bleus et s’arroger les lauriers de la sensibilité humanitaire parce que l’on a monté tardivement une opération tampon entre belligérants, quoi de plus cynique ? On peut certes, avec Hubert Védrine, refuser de croire que la France ait eu la moindre intention de soutenir le génocide des Tutsis, mais elle a soutenu des gens qui l’ont orchestré, même si elle a exhorté - vox clamans in deserto - le régime Habyarimana à s’ouvrir à la démocratie.

Le devoir de la France, depuis la création de la Radio-télévision libre des mille collines, la radio de haine anti-Tutsis du pouvoir, au printemps 1993, soit un an avant le génocide, aurait été d’avoir la lucidité de comprendre que le régime Habyarimana était sur le point de commettre l’irréparable et d’essayer de s’y opposer. Ce qu’elle n’a pas fait - pas plus que quiconque - alors qu’elle était la nation la mieux placée à l’époque au Rwanda pour le faire. (D’après certains témoins, elle aurait même fait le contraire, équipant les FAR longtemps après le début du génocide, faits qui ne sont pas absolument établis mais sur lesquels la France ne s’est jamais expliquée.)

Si la France avait eu des préoccupations humanitaires, elle aurait mis son veto à la résolution 912 et, le cas échéant, aurait monté son opération "Turquoise" fin avril et non fin juin. En mélangeant diplomatie et action militaire, le général Lafourcade espère peut-être atténuer, par la vertu de ses soldats, la responsabilité de la France politique dans les événements tragiques du Rwanda en 1994.

Patrick May est le coauteur, avec Yolande Mukagasana, de La mort ne veut pas de moi (éd. Fixot, 1997).


Enquête sur les « bavures » des soldats français au Rwanda

Journal l’Humanité

Rubrique International

Article paru dans l’édition du 26 décembre 2005.

Génocide . Le procureur du Tribunal aux armées de Paris a ouvert vendredi une information judiciaire pour complicité dans les massacres de 1994.

« La manifestation de la vérité, s’agissant du comportement de certains militaires français pendant le génocide, est maintenant possible », a estimé samedi William Bourdon, avocats de six plaignants rwandais. Après des mois de tergiversations, le procureur du Tribunal aux armés de Paris (TAP), seule instance habilitée à juger des militaires en mission à l’étranger, a ouvert vendredi une information judiciaire contre X... pour « complicité de génocide ». Cette décision est l’aboutissement d’une plainte déposée en février dernier par six Rwandais victimes du génocide de 1994, dans lequel ont péri près d’un million de Tutsi et de Hutu modérés. Les plaignants mettent en cause le comportement de l’armée française entre juin et août 1994. À cette époque, les Français sont retournés sous mandat onusien au Rwanda, pour créer au sud-ouest du pays une zone humanitaire sûre (ZHS). C’est l’opération « Turquoise », dont l’objectif officiel était la protection des victimes des tueries. Une version réfutée par les plaignants qui accusent les Français d’avoir laissé des miliciens hutu massacrer les Tutsi et même dans certains cas d’avoir eux-mêmes exercé des violences contre les rescapés. Les plaintes portent tout particulièrement sur les collines de Bisesero, où les témoins racontent que les militaires français ont assisté sans bouger au massacre de rescapés en fuite. L’autre cas est celui du camp de Murambi. Dans ce lieu présenté comme un refuge pour les survivants, « des miliciens hutu rentraient et désignaient des Tutsi que les militaires français obligeaient à sortir », a raconté une des plaignantes, Auréa Mukakalisa.

L’ouverture de l’information judiciaire n’est pourtant qu’une « demi-mesure », a précisé Me Bourdon. Ce dernier parle d’information « pour l’instant incomplète » et de « dernières résistances incompréhensibles du procureur » qui n’a jugé recevables que deux des six plaintes déposées. Les quatre autres plaignants « ne peuvent se prévaloir d’un préjudice personnel et direct », a expliqué le procureur Jacques Baillet pour justifier sa décision. Mais au-delà de l’argument juridique, force est de constater que

l’État français et son représentant, le procureur Baillet, ont tout fait pour stopper l’avance de la procédure. La juge d’instruction du TAP, Brigitte Raynaud, n’a été autorisée qu’au début d’octobre par le procureur à se rendre au Rwanda pour y auditionner les plaignants. Et quinze jours avant son départ, elle recevait encore une note du ministère de la Défense jugeant son déplacement à Kigali inopportun alors que la publication de deux ouvrages (voir ci-dessous) remettait le Rwanda sous les feux de l’actualité médiatique. En décembre, la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, était même personnellement montée au créneau en jugeant « inadmissible que les militaires français puissent être accusés de cette façon et de choses qui la plupart du temps sont farfelues ». Puis il faudra attendre encore un mois entre le déplacement de la juge fin novembre et l’ouverture de l’information judiciaire, entraînant les protestations pour « déni de justice » de Me Comte, deuxième avocat des plaignants.

Camille Bauer


Un exemple caricatural de « négationnisme »

Journal l’Humanité

Rubrique International

Article paru dans l’édition du 26 décembre 2005.

Dans son livre Noires fureurs, Blancs menteurs, Pierre Péan déclare la guerre à tous ceux qui mettent en doute le discours élyséen sur le génocide.

Présenté comme le livre qui établit enfin « la » vérité historique sur le génocide de 1994 et l’opération« Turquoise » au Rwanda, l’ouvrage de Pierre Péan (aux éditions des Mille et Une Nuits) vise essentiellement à faire contrefeu aux révélations publiées ces dix dernières années concernant les jeux plus que troubles de l’Élysée entre 1990 et 1994. La thèse structurant l’ouvrage est issue du discours officiel de Paris, celui là même que Monique Mas, auteur de Paris-Kigali 1990-1994 (Éditions L’Harmattan), résumait par cette formule en sous-titre : « Lunettes coloniales, politique du sabre et onction humanitaire pour un génocide en Afrique »... Seulement cette « onction » a désormais du plomb dans l’aile et ne peut plus servir comme vérité d’évangile. Pierre Péan choisit donc une autre tactique, héritée de l’extrême droite française d’avant-guerre, celle d’un Léon Daudet ou d’un Lucien Rebatet, multipliant les sous-entendus personnels à l’encontre de tel ou tel adversaire afin de déconsidérer son discours et, si possible, de le déshonorer personnellement.

Quelques exemples tirés de cet indigeste pavé aux relents racistes. Deux auteurs français, François Dupaquier et Jean-Paul Gouteux, sont déclarés hors jeu par cette « révélation » se voulant assassine : « marié avec une Tutsi ». Jean Carbonare - qui avait, l’année précédant les massacres, dénoncé la préparation méthodique de ceux-ci par les autorités alors en place à Kigali, sous les yeux des coopérants militaires français - « a recouvré d’anciens réflexes, ceux qu’il avait quand il militait pour le FLN et contre la France ». Bref un homme venu de « l’anti-France », jadis vitupérée par Michel Debré. Le chercheur Jean-Pierre Chrétien, « idéologue pro-Tutsi », n’est rien d’autre que « le cachet universitaire des sornettes du FPR ». François-Xavier Verschave (récemment décédé), un « paranoïaque ». Un délire qui s’étend aux institutions : RFI est-elle bien toujours « la voix de la France ou (celle) de Kagamé ? », s’interroge Pierre Péan, relevant que, outre Monique Mas, y officient « deux Rwandais d’origine tutsi ». Jusqu’au général des casques bleus Roméo Dallaire, dont on insinue qu’il ne restait pas insensible au charme des femmes tutsi. Il est vrai que l’officier canadien a publié un témoignage où il se montre critique sur le rôle de Paris comme sur les complaisances et hésitations onusiennes... La seule raison de parler ici d’un tel livre ne tient pas à son contenu (une compilation de ragots et de rumeurs distillés par des personnes proches de divers services occidentaux), mais à la campagne de promotion accompagnant son lancement. Sans doute n’est-ce pas seulement une coïncidence si celle-ci survient à un moment où la vie politique est agitée par certaine loi vantant les « bienfaits » de la colonisation française.

Jean Chatain


La France accusée de complicité de génocide au Rwanda

Une information judiciaire contre X ouverte au Tribunal des armées de Paris.

Par Christophe AYAD, samedi 24 décembre 2005

La France n’en a pas fini avec le génocide rwandais de 1994 qui lui colle aux doigts comme un mauvais sparadrap. Le procureur du Tribunal aux armées de Paris (TAP), Jacques Baillet, a ouvert vendredi soir une information judiciaire contre X pour « complicité de génocide » à la suite d’une plainte de rescapés rwandais visant l’armée française. Six Rwandais tutsis avaient porté plainte contre X, par l’entremise de Me Willaim Bourdon et Me Antoine Comte pour « complicité de génocide et/ou complicité de crime contre l’humanité » en février 2005 devant le TAP.

Témoignages. Dans un premier temps, le procureur avait jugé les plaintes insuffisantes pour ouvrir une instruction. Fin novembre, la juge d’instruction du TAP Brigitte Raynaud s’était déplacée au Rwanda pour compléter leurs témoignages. Ces derniers avaient accusé des soldats français d’avoir commis des viols, des meurtres, et laissé des miliciens hutus enlever des réfugiés dont ils avaient la protection, lors du génocide de 1994 qui a causé 800 000 morts, surtout tutsis. La plainte vise l’opération Turquoise, durant laquelle 2 500 militaires français, sous mandat de l’ONU, ont formé une zone humanitaire sûre dans le sud-ouest du pays.

Couteaux. Dans son réquisitoire introductif, le procureur rejette la recevabilité de quatre des six plaignants, considérant qu’ils « ne peuvent se prévaloir d’un préjudice personnel et direct ». Auréa Mukakalisa, 27 ans au moment des faits, avait indiqué : « Des miliciens hutus entraient dans le camp et désignaient des Tutsis que les militaires français obligeaient à sortir du camp. J’ai vu les miliciens tuer les Tutsis qui étaient sortis du camp (...) Je dis avoir vu des militaires français tuer eux-mêmes des Tutsis en utilisant des couteaux brillants d’une grande dimension. » Innocent Gisanura, 14 ans en 1994, a évoqué les exactions commises à Bisesero : « Nous avons été assaillis et pourchassés par les miliciens [hutus], et j’affirme que les militaires français assistaient dans leurs véhicules à la scène sans rien faire. » La juge Raynaud va désormais enquêter.


PARIS (AFP) - 24/12/2005 10h32 -

Me William Bourdon, avocat des six rescapés rwandais qui accusent des militaires français, notamment de viols et de meurtres durant le génocide, estime que l’information judiciaire ouverte vendredi "est incomplète" du fait de l’irrecevabilité de 4 des 6 plaignants.

"C’est une demi-mesure. Cette information reste pour l’instant incomplète du fait des dernières résistances incompréhensibles du procureur à permettre des investigations sans réserve", a expliqué samedi matin à l’AFP Me Bourdon, défenseur avec Me Antoine Comte des six plaignants.

"Mais c’est un pas important et l’élargissement des investigations aux faits dénoncés par les quatre autres plaignants est inexorable", a ajouté l’avocat.

Concernant la date d’ouverture de cette information, à la veille de Noël, l’avocat juge que "la volonté caricaturale de discrétion est assez dérisoire".

"Ce qui est important c’est que la manifestation de la vérité s’agissant du comportement de certains militaires français pendant le génocide est maintenant possible", a également indiqué Me Bourdon.

L’avocat ne juge "pas pensable" le recours au secret-défense.

"Chacun sait que les travaux de la mission parlementaire (en 1998, ndlr) ont buté notamment sur le secret défense. La gravité des faits dénoncés et l’exigence de vérité ne rend pas pensable que le secret défense soit opposé à l’autorité judiciaire lorsqu’il sera question, et c’est nécessairement pour bientôt, d’avoir accès à l’ensemble des archives militaires et civiles pertinentes".

Le procureur du tribunal aux armées de Paris (TAP) a ouvert vendredi soir une information judiciaire contre X pour "complicité de génocide" confiant l’enquête à la juge Brigitte Raynaud.

Six personnes, membres de la minorité tutsie du Rwanda, rescapées du génocide de 1994, âgées de 25 à 39 ans, ont porté plainte contre X pour "complicité de génocide et/ou complicité de crime contre l’humanité" en février 2005. Entendus fin novembre au Rwanda, ils avaient accusé des militaires français d’avoir, lors du génocide, commis des viols, des meurtres, et laissé des miliciens hutus enlever des réfugiés dont ils avaient la protection.


Rwanda : la juge Raynaud va enquêter sur le rôle de l’armée française

Par Emmanuel PARISSE

PARIS, 23 déc 2005 (AFP) - Le procureur du tribunal aux armées de Paris (TAP) a ouvert vendredi soir une information judiciaire contre X pour "complicité de génocide" à la suite d’une plainte de rescapés rwandais visant l’armée française, confiant l’enquête à la juge Brigitte Raynaud.

Six personnes, membres de la minorité tutsie du Rwanda, rescapées du génocide de 1994, âgées de 25 à 39 ans, ont porté plainte contre X pour "complicité de génocide et/ou complicité de crime contre l’humanité" en février 2005 devant le TAP.

Les six plaignants entendus fin novembre au Rwanda par la juge d’instruction du TAP Brigitte Raynaud avaient accusé des militaires français d’avoir, lors du génocide de 1994, commis des viols, des meurtres, et laissé des miliciens hutus enlever des réfugiés dont ils avaient la protection.

Dans son réquisitoire introductif, le procureur Jacques Baillet s’est prononcé contre la recevabilité de quatre des six plaignants, considérant que ces "personnes ne peuvent se prévaloir d’un préjudice personnel et direct, d’après l’exposé qu’elles ont fait devant la juge", a indiqué à l’AFP la même source judiciaire.

"Elles ne peuvent se prévaloir de faits, à les supposer avérés, susceptibles de constituer le crime de complicité de génocide", a précisé cette source.

Seuls les cas de deux rescapés du génocide, Innocent Gisanura et Auréa Mukakalisa, respectivement âgés de 14 et 27 ans en 1994, sont recevables aux yeux du parquet du TAP.

Brigitte Raynaud est l’unique juge d’instruction du tribunal aux armées de Paris, dont les locaux se trouvent dans la caserne de Reuilly à Paris (XIIe arrondissement).

Cette juridiction est la seule habilitée à instruire et juger des affaires impliquant des militaires français à l’étranger.

La plainte vise l’opération militaro-humanitaire Turquoise (2.500 hommes, fin juin à fin août 1994), au cours de laquelle l’armée française, sous mandat de l’Onu, avait été chargée de former une zone humanitaire sûre (ZHS) dans le sud-ouest du Rwanda.

Le génocide a fait près de 800.000 morts, selon l’Onu, essentiellement au sein de la minorité tutsie mais aussi parmi les opposants hutus.

Dans son témoignage recueilli par Mme Raynaud, Auréa Mukakalisa indiquait notamment : "Des miliciens hutus entraient dans le camp et désignaient des tutsis que les militaires français obligeaient à sortir du camp. J’ai vu les miliciens tuer les Tutsis qui étaient sortis du camp".

"Je dis et c’est la vérité, avoir vu des militaires français tuer eux-mêmes des Tutsis en utilisant des couteaux brillants d’une grande dimension", poursuivait-elle.

Peu après le retour de la juge d’instruction du Rwanda, les avocats des plaignants, Mes William Bourdon et Antoine Comte, avaient dénoncé "un déni de justice" en l’absence d’ouverture d’information judiciaire.

Selon une source judiciaire à Paris, "l’affaire nécessitait une analyse juridique précise, et un examen précis de la plainte et donc du temps pour aboutir à une décision".

emp/sst/sd AFP 232122 DEC 05


Les protestants et le Rwanda

Réforme n°3156, 22 déc 2005 - 4 janv 2006.

Non à la désinformation

A propos de « Rwanda : protestants interpellés » (Réforme n° 3155, 15-21 décembre). La réponse de Jacques Maury, ancien président de la Fédération protestante de France, et de Marcel Manoël, actuel président du Conseil national de l’Eglise réformée de France. Tous deux démentent quelque implication des Eglises que ce soit.

Non, Pierre Péan, pas cela !

Dans son dernier livre Noires fureurs, blancs menteurs, Pierre Péan prétend défendre l’honneur de notre pays, mis en cause à propos du rôle du gouvernement français et de notre armée lors du génocide de 1994 au Rwanda. La France s’en serait rendue complice par son soutien prolongé au régime du président hutu Habyarimana, dont l’assassinat fut le signal du déclenchement du génocide des Tutsis et des opposants hutus. Et lorsque, devant l’ampleur du drame et pour protéger les victimes, elle décida l’envoi d’un détachement militaire sous le nom d’opération Turquoise, des lenteurs inexpliquées dans le déploiement de ces troupes auraient encore alourdi sa responsabilité.

Dans le développement de son « enquête », Pierre Péan ne craint pas de mettre en cause les institutions du protestantisme français. Par l’intermédiaire de Jean Carbonare, elles se seraient laissées manipuler par le gouvernement tutsi et son président, M. Kagamé, au point de faire partie d’un véritable complot « anti-France ».

L’accusation pourrait faire sourire si elle n’était pas aussi insensée. C’est pourquoi, avec l’accord et le soutien des présidents actuels de la Fédération protestante de France, de la Cimade, de l’Eglise réformée de France et du Département français d’action apostolique (Defap), je tiens à exprimer cette sévère protestation contre des insinuations aussi malveillantes que gratuites.

Nos Eglises et institutions, lorsqu’elles sont interpellées sur des questions politiques et sociales, ont certes l’habitude de donner la parole à ceux qui veulent les voir dénoncer des injustices, mais de ne se prononcer, éventuellement, qu’après les avoir écoutés. En ce qui concerne le Rwanda, elles ont assurément entendu des témoins des réalités effrayantes du génocide. Mais on ne trouve dans le livre de Pierre Péan aucun texte les engageant officiellement, qui puisse corroborer les accusations de l’auteur.

Mais il y a plus grave encore : Pierre Péan ne recule pas devant la mise en question de l’honneur de bien des personnes, et notamment de deux chargés de mission de nos Eglises et institutions :
 en premier lieu, Jean Carbonare (fidèlement assisté de son épouse), ancien équipier de la Cimade et du Conseil œcuménique des Eglises affecté à la direction du chantier de reboisement du Constantinois en 1962, immédiatement après la fin de la guerre d’Algérie ; il a été ensuite et pendant des années personnellement engagé au service du développement agricole de l’Afrique, en particulier au Sénégal. C’est alors qu’envoyé au Rwanda au début des années 1990, comme membre d’une équipe d’enquête de la Fédération internationale des droits de l’homme, il est devenu un partisan passionné de ceux qui lui paraissaient les plus menacés dans les conflits de cette période, comme l’a, hélas, confirmé le génocide des Tutsis. Je ne peux accepter que cet homme généreux soit mis au pilori comme il l’est, de manière acharnée, dans le pamphlet de Pierre Péan ;
 également accusé, sans preuve et à coup d’insinuations aussi malveillantes qu’absurdes : Gérard Sadik, chargé par la Cimade des relations avec l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), c’est-à-dire de l’accompagnement et de la défense des demandeurs d’asile devant cet organisme. Tâche dont il s’acquitte avec une compétence, une honnêteté et une persévérance exemplaires. Pierre Péan ne craint pas de l’accuser, avec deux autres, de porter une attention toute particulière à ce que l’OFPRA ne délivre pas le statut de « réfugié à des Rwandais qui n’ont pas leur agrément » (c’est-à-dire l’agrément des maîtres actuels du Rwanda). Avec cette mise en cause d’une intégrité professionnelle, dans un domaine aussi lourd de conséquences que celui des demandes d’asile, on est vraiment au niveau de l’insulte. On comprendra assurément que je m’en tienne là et me refuse à entrer dans une polémique généralisée sur tous les détails d’une « enquête » qui prétend défendre l’honneur de la France mais qui, par ses procédés, ne fait guère honneur à son auteur.

Jacques Maury, pasteur, président d’honneur de la Cimade

Rien dans les archives de l’Eglise réformée

Puisque Pierre Péan, dans son livre, accuse nommément l’Eglise réformée de France d’avoir participé à une campagne de désinformation antifrançaise, j’ai parcouru nos archives à la recherche de ce qui pourrait motiver - déclaration synodale ou du Conseil national - cette affirmation.

Pendant la période incriminée, 1997-1998 : rien.

Au lendemain du génocide, au synode régional 1994 Centre-Alpes-Rhône, un témoignage de Marguerite Carbonare - membre du synode - qui a été transmis aux Eglises locales de la région. Ni une prise de parti, ni une quelconque accusation antifrançaise, mais le tragique constat de la participation active aux massacres des Eglises rwandaises et de beaucoup de leurs membres, avec un appel à la vigilance et à la prière.

Bref, si quelqu’un fait là de la désinformation, c’est Pierre Péan.

Le seul regret que j’éprouve, c’est de ne pas avoir suffisamment écouté les témoins courageux qui tentaient de nous alerter sur un génocide dont nous n’arrivions pas alors à réaliser la terrible dimension.

Marcel Manoël, président du Conseil national de l’Eglise réformée de France.


Rwanda

Réforme n°3155, 15 - 21 déc 2005.

Depuis quelques jours, la consternation se répand dans les institutions protestantes. Habitués à la discrétion, voilà que les protestants se trouvent interpellés et malmenés par le dernier livre de Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs. Eléments de la controverse.

Des protestants interpellés

Selon le journaliste et essayiste Pierre Péan, contrairement à l’idée communément admise, le Front patriotique rwandais (FPR) et son chef, Paul Kagamé, portent une responsabilité dans le déclenchement du génocide qui a frappé les Tutsis pour avoir programmé l’assassinat du président Habyarimana, l’événement qui suscita la répression hutue. Plus spécifiquement, Pierre Péan réévalue le rôle de l’armée française et de l’opération Turquoise, récusant l’idée que la France se serait rendue complice des responsables du génocide. Et dénonce, dans le même mouvement, des courants d’opinion qui, dans notre pays, pratiqueraient une véritable « haine de la France ». Au titre de ces derniers, des protestants et, en premier lieu, Jean Carbonare, fondateur et président de l’association Survie, qui aurait, selon Pierre Péan, entraîné les institutions protestantes - le Defap, la Cimade et même la Fédération protestante de France - dans une escalade politique visant à accréditer l’idée que la France se serait rendue complice du génocide au moyen de l’opération militaire baptisée « Turquoise ».

Une situation complexe

Soucieux de vérifier les allégations de Pierre Péan, nous avons sollicité les représentants de diverses institutions protestantes. Et là, surprise, peut-être peu habitués à être ainsi durement mis en question, nos interlocuteurs ont d’abord paru tétanisés, sinon très hésitants à se prononcer et nous renvoyant à une réponse collective et officielle à venir. Reprenons, en attendant, les faits.

Il s’agit tout d’abord de l’honneur d’un homme qui paraît mis en cause. Jean Carbonare, paroissien de l’Eglise réformée de Dieulefit, est très vivement attaqué. Considéré par Pierre Péan comme un agent du FPR et, à ce titre, manipulateur capable de retourner et de manipuler une opinion trop crédule et sensible. Cet homme de conviction se tait pour l’instant, bouleversé, ne sachant comment répliquer. André Honneger, pasteur à Dieulefit au début des années 90, se souvient d’un militant très actif depuis qu’en 1992 la Fédération internationale des droits de l’homme l’avait désigné comme l’un des membres de la commission d’enquête sur la situation au Rwanda. « Lorsque le génocide a eu lieu, rappelle-t-il, Jean Carbonare et son épouse Marguerite ont multiplié les voyages là-bas. Chaque fois qu’ils revenaient, horrifiés par ce qu’ils avaient découvert, ils nous faisaient partager leur émotion. Ils défendaient la cause des Tutsis mais aussi celle des Hutus modérés, eux aussi massacrés par les escadrons de la mort. » Et le pasteur de souligner que les époux Carbonare ont toujours privilégié le dialogue au rapport de force, cherchant, certes, à mobiliser l’opinion, mais pour favoriser une aide humanitaire plutôt que pour encourager les conflits. « Jean et Marguerite Carbonare vivent leur engagement avec intensité mais aussi avec sincérité, confirme François Cassou, actuel pasteur à Dieulefit. Même si l’on peut comprendre que chacun d’entre nous ne soit pas capable de partager leur profonde implication, leur engagement mérite le respect. »

Jacques Küng, secrétaire général de l’Eglise de Suisse romande, qui a formé des pasteurs au Rwanda pendant les années 80 et côtoyé les époux Carbonare, évoque leur dévouement, leur énergie à apporter une aide aux populations menacées. Mais pas question pour lui de les soupçonner d’être des agents du FPR, comme le laisse entendre Pierre Péan. Emportés par la force de leur conviction, Marguerite et Jean Carbonare auraient-ils cependant sous-estimé la complexité de la situation ? « Il est très difficile, quand la tragédie de l’Histoire est en marche, de garder l’esprit froid », réplique Jacques Küng.

Du côté des instances protestantes

Une telle implication a-t-elle pu emporter l’adhésion des instances protestantes ? Jean Tartier, président de la Fédération protestante de France au moment du génocide, reconnaît le rôle déterminant des époux Carbonare - et de leur collaborateur François-Xavier Verschave - dans la diffusion des sources : « C’est eux qui nous informaient sur la situation au Rwanda, dit-il. J’ai très vite eu le sentiment qu’ils avaient des convictions, mais pas au point de les considérer comme des partisans aveuglés. » La Fédération protestante aurait-elle été manipulée ? Ou au moins usé de naïveté dans cette affaire rwandaise, comme le suggère Pierre Péan ? « Certainement pas, souligne Jean Tartier. Lorsque j’ai pris connaissance de ce qui se passait là-bas, j’ai insisté sur la nécessité d’une concertation avec les protestants belges et suisses, très présents au Rwanda, afin de recouper les renseignements que nous recevions. Il est ressorti de nos échanges que la situation n’était pas aussi manichéenne que voulait le dire la presse, même si la responsabilité de Hutus dans le génocide ne faisait aucun doute. De la même façon, la responsabilité de l’armée française dans cette affaire me paraissait obscure. Elle méritait, selon nous, de faire l’objet d’une enquête. Cependant, nous sommes restés extrêmement prudents dans nos affirmations. »

Jacques Maury, ancien président de la Fédération protestante, ne dit pas autre chose, qui réfute catégoriquement l’idée que les institutions protestantes auraient pu être manipulées par Marguerite et Jean Carbonare. Et auraient pris parti pour le FPR et Paul Kagamé. Il apporte aussi le plus vif démenti à l’idée que la Cimade, par l’intermédiaire d’un de ses équipiers dénoncés par Pierre Péan, aurait refusé d’accueillir des réfugiés hutus. Plus nettement encore, il s’insurge contre l’hypothèse d’une dénonciation de l’armée française par les instances protestantes. « Je mets au défi quiconque de trouver, parmi les déclarations officielles de nos représentants, de telles insinuations », souligne-t-il.

Reste l’appui moral indéfectible que l’ancien président de la Fédération protestante continue d’apporter à Jean Carbonare, que Jacques Maury qualifie de « chargé de mission » pour les Eglises protestantes. Il conteste là aussi les hypothèses de Pierre Péan qui s’emploie en effet sur de longues pages à discréditer Jean Carbonare en soulignant les failles personnelles de celui dont il conteste les idées.

Cette méthode n’éclaire pas le débat sur la responsabilité de Paul Kagamé dans la guerre civile au Rwanda ou sur le rôle qu’y jouèrent certains militaires français. Mais elle atteint profondément le cœur d’un militant sincère de la cause des droits de l’homme, selon Jacques Maury. Une atteinte à laquelle les protestants ne sauraient être indifférents.

Frédérick Casadesus


Pierre Péan, une vieillesse française.

Le Gri-Gri International, 15 décembre 2005.

Il est des critiques de livres que l’on se réjouit de faire. Il en est d’autres que l’on préfèrerait ne pas avoir à faire. Tel est précisément le cas. C’est que de Noires fureurs, blancs menteurs, le livre en questions, il n’est guère à tirer, excepté l’outrance et le fumet nauséeux. Saisi d’effroi au bout de quelques pages, le lecteur initié aura bien du mal à aller jusqu’au terme de sa lecture. Quant au novice, il finira rapidement épuisé, tant Pierre Péan, l’auteur, semble avoir une pensée à l’image de sa plume : confuse et hachée.

En quelques mots, que veut démontrer Péan ? Deux points basés sur un postulat. Le postulat ? L’histoire récente du Rwanda est truquée. Sur cette seule base, ressortant de l’acte de foi, le voici lancé à la poursuite de ses deux obsessions : 1/ les victimes du génocide ne sont pas les victimes, mais les coupables ; 2/ François Mitterrand, alors responsable de la politique française, était un humaniste méconnu.

Le problème, c’est que tout au long de cette soi-disant « enquête » (tel est l’intitulé du livre retenu par l’éditeur), l’auteur franchit allégrement, et avec une inconscience sidérante, toutes les lignes rouges. Sur un fond haineux, il n’hésite à aucun moment à tordre le cou aux faits, à mélanger la plus pure affabulation à quelques éléments factuels déjà connus, ou à broder d’imaginaires interprétations. Il ne s’agit visiblement pas pour Péan d’enquêter mais de démontrer. A tout prix. Au prix même du risque de la propagande.

Deux remarques à l’appui. Pierre Péan ne s’est pas rendu au Rwanda, ce qui est gênant quand l’on prétend démontrer une "immense manipulation". De même, tout à sa volonté de stigmatiser une prétendue « cinquième colonne » - dont l’auteur de ces lignes - il n’a pas pris la peine de décrocher son téléphone avant de mettre en cause ses « cibles ».

Le résultat est écœurant et ressort du libelle, ces petits écrits à caractère diffamatoire qui pullulèrent en Europe dans la première partir du XXème siècle. Le général Dallaire, patron des forces de l’ONU au Rwanda est ainsi décrit comme un homme qui « méprise les africains francophones » et à la partialité avérée car il aurait « hébergé une Tutsi sous son toit ». Madeleine Mukamabano, journaliste de RFI, ayant perdu une partie de sa famille lors du génocide, aurait, elle « parfaitement » usé et joué du « rôle de rescapée de la barbarie hutu » afin de « séduire et convaincre les personnalités françaises ». Quant à Imma T. (une Tutsi, bien sûr), supposée mystérieuse espionne, Pierre Péan expédie son cas en quelques mots d’une redoutable et exécrable violence : elle « parlait bien et pleurait facilement ».

L’auteur, tout à sa tâche et à sa volonté de violence, exprime également sur un ton qui se voudrait de l’évidence les pires clichés : les Tutsi, victimes du génocide, sont ainsi supposés constituer une « race » dont un trait de caractère serait l’immémoriale « culture du mensonge ». Cette « race » serait également parvenue à former « un lobby Tutsi » à la redoutable efficacité puisqu’elle dirigerait ses « très belles femmes » vers « les lits appropriés ».

L’outrance de l’ensemble est telle que l’on en finit par se demander si la véhémence et la provocation ne sont pas volontaires. L’émotion, la polémique et le scandale visiblement recherchés par Péan créent nécessairement un trouble. Et ce trouble à l’immense avantage de permettre de gommes toutes les épineuses questions de ce dossier, dont la moindre n’est pas celle du rôle de la France au Rwanda.

Finissons-en là. Pour relever deux points qui resteront longtemps - cela est écrit - source d’étonnement et de réflexion : 1/ sans le moins du monde s’interroger, une partie de la presse française a largement ouvert ses micros et ses colonnes à Pierre Péan ; 2/ selon le Canard Enchaîné, la « perception » par « l’entourage de Villepin » de la crise rwandaise « n’est pas éloignée de celle de Péan ».

Patrick de Saint Exupéry.


Ces plaintes rwandaises qui font gémir les armées

Le Canard enchaîné, mercredi 14 décembre 2005

La réaction de Michèle Alliot-Marie est à la mesure de l’inquiétude de l’état-major, après la publication de plusieurs témoignages de Rwandais accusant les militaires français de passivité, voire de complicité lors du génocide de 1994. « Il est inadmissible que les militaires puissent être accusés de choses qui, la plupart du temps, sont complètement farfelues », a pesté la ministre de la Défense.

« La plupart du temps », peut-être. Mais le reste du temps suffit, semble-, t-il, à semer la panique. La preuve, le ministère, épaulé par le procureur du tribunal aux armées, a tout tenté pour empêcher la juge d’instruction Brigitte Raynaud de recueillir ces témoignages. Six personnes, déjà citées par « Le Monde » (10/12), qui affirment avoir vu certains officiers se dérober au lieu de porter secours aux Tutsis massacrés par les miliciens hutus. Ou même prêter main-forte aux tueurs, voire profiter du chaos pour violer de jeunes réfugiées. Six témoins, cela ne fait certes pas une vérité révélée sur une tragédie qui s’est soldée par des centaines de milliers de victimes. Mais c’est peut-être assez pour chercher à connaître un peu mieux la vérité.

Le zèle de Kigali

Dernier coup imaginé par le ministère pour bloquer les investigations de la juge d’instruction : ne pas lui délivrer de réquisitoire. L’instruction en cours a été ouverte sur des plaintes avec constitution de partie civile. Ce qui enclenche automatiquement l’action de la justice. Mais, en principe, le procureur doit alors requérir la poursuite de l’information. Faute de quoi la procédure risque d’être boiteuse.

Cette astuce avait été précédée de deux autres manoeuvres de retardement. Le ministère de la Défense avait fabriqué une note, faussement attribuée aux services de renseignement et émanant en fait du bureau dit « des affaires réservées » (qui dépend directement du cabinet de la ministre et où se traitent les patates chaudes), attirant l’attention de la juge sur les prétendus dangers d’un voyage à Kigali. Ensuite, lorsqu’elle a passé outre, Brigitte Raynaud a été avisée, alors qu’elle était déjà sur place, par le zélé procureur du tribunal aux armées qu’il existait un doute sur la validité des auditions auxquelles elle était en train de procéder.

C’est ce qu’elle raconte dans le « procès-verbal de transport » qu’elle a rédigé le 2 décembre après sa mission au Rwanda. Précisant, en outre, que les magistrats rwandais « attendent les commissions rogatoires internationales qu’ils mettront à exécution après la délivrance du réquisitoire introductif en France ». En clair, les Rwandais se montrent très désireux d’aider la justice française. Et souhaitent vivement qu’elle bouge.

Ces divers épisodes ne vont pas améliorer les relations entre Paris et Kigali. Le gouvernement rwandais a réservé le meilleur accueil à la juge, car il est ravi de voir s’allumer un contre-feu après la charge sans nuance de Pierre Péan, qui, dans son livre paru récemment, accuse les actuels dirigeants tutsis d’avoir massacré autant, sinon davantage, que les Hutus. L’accumulation de naines est telle que vouloir chercher la vérité, c’est déjà trahir un camp. Ou l’autre. Ou même les deux.

Brigitte Rossigneux


Rwanda : lourdes accusations contre des militaires français

Le Figaro

Patrick de Saint-Exupéry (avec AFP)

[12 décembre 2005]

L’OUVERTURE d’une instruction judiciaire, après le dépôt au Tribunal des armées de Paris (TAP) d’une plainte contre X pour « complicité de génocide », semble aujourd’hui inéluctable. La teneur des témoignages recueillis, gravissimes puisque des militaires français participant à l’opération « Turquoise », déclenchée en juin 1994 au Rwanda, se voient accusés d’avoir assisté passivement à des exactions et même d’avoir tué des réfugiés, ne laisse guère d’échappatoire.

Les dépositions des plaignants ont été enregistrées sur procès-verbal le 22 et 23 novembre à Kigali par la juge d’instruction Brigitte Raynaud, du Tribunal des armées de Paris (TAP). Six Rwandais, cinq hommes et une femme, ont alors confirmé leurs témoignages. Reproduites en partie dans la presse, les accusations sont terribles. « Nous avons été assaillis et pourchassés par les miliciens et j’affirme que les militaires français assistaient dans leurs véhicules à la scène sans rien faire », déclare Innocent Gisanura, 14 ans en 1994.

Un autre plaignant, Auréa Mukakalisa, une femme âgée de 27 ans en 1994, assure avoir assisté aux événements suivants au camp de Murambi : « Des miliciens hutus entraient dans le camp et désignaient des Tutsis que les militaires français obligeaient à sortir du camp. J’ai vu les miliciens tuer les Tutsis qui étaient sortis du camp. »

Réagissant à ces mises en cause, le ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, a déclaré trouver « inadmissible que les militaires français puissent être accusés de choses qui, la plupart du temps, sont complètement farfelues ». Il devrait donc revenir à la justice de faire le tri entre de possibles « éléments farfelus » et d’éventuels éléments plus sérieux. Pour ce faire, l’ouverture d’une information judiciaire paraît s’imposer.

Pression sur la juge

Cette affaire est extrêmement sensible. Voici moins d’un mois, le ministère de la Défense était directement intervenu auprès du juge Brigitte Raynaud, afin de la dissuader de se rendre au Rwanda, où elle entendait, compléter et enregistrer sur procès-verbal les témoignages déposés à Paris. L’ambassadeur de France à Kigali, Dominique Decherf, avait alors dû intervenir pour rendre possible le déplacement du magistrat.

La plainte déposée le 16 février par deux avocats, Antoine Comte et William Bourdon, vise l’opération « Turquoise », déclenchée en juin 1994, mais aussi le rôle de Paris au Rwanda de 1990 à 1994, années durant lesquelles « la présence française » au Rwanda « est à la limite de l’engagement direct », a constaté en 1998 une mission d’information de l’Assemblée nationale. La plainte n’épargne pas les responsables au plus haut niveau de l’Etat français. Une note, datant du 28 avril 1994 et émanant du conseiller Afrique de l’Elysée, est ainsi citée. Tout comme une autre, datée du 6 mai 1994, rédigée par le chef d’état-major particulier (EMP) de François Mitterrand.


Un livre réécrit l’histoire du génocide rwandais

Dans un pamphlet sans nuances, Pierre Péan dénonce le « mauvais procès » fait à la France pour son attitude au Rwanda.

La Croix, 12 décembre

Les ouvrages de Pierre Péan font toujours du bruit, et celui qu’il consacre au Rwanda ne fait pas exception. L’« enquêteur écrivain » procède, par un effet de miroir, au démontage systématique de tout ce qu’il appelle l’« histoire officielle ». Il revisite certains faits méritant enquête, comme l’attentat qui coûta la mort aux présidents rwandais et burundais ou les crimes commis par le Front patriotique rwandais (FPR), mais surtout, et c’est là que le bât blesse, une majorité de faits avérés, dont le génocide lui-même. Dès le préambule, le lecteur découvrira par exemple au détour d’une phrase que « le nombre de Hutus assassinés par les policiers et les militaires » du FPR « est bien supérieur à celui des Tutsis tués par les miliciens et les militaires gouvernementaux » : « 280 000 » tout au plus, et non 800 000 comme l’affirme l’ONU. Sur quoi s’appuie cette affirmation à l’emporte-pièce ? Sur un témoignage anonyme, lui-même rapporté par un témoin sujet à caution (p. 277).

« La culture du mensonge et de la dissimulation domine toutes les autres chez les Tutsis et, dans une moindre part, par imprégnation, chez les Hutus. » C’est à l’aune du sens de la nuance recelé par cette phrase que Pierre Péan donne sa version du drame rwandais et de ses racines. Non en enquêtant sur le terrain, non en donnant la parole à des analyses et à des témoignages divergents, mais uniquement en s’attaquant violemment à ce qu’il appelle le « cabinet noir » du FPR de Paul Kagamé, aujourd’hui au pouvoir au Rwanda. Un cabinet bien rempli, formé des journalistes ayant couvert le génocide, à l’exception du seul qui défende les mêmes thèses que l’auteur, et plus globalement de ceux qui ont osé affirmer que le rôle de la France avant et pendant le génocide n’avait pas été dénué d’ambiguïtés et de fautes. Sur ce point, il faut noter que les conclusions de la mission parlementaire d’information sur le Rwanda (1998) qui, malgré des manques criants, avait étayé certains de ces errements, sont ignorées comme l’est un autre rapport de référence, « Aucun témoin ne doit survivre », cosigné par Human Rights Watch et la FIDH.

L’auteur néglige tout ce qui pourrait aller à l’encontre de sa thèse, mais prend pour argent comptant les plus improbables « messages secrets » du FPR censément captés par les Forces armées rwandaises (FAR) ou le témoignage d’un individu, Abdul Ruzibiza, publié par ailleurs. Le retournement de l’« histoire officielle » ne serait pas parfait si le camp des génocidaires n’était pas lavé de tout soupçon, voire glorifié. Pierre Péan réussit ce tour de force, au prix d’une révision de l’histoire rwandaise puisée aux sources les plus partiales et d’une impasse totale sur tous les faits démontrant la préparation minutieuse du génocide, qui passa notamment par la formation des milices de tueurs Interahamwes et l’achat massif de machettes. « Pour comprendre la stratégie rwandaise, écrit l’auteur, il faut constamment avoir en tête les frustrations, la colère et l’amertume des responsables d’un régime constamment méprisé, humilié par la communauté internationale. » Exploitant des archives de l’Élysée et du ministère des affaires étrangères, Péan s’emploie à démontrer la tiédeur de Paris à soutenir ce régime si injustement accusé.

Les erreurs involontaires passent au second plan, mais on ne résistera pas au devoir de signaler à l’auteur que l’ancien président Bizimungu, s’il est prénommé Pasteur, n’est en rien ministre du culte protestant. Plus sérieusement, on rappellera à celui qui enquête à distance, officiellement par crainte d’« être contraint de serrer la main » ou même de parler à l’une des nombreuses victimes de lynchage de ce livre, que les journalistes qui enquêtèrent sur le moment ne furent en rien « encadrés » par le FPR ou par quiconque.

Et c’est bien le problème de fond qui justifia sans doute l’écriture de ce livre.Beaucoup, à l’image de Patrick de Saint-Exupéry dans son ouvrage L’Inavouable (Les Arènes, 1994), ont témoigné de ce qu’ils ont vu. La précision de leurs accusations, la qualité des responsables désignés appelait immanquablement une riposte, mais celle-ci, incarnée par l’ouvrage de Péan, tombe à plat, victime de ses outrances. L’histoire des crimes commis par le FPR, l’histoire du génocide et celle de l’implication française dans ses prémices restent à écrire.


Des témoins du génocide rwandais accusent l’armée française

(Reuters 10/12/2005)

Six survivants du génocide de 1994 au Rwanda, déposant devant une magistrate française, ont accusé des soldats français d’avoir aidé les massacreurs à débusquer leurs victimes et d’avoir eux-mêmes commis des crimes, déclare leur avocat, Me William Bourdon.

Ces dépositions ont été recueillies au Rwanda par la juge Brigitte Raynaud, chargée par le parquet de Paris de mener des vérifications préliminaires après le dépôt de plaintes par ces six personnes en février dernier. Me Bourdon a estimé que le parquet n’avait plus d’autre choix que d’ouvrir une enquête approfondie. "L’ouverture d’une information judiciaire s’impose encore plus aujourd’hui. C’est plus qu’une confirmation des accusations initiales, c’est accablant", a-t-il dit à Reuters.

Les six témoins, cinq hommes et une femme de l’ehtnie tutsie, qui ont déposé plainte pour "complicité de génocide et complicité de crimes contre l’humanité", mettent en cause des soldats français engagés dans l’opération Turquoise, menée entre juin et août 1994 au Rwanda sous mandat de l’Onu.

Huit cent mille Tutsis et Hutus modérés ont été massacrés d’avril à juin de cette même année par les milices et les militaires d’un régime que soutenait Paris.

Dans leurs dépositions publiées en partie dans Le Monde daté de samedi, des plaignants accusent des militaires français d’avoir aidé les miliciens "Interahamwe", principaux auteurs du génocide, à agir dans le camp de réfugiés de Murambi, au sud de Gikongoro.

Les Français laissaient entrer ces miliciens et des gendarmes dans le camp, a affirmé l’un d’eux. Ces miliciens désignaient des personnes que les militaires français auraient parfois tuées eux-mêmes au couteau. Les soldats français sont aussi accusés de viols. Des prisonniers auraient par ailleurs été emmenés en hélicoptère par des Français vers une destination inconnue.

D’autres plaignants accusent des soldats français d’avoir, en juin à Bisesoro, incité plusieurs dizaines de milliers de Tutsis à sortir de leurs caches, avant que des miliciens hutus ne surviennent et ne les massacrent.

Depuis 1994, la France a été mise en cause par plusieurs ONG pour son soutien au régime responsable du génocide. Une version pourtant très discutée, d’autant que le régime de Paul Kagamé, arrivé au pouvoir après le génocide, est lui-même accusé d’exactions.

Une mission d’information du Parlement français a conclu en 1998 que la France avait bien sous-estimé la nature criminelle du régime rwandais mais n’avait eu aucun rôle dans le génocide.

Les autorités françaises soulignent que la France a été, avec l’opération "Turquoise", le seul pays à agir pendant le drame, alors que l’Onu et les autres membres du Conseil de sécurité ordonnaient le retrait du contingent de casques bleus présent sur place avant 1994.

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Rwanda : les plaignants contre l’armée française ont maintenu leurs accusations devant la juge

9 décembre 2005

PARIS (AP) - Les six Rwandais qui ont porté plainte en février dernier contre l’armée française pour "complicité de génocide" ont confirmé fin novembre devant la juge d’instruction du tribunal aux armées de Paris (TAP) les accusations qu’ils avaient portées contre les militaires, a-t-on appris vendredi de sources judiciaires.

Les avocats des six plaignants, Mes William Bourdon et Antoine Comte, réclament désormais qu’une instruction soit ouverte dans les plus brefs délais.

Déposées le 16 février dernier, les plaintes n’avaient pas été jugées suffisamment étayées par le parquet du TAP pour lancer une information judiciaire. Il a cependant autorisé l’unique juge d’instruction du TAP, Brigitte Raynaud, à se rendre au Rwanda pour entendre les plaignants.

Sur place les 22 et 23 novembre derniers, la juge a donc recueilli les témoignages des six plaignants, qu’elle a ensuite transmis au procureur. Il appartient désormais à ce dernier de prendre des réquisitions en vue de l’ouverture d’une enquête.

Devant la juge d’instruction, les six plaignants ont confirmé leur version des faits. Ils accusent notamment les soldats français chargés d’accueillir les Tutsis dans la "zone humanitaire sûre" d’avoir facilité l’enlèvement de leurs "protégés" par les génocidaires hutus, d’avoir violé des femmes rwandaises et même d’avoir aidé à tuer des Tutsis.

Selon "Le Monde", qui reproduit les procès-verbaux des auditions dans son édition de samedi, l’un des plaignants aurait vu dans le camp de Murambi, tenu par les Français, "une dizaine de Tutsis embarqués dans les hélicoptères" de l’armée française "dont les portes étaient toujours ouvertes".

Un autre plaignant a raconté le tri opéré par les soldats à un barrage routier à l’entrée de Kigali : "les Hutus ont pu regagner le minibus pour entrer dans la ville, alors que les Tutsis étaient mis de côté" afin d’être évacués par les Forces armées rwandaises.

La France était la seule puissance étrangère présente au Rwanda lors du génocide en 1994 avec l’opération Turquoise, une opération humanitaire sous mandat de l’ONU. Certains l’accusent aujourd’hui d’avoir prêté main forte aux génocidaires plutôt que d’aider les victimes.

Le TAP est seul compétent pour juger des crimes ou des délits commis par des soldats français en France ou à l’étranger.

Michèle Alliot-Marie a jugé "inadmissibles" et "complètement farfelues" ces accusations. "Je peux vous dire, pour avoir discuté avec un certain nombre de militaires et d’officiers qui ont été au Rwanda à cette époque, qu’ils sont profondéments marqués par ce qu’ils ont vu et qu’en aucun cas les accusations qui sont portées contre certains d’entre eux ne peuvent correspondre à la moindre vérité", a déclaré la ministre de la Défense lors de l’émission "Le franc parler" sur France-Inter et I-Télé.

Michèle Alliot-Marie a noté que le procureur qui a reçu les témoignages des six Rwandais "n’a pas jugé bon d’ouvrir une instruction" et "a demandé au juge d’aller sur place pour écouter les témoins" en raison de l’absence "d’élément suffisamment précis pour pouvoir ouvrir une enquête". "Il n’y a pas de déni de justice", a-t-elle affirmé.

"Dans cette affaire, il y a eu beaucoup de passion. La justice est là pour permettre d’éviter que ces passions n’entraînent encore des agitations inutiles, laissons-la faire", a poursuivi la ministre de la Défense. Elle a redit sa confiance aux militaires français "qui ont un grand sens de l’éthique, de leur devoir". AP

der/cb/egp/sb


"J’ai vu des militaires français tuer eux-mêmes des tutsis" (VERBATIM)

PARIS, 9 déc 2005 (AFP)

 Voici des extraits des dépositions, recueillies en novembre 2005, des six plaignants rwandais ayant entamé une procédure sur le rôle de l’armée française dans le génocide rwandais en 1994, dépositions auxquelles a eu accès l’AFP.

 Innocent Gisanura, 14 ans en 1994, à Bisesero : "Nous avons été assaillis et pourchassés par les miliciens et j’affirme que les militaires français assistaient dans leurs véhicules à la scène sans rien faire. (...) Il s’agissait de Français de toute façon, ils parlaient français, ils étaient blancs, avec le drapeau français sur la manche". Au camp de Kibuyé : "En général les militaires français résistaient aux demandes de la milice de livrer des tutsis, sauf une fois quand le préfet Kayishema est entré dans le camp avec la milice (hutu, ndlr). (...) on lui a donné un jeune homme pour le tuer".

 Auréa Mukakalisa, 27 ans en 1994, au camp de Murambi : "Des miliciens hutus entraient dans le camp et désignaient des tutsis que les militaires français obligeaient à sortir du camp. J’ai vu les miliciens tuer les tutsis qui étaient sortis du camp. Je dis et c’est la vérité, avoir vu des militaires français tuer eux-mêmes des tutsis en utilisant des couteaux brillants d’une grande dimension". "Ces tutsis arrivaient à bord de véhicules au camp (...) ils ont été tués à l’entrée du camp au niveau de la barrière".

 François Bagirubwira, 22 ans en 1994, au camp de Murambi : "A l’intérieur du camp les miliciens hutus désignaient aux militaires français les tutsis et j’ai vu personnellement une dizaine de tutsis embarqués dans les hélicoptères dont les portes étaient toujours ouvertes. Certains avaient les mains attachées dans le dos, on leur attachait aussi les jambes".

 Bernard Kayumba, 25 ans en 1994, à Bisesero : "Le militaire français auquel je m’adressais nous a dit que ses hommes n’étaient pas prêts et qu’ils allaient revenir, mais de ne pas nous inquiéter. (...) Quand les Français sont revenus le 30 juin 1994 (trois jours plus tard, ndlr), ils ont vu des cadavres partout et les blessés."

 Aaron Nshymiryayo, 19 ans en 1994, au camp de Murambi : "Je peux (...) ajouter aujourd’hui pour compléter ma déclaration initiale que des militaires français ont également violé des jeunes filles tutsis à l’intérieur du camp dans leurs abris". "Je me souviens très bien d’une jeune fille, Jacqueline (...) qui était une jolie fille. Cette fille a été abusée par plusieurs militaires français et à plusieurs reprises. (...) Elle était menacée avec des couteaux et d’autres fois ils lui donnaient des biscuits et de l’argent. (...) Elle est décédée il y a cinq ans du sida".

 Eric Nzabihimana, 28 ans en 1994 : "Je ne pense pas que les militaires français aient été surpris en arrivant à Bisesero car ils connaissaient ce qui se passait dans le pays et de toute façon il y avait des cadavres entre Gishyta et Bisesero le long de la route".


Un pamphlet teinté d’africanisme colonial, par Jean-Pierre Chrétien (Point de vue)

LE MONDE 08.12.05

L’ouvrage de Pierre Péan se présente sans ambages comme une somme conduisant à une révision du discours habituel sur le génocide des Tutsis au Rwanda. Revisiter un domaine de recherche est un travail familier aux historiens. Il suppose une discussion sérieuse des écrits antérieurs, complétée par une argumentation fondée sur des documents nouveaux ou des approches nouvelles. Ce n’est pas la "méthode" choisie dans ce pesant pamphlet.

La sélection et l’utilisation des sources sont stupéfiantes. Leur choix est pratiquement unilatéral : acteurs politico-militaro-policiers rwandais ou français impliqués dans la politique de Kigali entre 1990 et 1994 ; quelques auteurs fascinés par les a priori ethniques ou raciaux dans le traitement des sociétés africaines ; pamphlets des amis... Des centaines de publications sont jetées aux orties.

Le rapport fondamental rédigé par l’historienne Alison Des Forges (Aucun témoin ne doit survivre) est ignoré, peut-être parce qu’elle a le tort d’être américaine.

Les références sont souvent incomplètes ou inexactes (des textes non datés), on fait dire à des auteurs ce qu’ils ne disent pas exactement, pour mieux "prouver". Des archives fermées au public (celles de la présidence de la République pour les années 1990) sont brandies et non scientifiquement exploitées dans le cadre d’un débat contradictoire.

L’histoire du Rwanda se réduit à l’étalage des clichés raciaux les plus obsolètes de l’"africanisme" colonial et de l’idéologie "hamitique" (vieille doctrine, produit de l’africanisme du XIXe siècle, qui tend à opposer des "vrais" Africains aux populations mêlées venues du Proche-Orient ou de la région du Nil) : au lieu des travaux fondamentaux publiés durant les dernières décennies, le lecteur a droit à un mémoire présenté au Tribunal pénal international pour le Rwanda pour la défense d’un bourgmestre génocidaire par un Rwandais décrété "historien" et à un opuscule publié en 1940 par un administrateur colonial belge qui expliquait que "les grands Tutsis n’étaient pas des vrais nègres".

La complexité de cette tragédie appelle des réponses complexes, elle relève ici du schéma simpliste d’une histoire complot. La sensation prime sur la réflexion, et elle est des plus douteuses. Les auteurs, chercheurs, journalistes, équipes scientifiques et associations humanitaires qui ont contribué à identifier, analyser et dénoncer le génocide de 1994 sont disqualifiés à moindres frais, à coups d’attaques personnelles, dérisoires et sordides, d’insultes et de "citations" partiales tirées de leur contexte.

Effets de manches et sabre d’abattis. Jadis les "chers professeurs" étaient vitupérés par des politiciens que tout le monde a oubliés, aujourd’hui ils sont des "idiots utiles" et des "agents du Front patriotique rwandais (FPR)" : nouvelle variante de "l’anti-France" !

Un autre aspect est stupéfiant, quand on connaît la propagande rwandaise, qui, entre 1990 et 1994, a préparé et accompagné le génocide, telle qu’elle ressort de collections exhaustives de journaux et d’enregistrements dont l’existence accablante suscite, on le comprend, la colère de certains.

Les propos de cet auteur sont comme en écho avec ce discours de la haine : réduction ethno-raciale du débat politique ; bréviaire raciste sur le don congénital des Tutsis dans le mensonge et sur leur instrumentalisation des femmes ; dénonciation des démocrates hutus qui s’étaient engagés courageusement contre la dictature et le carcan ethniste comme autant de vendus ; fantasme d’un complot régional hima-tutsi, ressassé depuis quarante ans par des cercles extrémistes et digne du montage des Protocoles des sages de Sion ; culture de violence et de mensonge où le génocide était à la fois justifié et nié.

Comme disaient l’organe raciste Kangura ou la Radio des Mille Collines, ces Tutsis se suicident... Dans sa furie contre les "agents du FPR", l’auteur n’hésite pas à se fier aux dires d’un ancien fondateur du parti extrémiste Coalition pour la défense de la République, aujourd’hui en France et qui à l’époque s’était exprimé dans ces médias.

Le débat est normal sur les conditions et les causes, lointaines ou proches, du génocide, sur la sociologie des tueurs, sur les zones d’ombre du contexte politico-militaire, au Rwanda comme à l’extérieur.

Des enquêtes transparentes et publiques sont nécessaires, y compris, évidemment, sur l’attentat du 6 avril 1994 (contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana et son homologue burundais Cyprien Ntaryamira) et sur les hypothèses et les "révélations" qui sont périodiquement distillées ou annoncées. L’ambiance de guerre secrète qui entoure ces questions graves est intolérable.

La défense de la France en Afrique est vraiment mal partie si elle doit s’appuyer sur le livre de M. Péan, qui, par ailleurs, semble étrangement dédaigner les apports (limités, mais réels) de la Mission parlementaire d’information de 1998.

En guise de "révision", on découvre donc une étonnante passion révisionniste, qui participe au flot actuel de manifestations débridées de mépris à l’égard du passé et du présent des Africains. L’auteur mesure-t-il à quel point il meurtrit les rescapés du génocide et leurs proches, déjà tenaillés par la culpabilité d’avoir survécu ?

Mais se préoccupe-t-il du sort des Rwandais, Hutus comme Tutsis, et de leur avenir ? Venu s’ajouter à la vague des "experts" improvisés sur ce terrain, connaît-il ce peuple par-delà le théâtre d’ombres qu’il met en scène ?

Si l’on veut aider le Rwanda à sortir de l’ambiance obsidionale et policière que chacun observe, si l’on veut aider ses élites, à l’intérieur comme à l’extérieur, à se défaire de leurs obsessions manichéennes, ne faut-il pas d’abord isoler le virus raciste qui piège ce pays depuis des décennies ! Les concepteurs du génocide ont cherché à en faire triompher la logique en mobilisant massivement les uns dans un "travail" d’extermination des autres. Faut-il, en Europe, leur donner raison ? Et dans quels buts obscurs ?

Le génocide des Arméniens ne se négocie pas avec les intégristes turcs. Celui des Tutsis au Rwanda ne se négocie pas avec des nostalgiques ou des attardés du "Hutu power", qu’ils soient noirs ou blancs... Ce livre de Pierre Péan cherche un effet de scandale, il finit par être accablant pour ceux qu’il prétend défendre.

Jean-Pierre Chrétien est spécialiste de l’histoire de l’Afrique au CNRS, où il est directeur de recherches. Il est l’auteur de L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire (Flammarion, 2003).


Rwanda, l’enquête inachevée, par Colette Braeckman (Point de vue)

LE MONDE 08.12.05

Autant être clair : le génocide des Tutsis au Rwanda, d’avril à juillet 1994, n’est pas un sujet de polémique. C’est une réalité, confirmée par d’innombrables témoignages, enquêtes et rapports, par des récits, des accusations, des aveux. Les faits sont précis, concordants, vérifiés : plus de 800 000 Tutsis ont été mis à mort en trois mois, de manière systématique, grâce à des listes, des dénonciations, des chasses à l’homme, avec des armes à feu et des machettes qui avaient été depuis longtemps distribuées à des miliciens formés pour tuer.

Cette histoire, qui voit les Tutsis, minoritaires, être considérés comme des étrangers dans leur propre pays, ne remonte pas à 1994, ni à 1990, lorsque des exilés déclenchent la guerre aux frontières : elle date de 1959, lorsque les Hutus, encouragés par le colonisateur belge, sont poussés à une "révolution" qui, au lieu de les dresser contre leurs maîtres européens, est détournée contre leurs compatriotes tutsis devenus suspects depuis qu’ils ont eu l’audace de revendiquer l’indépendance.

Depuis cette date, à chaque fois que les Tutsis exilés tentent de revenir les armes à la main, à chaque fois qu’à l’intérieur du pays ils s’efforcent de regagner du terrain sur le plan social ou politique, la réponse du pouvoir hutu est identique : des civils sont massacrés. Durant des décennies, c’est au nom d’une légitimité fondée sur le concept de "majorité ethnique" que les Belges puis les Français ont appuyé les régimes rwandais successifs.

Lorsque, en 1990, le Front patriotique rwandais (FPR) lance une offensive au départ de l’Ouganda, les Belges s’effacent devant une France qui ne ménage pas son soutien politique et militaire au pouvoir de Juvénal Habyarimana. Sans rien ignorer de la dérive génocidaire inscrite au coeur du régime hutu. Deux ans plus tard, directeur des affaires africaines, Paul Dijoud va jusqu’à mettre en garde Paul Kagamé (chef tutsi du FPR et actuel président rwandais) et les siens, les prévenant du risque qu’ils font courir à leurs familles.

Consciente des dangers, la diplomatie française prône la négociation, le partage du pouvoir. Mais la coopération militaire, elle, s’engage sans cesse plus avant : elle arme et entraîne soldats et gendarmes, elle dresse les plans des batailles et barre au FPR la route de Kigali. Des soldats français participent aux manoeuvres et on les retrouve même aux points de contrôle, triant les citoyens rwandais en fonction de leur ethnie, inscrite sur les documents d’identité.

Lorsque, en décembre 1993, le contingent français se retire, cédant la place aux 500 casques bleus censés faire appliquer les accords de paix d’Arusha, il laisse au Rwanda des "coopérants militaires" en civil (25 officiellement et sans doute le double) dont on ignore à quoi ils s’occupent aux côtés de leurs alliés hutus. Malgré l’embargo, les livraisons d’armes se poursuivent, non seulement jusqu’à la veille du génocide, mais bien après qu’il a commencé : des observateurs onusiens relèvent que les avions de l’opération Amaryllis, venus pour évacuer les expatriés, déposent des caisses d’armes sur le tarmac de l’aéroport. Même lorsque ses alliés hutus se lancent dans le massacre systématique des Tutsis et que les corps s’amoncellent, enlevés dans les rues de Kigali par les bennes de la voirie, la coopération militaire française ne désavoue pas ses alliés : en mai encore, six semaines après le début du génocide, le général Huchon promet à un émissaire rwandais, le colonel Ephrem Rwabalinda, de lui livrer non seulement des munitions, mais des postes sécurisés, afin d’assurer les communications directes entre l’état-major français et ses alliés, dont les troupes passent plus de temps à massacrer et à piller qu’à se battre.

Rappeler tout cela, ce n’est pas adopter une position antifrançaise : c’est aligner des faits réels, observés sur le terrain, c’est s’interroger sur la pertinence et les raisons d’un tel soutien. Ces questions n’occultent en rien le fait qu’en face, la guerre menée par le FPR fut impitoyable, qu’elle charria des crimes et des massacres dont l’ampleur ne se révéla qu’au fil du temps.

Aujourd’hui encore, Pierre Péan (dans son livre Noires fureurs, blancs menteurs, éd. Mille et une nuits, 544 p., 22 ¤) tente de "retourner l’image" de la tragédie rwandaise en occultant la spécificité du génocide - cette entreprise d’extermination dont les Tutsis ont été victimes -et en soulignant les crimes de guerre commis par le FPR à l’encontre des Hutus.

Occultant le soutien militaire apporté par la France aux militaires et miliciens auteurs du génocide, accompagnés jusque dans les camps du Kivu où ils représentèrent un élément de déstabilisation durable pour toute la région, il met l’accent sur les aspects humanitaires de l’opération "Turquoise". Sans relever que, si le premier but de cette opération avait été de secourir des civils, il aurait peut-être mieux valu amener en Afrique des camions et des ambulances plutôt que des Mirage et des hélicoptères de combat, des infirmiers plutôt que des fusiliers marins et des commandos...

Tout à son entreprise de réhabilitation, M. Péan, qui a cherché la vérité dans les tiroirs de l’Elysée au lieu de se rendre sur le terrain, ne craint pas de se mettre en porte-à-faux avec la France d’aujourd’hui ; dans son ambassade à Kigali, une plaque rappelle désormais les employés tutsis abandonnés en 1994.

Il faut évidemment parler de l’attentat : le tir de missiles qui a abattu l’avion ramenant de Dar es-Salaam le président Habyarimana et son homologue du Burundi fut l’élément qui déclencha un génocide depuis longtemps préparé. Le véritable scandale est que, onze ans après l’assassinat de deux chefs d’Etat en exercice, aucune enquête internationale digne de foi n’ait encore été diligentée. Pierre Péan, lui, se fonde sur l’enquête du juge Bruguière - un magistrat dont lui-même dénonçait en 2001 le "côté barbouze" et les "méthodes expéditives" - pour dénoncer la responsabilité du FPR.

Il est vrai qu’au cours des années, le silence persistant de Kigali, le refus de communiquer tout élément d’information au sujet de l’attentat ont donné à cette hypothèse-là plus de poids qu’elle n’en avait en 1994. Mais il n’empêche que d’autres témoignages, qui avaient amené à une lecture des faits différente, n’ont jamais été pris en compte...

Multipliant les attaques personnelles recopiées au départ de fiches de renseignement, la méthode de Péan insulte les victimes et salit une France mitterrandienne que l’auteur croit avoir défendue, mais qu’il a réussi à amalgamer avec les tenants du pouvoir génocidaire.

Colette Braeckman est journaliste au quotidien belge Le Soir. Spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs, elle a écrit plusieurs livres sur le Rwanda.


Un livre important et contestable, par Claudine Vidal (Point de vue)

LE MONDE 08.12.05

Le livre de Pierre Péan sur le Rwanda fourmille d’erreurs, d’approximations. Pour n’en citer qu’une : affirmer que la mission d’information parlementaire française a "oublié" de s’intéresser à l’attentat du 6 avril 1994 perpétré contre l’avion du président rwandais, c’est révéler qu’il n’a pas lu le rapport de la mission dont un chapitre est précisément consacré à une enquête minutieuse sur l’attentat. Il s’inscrit sans nuance dans une vision ethniciste très largement partagée : la certitude qui fait nécessairement dépendre les conflits politiques africains des identités communautaires, ethniques, voire raciales.

J’ai eu bien des discussions avec des amis tutsis, qui, loin d’avoir le sentiment de diriger le pays, se disent opprimés par les autorités du Front patriotique rwandais (FPR) comme n’importe quel autre citoyen rwandais. Il pratique des amalgames insensés. Par exemple, il associe Alison Des Forges au "cabinet noir du FPR" (ce groupe qui soutient le FPR jusqu’à nier systématiquement ses exactions). Enorme contresens ! L’historienne du Rwanda Alison Des Forges est, depuis des années, l’une des bêtes noires de Kigali en raison de son acharnement à découvrir la vérité sur les crimes massifs commis depuis 1990, y compris par le FPR. Bref, abondent les manquements au souci d’exactitude et à l’exigence de distance critique, sans lesquels l’activité enquêtrice risque de tourner en discours propagandiste.

Mais, alors, que reste-t-il de cet ouvrage ? Pierre Péan a eu accès à des archives (ministère de la défense et présidence de la République) jusqu’alors non exploitées. Ainsi, il apporte des indications incontestablement neuves sur ce que savaient ou ne savaient pas les responsables politiques et militaires français. Il a conduit des investigations sur la réussite de désinformations fabriquées par le FPR à l’attention de la communauté internationale.

Son apport le plus original, à mon sens, est d’avoir reconstitué les liens entre les autorités de Kigali, victorieuses, et leurs relais européens, les "Blancs menteurs", lobby qu’il surnomme "cabinet noir du FPR", et dont il dénonce les mensonges et les pratiques d’intimidation, montrées en acte sur des cas précis. Incontestablement, l’enquête de Pierre Péan a le mérite d’ouvrir des pistes à explorer. Il sort, et je lui en sais gré, du système des répétitions infinies plombant tant d’ouvrages qui prétendent faire la lumière sur le génocide des Rwandais tutsis et sur les responsabilités de la France. C’est pourquoi il serait contraire à la vérité d’affirmer qu’il s’agit d’un livre sans autre importance que celle du scandale qu’il a suscité.

Je pense cependant que l’auteur a lui-même forgé les armes de détracteurs qui n’appartiennent pourtant pas au "cabinet noir". Par précipitation, sans doute. Mais surtout, à mon sens, parce qu’il s’est laissé enfermer dans la logique tranchée des camps propagandistes. En effet, depuis 1994, un climat très années 1950, fertile en dénonciations staliniennes, en accusations délirantes, en "versions de l’histoire" d’une radicale simplicité, caractérise, en France, les débats les plus bruyants sur le Rwanda.

Pierre Péan a foncé là-dedans, tête baissée. Il pratique le "deux poids, deux mesures" : pour maximiser la politique d’extermination des Hutus, il minimise le génocide des Tutsis (il parle de 280 000 Tutsis massacrés et plus d’un million de Hutus tués depuis 1990) en s’abritant derrière un seul témoin rwandais (p. 276). Pour défendre les autorités françaises, il oublie qu’elles ont soutenu, trop longtemps, "un régime autoritaire, ethnique et raciste", selon les termes de la mission d’information parlementaire. Bref, il se cantonne à un parti pris. Comme s’il fallait minimiser le génocide des Tutsis pour pouvoir dénoncer l’actuel régime tyrannique de Kigali, son rôle dans les massacres systématiques de civils commis avant et après la victoire. Comme s’il fallait assimiler au "cabinet noir" tous ceux qui enquêtent sur les responsables rwandais du génocide. Comme si critiquer la politique menée par les autorités françaises au Rwanda de 1990 à 1994 (et, au simple vu de ses résultats, elle est critiquable) révélait nécessairement une haine de la France.

A plusieurs reprises, Pierre Péan cite le lieutenant Abdul Ruzibiza, dont j’ai préfacé le livre (Rwanda. L’histoire secrète, Editions du Panama, 400 p., 22 €). Il serait regrettable de considérer leurs ouvrages comme les deux versions d’une même histoire, l’une écrite par un Rwandais, l’autre par un Français. Le lieutenant Ruzibiza rend compte des massacres qu’il qualifie de "génocide des Hutus", mais il restitue, avec autant de rigueur, l’accomplissement du génocide des Tutsis. Ce Rwandais nous invite à vouloir une histoire complète de la tragédie.

Sociologue, Claudine Vidal est directrice de recherche émérite au CNRS. Elle est l’auteur de Sociologie des passions : Rwanda, Côte d’Ivoire (Karthala, 1991).


Journalisme et raison d’Etat

JP Marthoz

Le Soir 07/12/2005

Le journalisme a toujours eu ses sténographes du pouvoir. Mais qui se souvient d’eux ? En France, la plupart sont très vite passés des lustres de la République aux oubliettes du métier. Paradoxalement, alors que le pouvoir s’agace des plumes rebelles et s’évertue à les disqualifier, l’histoire officielle finit presque toujours par les réhabiliter. Emile Zola ou Albert Londres ne se sont jamais mis au service de la raison d’Etat, mais c’est d’eux que s’enorgueillit, depuis des décennies, la « France reconnaissante ».

Quel maître le journaliste sert-il : les citoyens ou le pouvoir ? « Nous sommes là pour embêter le monde, répondait Horacio Verbitzky, l’un des plus célèbres journalistes argentins. Nous mettons du sel dans les blessures et des cailloux dans les chaussures. Nous cherchons le mauvais côté des choses car du bon côté, les attachés de presse s’en chargent. »

Que penser, dès lors, de journalistes qui prennent ostensiblement le parti du pouvoir ? Le livre très controversé de Pierre Péan sur le génocide de 1994 au Rwanda nous offre une occasion de réfléchir aux rapports complexes que la presse entretient avec des gouvernants qui sont, tour à tour, ses meilleures sources et ses meilleures cibles. S’il charge lourdement le Rwanda de Kagame, l’auteur semble tout aussi empressé de voler au secours d’un autre Etat, la France. Ponctué de dénonciations des « professionnels de l’anti-France », dénué de toute distance critique par rapport aux cercles officiels de la « Mitterrandie », son ouvrage débouche sur un étrange retournement du journalisme d’investigation : conçu par ses praticiens les plus éminents comme une couverture indépendante du pouvoir, il se transforme en défense et illustration d’un Etat. Et pas n’importe lequel : la thèse qu’il adopte d’une France généreuse, intelligente et irréprochable en Afrique centrale recouvre d’un voile de vertu l’histoire à tout le moins méandreuse de la Françafrique.

La proximité avec le pouvoir d’Etat serait-elle une fatalité du journalisme dont « l’élite, notait le politologue français Rémy Rieffel, s’identifie aux sujets qu’elle est censée surveiller » ? Illustrant cette thèse, les Etats-Unis ont eux aussi offert quelques exemples désolants de journalisme d’Etat. Ainsi, lors de la préparation de la guerre en Irak, en 2002 et 2003, Judith Miller a systématiquement relayé dans le New York Times les assertions non fondées des milieux néoconservateurs et d’exilés irakiens sur la présence d’armes de destruction massive en Irak. En polluant les puits de l’information, elle a contribué à promouvoir la guerre et a gravement entaché la réputation de son journal.

D’autres, à Fox News ou ailleurs, n’ont guère fait mieux, préférant la logique du pouvoir au pouvoir de la logique.

Toutefois, dans la culture journalistique américaine, subsiste une tradition qui veut que le « sens de l’Etat » implique souvent une mise en cause de la raison d’Etat. Un journaliste défend l’honneur de son pays non pas en vilipendant ceux qui critiquent les fautes des gouvernants, mais bien en soumettant ces derniers, comme le disait James Reston, du NY Times, « à un tir de barrage incessant ». La critique fait partie du système, elle est la condition même de son bon fonctionnement. Ainsi, en 1966, lors de la guerre du Vietnam, le président de la commission des Affaires étrangères du Sénat, William Fulbright, avait fait l’éloge de ceux qui mettaient en doute le bien-fondé de l’intervention américaine. « Critiquer son pays, s’exclama-t-il, c’est lui rendre un service et lui faire un compliment. C’est lui rendre service parce que la critique peut pousser le pays à faire mieux ; c’est lui faire un compliment car c’est croire que le pays peut mieux faire. La critique est davantage qu’un droit, c’est un acte de patriotisme. »

Aux Etats-Unis, la critique de la politique étrangère est un genre journalistique à part entière et une voix royale vers le prix Pulitzer. Stephen Kinzer, auteur d’enquêtes sobres et fouillées sur le rôle de la CIA en Iran ou au Guatemala, fait partie du « système ». Samantha Power, qui publia une étude cinglante sur la passivité américaine face aux génocides du « siècle des génocides », a été recrutée par l’université de Harvard. Et Seymour Hersh, qui révéla le massacre de My Laï au Vietnam et qui enquête aujourd’hui sur les abus commis par les militaires américains en Irak, publie dans le New Yorker, l’un des magazines les plus prestigieux du pays.

En France, par contre, la mise en cause de l’Etat et surtout de sa politique étrangère semble rester une entreprise hasardeuse. Les journalistes qui osent contester la diplomatie gouvernementale risquent à tout moment d’être taxés de déloyauté. A l’instar des Mauriac, Bourdet, Vidal-Naquet ou Servan Schreiber qui, lors de la guerre d’Algérie, osèrent critiquer les brutalités de l’armée française et la « déraison d’Etat ».

Le « journalisme officiel » constitue, pourtant, un danger pour les intérêts fondamentaux d’une démocratie. La guerre en Irak a démontré tragiquement que le conformisme d’une grande partie de la presse américaine avait empêché que soient portées sur la place publique les objections émises non seulement par l’opposition, mais aussi par des institutions sommées de se taire, comme le Pentagone ou le département d’Etat.

En 1961, lorsque la CIA préparait l’invasion de Cuba par des exilés anticastristes, John Kennedy était intervenu auprès du New York Times pour empêcher (en vain) la publication d’une enquête de Tad Szulc sur cette opération « clandestine ». Après un échec cinglant sur les plages de la Baie des Cochons, le président admit que si la presse avait fait son devoir, c’est-à-dire si elle avait davantage informé, contraignant le gouvernement à testerses propres postulats, elle aurait épargné une défaite humiliante à l’Amérique.

« S’il y a une attitude franchement incompatible avec notre profession, s’exclamait Marcel Trillat de France 2 lors de la première guerre du Golfe, c’est le garde-à-vous. » C’est aussi l’attitude la plus incompatible avec l’esprit et l’intérêt d’un Etat démocratique.


Péan, un libelle sur le Rwanda

Le Figaro, 07 décembre 2005

En quelque 500 pages, Pierre Péan entend démonter dans Noires fureurs, blancs menteurs, un ouvrage consacré à la tragédie traversée par le Rwanda en 1994, les deux points nodaux de ce qui serait, selon lui, une immense « manipulation ». L’histoire, affirme-t-il, aurait été « truquée ». Le voici donc lancé à l’assaut de la question du génocide des Tutsis du Rwanda. A le lire, l’auteur cherche visiblement à établir que rien n’est simple, ce que nul ne conteste. Partant de ce postulat, Pierre Péan parcourt un chemin bien périlleux puisqu’il l’amène à formuler des propos outranciers. L’ancien chef de la rébellion, Paul Kagamé, aujourd’hui président du Rwanda, serait ainsi « un Führer (...) devenu directeur de Yad Vachem, le musée de la Shoah ». Quant aux Tutsis, victimes de ce génocide, les voici campés au rang d’une « race » dont un trait de caractère serait l’immémoriale « culture du mensonge » et dont l’objectif « final » serait de réduire au rang « d’Untermenschen » (sous-hommes) une communauté hutue, touchée elle aussi par la tragédie de 1994.

Ces principes posés, Pierre Péan poursuit son chemin pour en arriver à la question du rôle de la France, un rôle contesté et discuté puisqu’il fut objet de nombreuses enquêtes et d’une mission d’information (qui dura plusieurs mois) de l’Assemblée nationale. Au terme d’innombrables philippiques, Péan assure démonter tout cela de manière définitive. Il n’y aurait là que faux procès et malsaines insinuations alimentés par une cinquième colonne entrée sous influence d’un « lobby tutsi » qui aurait su diriger ses « très belles femmes » vers « les lits appropriés ». Voilà le complot.

Arrivé à ce point, le lecteur est saisi. Mais Péan enchaîne. Dans ce qui ressemble à un dérapage incontrôlé, il fait feu de tout bois : Juifs, francs-maçons belges, protestants français seraient ligués dans ce complot et bénéficieraient de l’appui de journalistes (dont l’auteur de ces lignes, accusé de s’être « prêté à une grave manipulation »), organisations humanitaires et défenseurs des droits de l’homme, tous ralliés, tous aveugles. Que dire alors ? Se taire, juste se taire. Le laisser, seul, assumer ses propos.

Patrick de Saint-Exupéry


Les témoignages qui accusent l’armée française au Rwanda

Justice La juge d’instruction du tribunal aux armées a entendu à Kigali six rescapés du génocide rwandais de 1994

Le Monde, 2 décembre

Cinq hommes et une femme, rescapés du génocide rwandais, viennent de livrer des témoignages qui mettent en cause de manière grave l’armée française, lors de l’opération « Turquoise » sous mandat de l’ONU, en 1994. Ces récits consignés sur procès-verbal se trouvent depuis le lundi 5 décembre entre les mains du procureur du tribunal aux armées de Paris (TAP), qui doit décider de l’ouverture d’une enquête. Ils ont été recueillis par la juge d’instruction Brigitte Raynaud, les 22 et 23 novembre à Kigali. « Tout retard à l’ouverture d’une enquête serait un déni de justice au vu de la concordance et de la gravité des témoignages  », explique Me William Bourdon, avocat des victimes. Contacté jeudi 8 décembre, le ministère de la défense s’est dit prêt à coopérer avec la justice.

Le 16 février, ces six Tutsis avaient déposé plainte pour « complicité de crimes contre l’humanité » et « complicité de génocide ». Le parquet du TAP l’avait estimée insuffisamment motivée. Le ministère de la défense avait déconseillé à la magistrate de se rendre au Rwanda, pour des raisons de sécurité. Peu sensible à cette pression, Brigitte Raynaud a fait le voyage malgré tout.

Les plaignants, âgés de 25 à 39 ans, ont raconté leur parcours d’avril à juillet 1994, pendant le génocide qui a causé près de 800 000 morts. Ils ont livré à la juge Raynaud des indications précises, qui devront être étayées par d’autres éléments dans une instruction éventuelle, sur l’attitude de certains militaires français qui devaient assurer l’accueil des réfugiés tutsis dans la « zone humanitaire sûre » (ZHS).

Dans les camps de réfugiés. Tenu par les Français, le camp de Murambi devait servir de lieu de refuge pour les survivants tutsis. Les témoins accusent les militaires d’avoir facilité les enlèvements de Tutsis par les milices « interahamwe » hutues. François Bagirubwira, 33 ans : « A l’intérieur du camp, les miliciens hutus désignaient aux militaires français les Tutsis, et j’ai vu personnellement une dizaine de Tutsis embarqués dans les hélicoptères, dont les portes étaient toujours ouvertes. (...) J’ai vu de mes propres yeux les militaires français mettre dans les hélicoptères des Tutsis ainsi ligotés.  »

Ce récit est confirmé par celui d’Auréa Mukakalisa, violée, à 27 ans, par des miliciens hutus avant son arrivée dans le camp. « Des miliciens hutus rentraient dans le camp et désignaient des Tutsis que les militaires français obligeaient à sortir  », dit-elle. C’est ainsi que son frère Féliciena disparu.

Mais la jeune femme porte des accusations encore plus graves :« Je dis, et c’est la vérité, avoir vu des militaires français tuer eux-mêmes des Tutsis, en utilisant des couteaux brillants d’une grande dimension. Ces Tutsis arrivaient à bord d’un véhicule au camp, un soir, alors que j’étais présente depuis environ une semaine. Ils ont été tués à l’entrée du camp au niveau de la barrière. »

Aaron Nshymiryayo, 30 ans, affirme qu’il a vu des militaires français emmener un homme et deux femmes dans un abri : « J’ai entendu crier à l’intérieur et j’ai vu ressortir les trois corps dans trois sacs. Je ne sais pas si à ce moment-là les Tutsis étaient vivants ou morts. Je peux citer deux noms de témoins qui ont vu la scène comme moi (...). Les corps étaient ensuite attachés à l’hélicoptère de couleur sable, pouvant transporter environ huit personnes. »

Aaron Nshymiryayo évoque aussi des viols répétés commis sur une jeune femme, Jacqueline, dont il connaissait le père. Selon lui, « elle était menacée [par les militaires français] avec des couteaux, et d’autres fois ils lui offraient des biscuits ou lui donnaient un peu d’argent ». La jeune fille serait morte dusida, selonM. Nshymiryayo. Cette accusation de viol est reprise par François Bagirubwira. « J’ai été témoin personnellement, au début du mois de juillet 1994, du fait que trois militaires français ont traîné une jeune fille prénommée Rose, d’une vingtaine d’années, qui était de la préfecture de Butaré, jusqu’à l’entrée du camp pour la prendre de force dans leur abri », a-t-il expliqué. Un autre témoin a aussi évoqué, dans le camp de Kibuyé, les visites du militaire « chargé des affaires sociales », qui venait choisir des jeunes filles pour les autres Français.

Sur la colline de Bisesero. Fin juin 1994, des milliers de Tutsis se sont réfugiés - souvent en vain - dans la forêt de cette zone pour échapper aux milices hutus.Unpremier détachement de militaires français est arrivé le 27 juin, raconte Eric Nzabihimana, 39 ans. Ils « nous ont donc dit de rester cachés, et que, pour leur part, ils demanderaient au préfet de Kibuyé d’arrêter les attaques », a-t-il précisé. Ce même jour, Innocent Gisanura, 25 ans, a surtout découvert la passivité des Français. « Nous n’avons pas vraiment discuté avec les militaires français, explique-t-il. Nous avons été assaillis et pourchassés par les miliciens, et j’affirme que les militaires français assistaient dans leurs véhicules à la scène sans rien faire. »

Présence française avant1994. Bernard Kayumba, 37 ans, a évoqué devant la juge Raynaud l’implication de l’armée française avant 1994 aux côtés du régime hutu. Le 5 octobre 1992, à Rutongo, il voit les militaires français participer à la reconquête de Byumba, tombée aux mains des rebelles du Front patriotique rwandais (FPR), aujourd’hui au pouvoir.

En octobre 1993, alors qu’il arrive près de Kigali, son minibus est arrêté à un barrage. « Les militaires français demandaient à chaque occupant si on était tutsis ou hutus. Les Hutus ont pu regagner le minibus pour entrer dans la ville, alors que les Tutsis, en particulier moi-même, étaient mis de côté », afin d’être évacués en camion, selon lui, par les Forces armées rwandaises (FAR). Il aurait eu la vie sauve grâce à l’intervention de la Croix-Rouge. « Les militaires français accusaient les Tutsis d’être forcément des infiltrés du FPR », explique-t-il. « Il y a une grande différence entre les soldats français présents avant 1994, dans une logique de cobelligérance avec les FAR, et ceux qui ont découvert le génocide lors de "Turquoise" », note Me Antoine Comte, avocat des parties civiles. a

VERBATIM « Je leur ai demandé de nous tuer »

Voici des extraits du témoignage de Bernard Kayumba, 36 ans, recueilli par la juge d’instruction Brigitte Raynaud, à Kigali, le 23 novembre. Dans la campagne de Bisesero, fuyant vers le Burundi, il raconte sa rencontre avec le premier contingent français, le 27 avril 1994. « Beaucoup ont cru que nous allions être sauvés, mais nous étions, y compris moi-même, partagés sur l’intention exacte des militaires français,car nous connaissions leur implication auprès des FAR[Forces armées rwandaises] depuis longtemps. Nous étions étonnés que les Français n’interviennent que trois mois après le début du génocide, alors qu’ils n’ignoraient rien des préparatifs et du déroulement du génocide. (...)

Enfin, nous étions équipés d’une radio qui nous avait permis de suivre la façon dont les militaires français étaient accueillis par les FAR, la population hutue et le pouvoir en place, qui proclamait à la radio que les Français étaient venus dans le cadre de l’opération « Turquoise  » pour aider les FAR à chasser les derniers Tutsis et [les rebelles du] FPR. (...)

[Les militaires français annoncent qu’ils reviendront dans trois jours.] Je leur ai demandé au nom de moi-même et des autres, car nous étions peu nombreux à parler français, de nous tuer tout de suite au lieu de nous laisser aux mains des miliciens et de leurs tortures. J’avais 25 ans à l’époque, et s’il restait peu de Tutsis parlant français, c’est parce que les FAR et les miliciens avaient éliminé en priorité les Tutsis riches ou cultivés. (...)

[Après le départ des Français, les massacres s’intensifient.] Nous étions attaqués avec des fusils, des grenades, des machettes, parfois des bombes, qui ont frappé aussi bien les hommes, les femmes et les enfants. (...) Quand les Français sont revenus le 30 juin, ils ont vu les cadavres partout et les blessés.

Piotr Smolar


Génocide : contre-offensive française

La Libre Belgique, le 01/12/2005

Marie-France Cros

Pierre Péan publie un livre pour défendre le rôle joué par la France au Rwanda avant et pendant le génocide. Kigali accuse Paris d’y avoir participé « directement ».

Au printemps 2005, le journaliste français controversé Pierre Péan nous avait téléphoné pour connaître les circonstances dans lesquelles « La Libre Belgique » avait obtenu, en juin 1991, la première interview de Paul Kagame, aujourd’hui président du Rwanda et alors chef de la rébellion, essentiellement tutsie, du Front patriotique rwandais (FPR). Notre confrère allait, en effet, nous expliqua-t-il, « commencer une enquête pour montrer que la France n’avait pas été complice du génocide » comme elle en est accusée par le Rwanda et par diverses publications et ONG.

Une enquête dont on connaît les conclusions avant même de l’avoir menée, cela s’appelle de la propagande. Et c’est bien de ce registre que relève le dernier livre de Pierre Péan (1), ultime avatar d’une série d’ouvrages publiés en France depuis le 10eanniversaire du génocide, en 2004, et visant à innocenter celle-ci ou à accuser le FPR de génocide.

Il faut se rappeler que ce 10eanniversaire avait été marqué par la publication du livre du journaliste du « Figaro », Patrick de Saint-Exupéry, « L’inavouable - La France au Rwanda ». « Déchiré », le journaliste y racontait comment il avait découvert, en plusieurs années, que la France avait aidé les génocidaires rwandais « avant, pendant et après » le génocide et comment une part de l’armée française, appuyée par le président Mitterrand et une section de la droite politique, avait utilisé le pays des Mille Collines comme un « laboratoire » pour « tester » sa théorie de la guerre révolutionnaire, élaborée en Indochine et « mise en oeuvre en Algérie » avant que le général de Gaulle y mette « un coup d’arrêt ». « La doctrine ne cessera pourtant d’être repensée et perfectionnée » au sein de l’armée française et, appliquée au Rwanda, permit « de transformer une intention de génocide en acte de génocide », accusait Saint-Exupéry.

La parution de ce livre entraîna la mise sur pied d’une « Commission d’enquête citoyenne » et le dépôt, devant le Tribunal aux armées, de six plaintes visant des militaires français.

Le prestige personnel de l’auteur de ce livre, détenteur des prix de journalisme « Albert Londres » et « Bayeux des correspondants de guerre », le nom glorieux de notre confrère, neveu d’Antoine de Saint-Exupéry -mort aux commandes de son avion durant la Seconde Guerre mondiale et auteur du « Petit prince »- ajoutaient à la rage de ceux qui approuvent la politique française au Rwanda. Il fallait donc déclencher la grosse artillerie pour répliquer.

C’est ce que fait Pierre Péan. Celui-ci écarte l’ouvrage qui gêne d’un « inutile de feuilleter les 288 pages du livre : elles reprennent grosso modo tous les poncifs » des « pro-FPR » (NdlR : ce qui est inexact : la thèse de Saint-Exupéry est originale), pour s’appesantir exclusivement sur une date qu’il conteste et qui est l’un des enjeux des plaintes déposées devant le Tribunal aux armées.

Dans ce long ouvrage, parfois confus, Pierre Péan défend la thèse des extrémistes hutus. Voyons plutôt.

1. « Les Tutsis sont menteurs ». « Le Rwanda est aussi le pays des mille leurres, tant la culture du mensonge et de la dissimulation domine toutes les autres chez les Tutsis et, dans une moindre part, par imprégnation, chez les Hutus », écrit l’auteur. Il n’explique cependant pas pourquoi, dans ce cas, il s’appuie tant sur le témoignage d’un déserteur du FPR, Abdul Ruzibiza, qui est Tutsi, pour soutenir la thèse selon laquelle c’est le FPR qui a abattu l’avion du président hutu Habyarimana, attentat qui fut le signal de départ du génocide.

2. « C’est le FPR qui est le responsable du génocide des Tutsis ». C’est le seul point sur lequel Pierre Péan diverge légèrement de la thèse des extrémistes hutus. Bravant l’abondance d’indications sur une préparation du génocide, ces derniers affirment que les massacres généralisés de Tutsis et des Hutus qui s’opposaient à cette mise à mort furent dus à une manifestation de colère « spontanée » de la population hutue après qu’on eut tué son Président.

Notre confrère français complique ce refus de culpabilité : il dit tout à la fois que « Kagame a planifié l’attentat,donc planifié aussi sa conséquence directe : le génocide des Tutsis perpétré en représailles » ; que le FPR a manipulé le gouvernement et « les nationalistes » hutus pour qu’ils commettent des massacres afin que Kagame puisse prendre le pouvoir ; et enfin, en même temps, que ce dernier « a fait croire que les Hutus qu’il a fait massacrer en grand nombre étaient des Tutsis ».

3. « Le FPR utilise les femmes tutsies pour manipuler tout le monde ». L’accusation figurait déjà dans le « Manifeste des Bahutu », considéré comme un document préparatoire au génocide. Pierre Péan la reprend telle quelle, notamment pour expliquer des « dysfonctionnements dans le dispositif français » au Rwanda avant le génocide, en soulignant « l’infiltration de femmes tutsies auprès de nombreux Français ». Qui vérifiaient l’ethnie des séductrices sur leur carte d’identité avant de succomber à leurs charmes ?

4. « La Belgique est complice du FPR ». Là où les extrémistes hutus se contentent de l’affirmer, notre confrère français fignole avec une décoiffante démonstration : les coupables sont les libéraux francophones de Jean Gol, assoiffés de pouvoir, eux aussi, qui appuient le FPR pour faire chuter le gouvernement « de leurs ennemis de la démocratie-chrétienne ». Au bout du compte, « l’impulsion qu’il (Jean Gol) donna, reprise après sa mort, le 18 septembre 1995, par Alain Destexhe et Guy Verhofstadt, a finalement balayé les sociaux-chrétiens tant abhorrés de la (sic) CVP et a remis la famille libérale au pouvoir en 1999 ». Les Belges, eux, se souviennent que Jean-Luc Dehaene est tombé, en 1999, sur la crise des poulets à la dioxine.

Plus insidieux : Péan laisse entendre -sans avancer le moindre indice- que ce sont plusieurs des paras belges assassinés aux débuts du génocide par les extrémistes hutus, dont le lieutenant Lotin, qui avaient amené à Kigali les missiles qui ont abattu l’avion du président Habyarimana.

Plus généralement, on est frappé par le goût de Pierre Péan pour les attaques ad hominem, rédigées comme des fiches de renseignement, destinées à nuire à ceux qui ne défendent pas sa thèse (des « anti-France » s’emporte-t-il) et parfois basées sur des inventions -si j’en juge par les quelques lignes qui me sont consacrées.

Notre confrère semble coutumier du fait : s’il encense aujourd’hui le juge Bruguière qui, sur base du témoignage du déserteur Ruzibiza, accuse le FPR de l’attentat contre l’avion présidentiel, Péan, en 2001, dans son livre « Manipulations africaines », accusait le même magistrat -qui avait alors le tort de soutenir une autre thèse que la sienne sur les auteurs de l’attentat de 1989 contre un DC 10 d’UTA- d’utiliser des méthodes « expéditives » et décelait « un côté barbouze » chez M.Bruguière, dont les affaires se révélaient « vides ou mal ficelées ».

Bref, s’il doit bien se trouver du vrai dans la littérature de M.Péan, il est enfoui dans une telle panade qu’on ne le reconnaît plus.

Oui, le FPR a commis des massacres et peut-être est-il l’auteur de l’attentat contre l’avion de Juvénal Habyarimana. Mais l’ouvrage de notre confrère français manque sa cible : il ne nous fait pas oublier que ce sont les extrémistes hutus qui ont préparé et exécuté le génocide d’un million de personnes et ne nous convainc pas que la France -dont un officier commandait l’armée hutue à partir de février 1992- n’y est pour rien.

(1) « Noires fureurs, blancs menteurs - Rwanda 1990-1994 », de Pierre Péan. Éd.des Mille et une nuits, 544 pp, 22€.

© La Libre Belgique 2005


Rwanda. Ténèbres

Libération. Editorial

Par Patrick SABATIER, le 29 novembre 2005

Dix ans après les faits, il est normal que les spectres du Rwanda continuent de nous hanter. Il faut oeuvrer bien sûr à ce que toute la lumière soit faite sur un génocide dans lequel des centaines de milliers de Rwandais ont trouvé la mort en raison de leur seule appartenance à l’ethnie tutsie. Le besoin de plonger au coeur de ces ténèbres de l’Histoire africaine est d’autant plus impérieux que les inconnues sont considérables sur les origines, les motivations et les mécanismes précis d’une tragédie bien plus complexe qu’une simple manifestation du Mal. Procès, commissions et enquêtes journalistiques peuvent tous apporter des pièces au dossier. Mais l’Histoire n’est pas toujours bien servie quand des journalistes, plus soucieux de défendre une thèse, de redresser un tort ou de nourrir une polémique, prétendent l’écrire. L’actuel régime rwandais de Paul Kagame a utilisé le génocide, dont les Tutsis ont été les principales victimes, et les Hutus les principaux auteurs et instigateurs, pour faire oublier ses propres exactions. De là à en faire le coupable principal du génocide, il y a un pas qu’on ne peut franchir sans risque de se discréditer. Plus grave encore est la négation de la spécificité du génocide . Toute guerre civile, et il y en avait une au Rwanda, dans laquelle les Tutsis avaient leur responsabilité, s’accompagne de massacres. Mais l’appel à exterminer une ethnie entière est autre chose.

De même, la rivalité, réelle, entre les Etats-Unis et la France en Afrique centrale n’exonérera jamais Paris de sa responsabilité pour avoir fermé les yeux sur la dérive du régime qu’elle soutenait, et avoir ignoré le programme génocidaire des extrémistes hutus par obsession de contrer l’« Empire américain ».


Rwanda. A charge contre Kagame, à décharge pour la France

Le livre fait de l’actuel président rwandais le vrai responsable du génocide.

Par Christophe AYAD, le 29 novembre 2005. Libération.

Dans Noires fureurs, blancs menteurs, Pierre Péan n’ambitionne pas moins que présenter une nouvelle histoire du génocide rwandais, une histoire qu’il fait débuter en 1990 et non le soir du 6 avril 1994. Décryptage des quatre principaux points de la démonstration de Péan.

L’attentat du 6 avril 1994 et l’absolution des extrémistes hutus

Péan se fonde sur son enquête personnelle et sur les conclusions de l’instruction menée par le juge Jean-Louis Bruguière pour affirmer, avec certitude, que le Falcon 50 transportant le président rwandais Juvénal Habyarimana et son homologue burundais a été abattu par des hommes du Front patriotique rwandais (FPR).

Mais cette hypothèse est largement fondée sur le témoignage d’Abdul Ruzibiza (1), un ancien soldat du FPR qui aurait fait partie du commando Network ayant abattu l’avion. Kigali conteste à Ruzibiza, aujourd’hui réfugié en Norvège, toute légitimité, l’accusant d’être un sous-fifre qui exagère son rôle. D’autres remettent en cause l’authenticité des tubes lance-missiles trouvés sur place et incriminent les réseaux extrémistes hutus dans l’attentat.

La responsabilité de Paul Kagame dans l’attentat du 6 avril est certes possible, voire vraisemblable. Là où la thèse de Péan devient contestable, c’est dans sa volonté d’absoudre, par là même, le régime Habyarimana du génocide. Comme si, avant l’étincelle, il n’avait pas fallu toute une préparation : formation de milices, mise en place de listes de Tutsis et d’opposants hutus à éliminer, propagande conditionnant la population, achats d’armement, de machettes, etc.

Le génocide minimisé

En décidant d’ouvrir son enquête en 1990, Pierre Péan entend prendre en compte les crimes commis par le FPR dans les zones qu’il contrôlait. S’il est vrai que cette enquête reste à faire, tout comme celle sur les exactions du FPR dans les mois et années qui ont suivi son arrivée au pouvoir en juillet 1994, Péan minimise systématiquement la spécificité du génocide des Tutsis, qu’il estime connu de tous, pour s’étendre longuement sur les massacres commis par le FPR. Il en arrive à évoquer le « martyre des Hutus (...) réduits au statut d’Untermenschen ». Cette sortie, doublée de considérations sur le caractère duplice et secret de l’éducation donnée aux enfants tutsis, puise aux pires clichés de l’analyse « ethniciste » du Rwanda. « Peut-on encore, s’interroge Péan, parler du génocide des Tutsis alors que, depuis 1990, le nombre de Hutus assassinés par les policiers et militaires obéissant aux ordres de Kagame est bien supérieur à celui des Tutsis tués par les miliciens et les militaires gouvernementaux ? »

L’historien Gérard Prunier, auteur de l’histoire la plus complète du génocide (2) et à l’origine de l’estimation de 800 000 à un million de morts tutsis et hutus modérés, nous expliquait récemment être en train de revoir nettement à la hausse le nombre de Hutus tués par le FPR. Sans arriver malgré tout à une telle assertion.

La défense et illustration de la France

Péan ne fait pas que défendre le rôle de la France avant et pendant le génocide, il le salue. Dans un prétoire, on appellerait cela une défense de rupture. Manifestement « briefé » par l’entourage de François Mitterrand, et alimenté par les archives de son fils Jean-Christophe, il entreprend une défense et réhabilitation d’un des épisodes les plus troubles et contestables de sa présidence. Il insiste longuement sur les pressions qu’aurait exercées Mitterrand sur Habyarimana, allant jusqu’à le dépouiller de ses pouvoirs à partir d’avril 1992. En revanche, il ne s’étend pas sur la coopération militaire entre Paris et Kigali, sans nier les affrontements directs entre soldats français et rebelles tutsis. Péan omet ainsi que des soldats français ont été amenés à opérer un tri ethnique à des barrages. Et que toute la formation de la gendarmerie rwandaise a joué un rôle moteur dans le génocide, comme les livraisons d’armes aux ex-Forces armées rwandaises (FAR) alors que l’embargo était en vigueur.

Les seuls dignes de blâme, aux yeux de Péan, sont l’ONU et l’administration Clinton, ainsi que la Belgique, où le lobby pro-Kagame aurait sévi sans retenue. Selon lui, si seule la France a été clouée au pilori, c’est pour la simple raison qu’elle n’a pas présenté d’excuses au Rwanda, contrairement à l’ONU, aux Etats-Unis et la Belgique ! Péan y voit un complot « des stratèges de l’Empire [américain, ndlr] pour lesquels l’affaiblissement de la France en Afrique reste un objectif prioritaire... ».

Le « complot médiatique »

Pour Pierre Péan, la victoire du FPR n’aurait pas été possible sans l’aide d’un puissant lobby d’activistes, d’humanitaires, d’universitaires et de journalistes « droits-de-l’hommistes » qui auraient constitué l’arme la plus efficace de Kagame. Dans son dernier tiers, Noires fureurs, blancs menteurs se transforme en brûlot aux relents nauséabonds. Des listes sont dressées, des personnalités définies par leur origine ethnique, le choix de leurs compagnes (tutsies évidemment), leurs engagements politiques (« militant sioniste ») ou personnel (franc-maçon, protestant, etc.). Péan y voit toute une génération de « messieurs Bons sentiments », d’« idiots utiles » qui auraient fait gober leur « désinformation » et leur « imposture humanitaire » à la terre entière, à commencer par l’ONU, qui a instauré le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Comme si les tenants d’une autre vision de l’histoire, tel l’historien belge Philippe Reyntjens ou le Français Bernard Lugan, avaient été interdits de publier...

(1) Rwanda, l’histoire secrète, lieutenant Abdul Joshua Ruzibiza, éditions Panama, novembre 2005. (2) Rwanda : 1959-1996, éd. Dagorno, 1997.


Enquête sur le génocide rwandais : le ministère de la défense met en garde la juge Raynaud

LE MONDE 04.11.05

Le billet d’avion de Brigitte Raynaud à destination du Rwanda a été acheté. Plus rien ne s’oppose à ce que la juge d’instruction du tribunal aux armées de Paris s’y rende prochainement, afin d’interroger les parties civiles qui ont déposé une plainte en février auprès du tribunal, mettant en cause l’armée française pour "complicité de crimes contre l’humanité" et "complicité de génocide" .

Toutefois, le ministère de la défense a alerté la magistrate sur les risques que présentait un tel déplacement. " J’attire votre attention sur le fait que nous ne disposons pas dans cet Etat des moyens militaires de protection que nous avons pu vous assurer en Côte d’Ivoire" , écrit la directrice des affaires juridiques du ministère à Mme Raynaud, dans un courrier daté du 27 octobre.

Le ministère à joint à cette missive une note blanche "des services de renseignement" relevant de la défense, qui estime que le déplacement de la juge d’instruction dans le courant du mois de novembre "pourrait s’avérer inopportun du fait de l’actualité médiatique et judiciaire" . Il risquerait de "radicaliser la position des autorités rwandaises" et d’entraîner des "pressions importantes" , voire des "menaces" .

"PRINCIPAL TÉMOIN"

Cette actualité est détaillée dans la note. Le 23 novembre, le journaliste Pierre Péan doit publier un livre "mettant en avant la responsabilité du FPR [Front patriotique rwandais] dans le déclenchement du génocide ainsi que les complicités occidentales dont il a bénéficié", précise la note, en ajoutant : "ce livre devrait aussi mettre en valeur les forces françaises engagées sur le terrain de 1990 à 1994" .

Un autre ouvrage à paraître sera signé par Abdoul Rouzibiza, "principal témoin dans l’enquête menée par le juge Bruguière" . Ce dernier est sur le point de conclure son instruction, assure la note. L’enquête "pourrait aboutir dans les prochaines semaines à une mise en cause de Kagamé [le président rwandais] pour son implication dans l’attentat commis contre l’avion du président rwandais en 1994" , qui avait donné le signal de départ du génocide, dans lequel près de 800 000 personnes ont été tuées.

La note mentionne aussi la possible saisine de l’Audience nationale espagnole, à la suite d’une plainte déposée contre l’entourage de M. Kagamé.

Le procureur du tribunal aux armées de Paris, Jacques Baillet, a signé des réquisitions, le 6 octobre, permettant à la juge Brigitte Raynaud de se rendre au Rwanda.

Le procureur ne souhaite pas ouvrir une information judiciaire tant que la plainte contre X... n’est pas plus étayée (Le Monde du 8 octobre).

Ce courrier d’avertissement du ministère de la défense n’émeut pas les avocats des parties civiles, Mes William Bourdon et Antoine Comte. "Les livres cités sont annoncés depuis longtemps, souligne ce dernier. Tout cela ressemble à une nouvelle tentative pour décourager la juge d’instruction dans son travail."

Piotr Smolar

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