Tandis que l’exécutif français poursuit dans la voie de l’intransigeance face aux militaires qui ont renversé le président nigérien allié de la France Mohamed Bazoum, l’inquiétude semble gagner une partie des milieux patronaux et de la classe politique française. Les États-Unis et certains pays européens se désolidarisent de la diplomatie française pour préserver leurs intérêts et contrebalancer l’influence russe.
Après le coup d’État au Niger du 26 juillet 2023, la France a d’abord envisagé une intervention militaire pour restaurer le président déchu Mohamed Bazoum, opération annulée à la dernière minute (Lemonde.fr, 19/08/23). Cette menace, ainsi que la promesse des autorités françaises de soutien à une éventuelle intervention armée de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ont conduit les militaires putschistes du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) à exiger le départ des troupes françaises du pays, puis de l’ambassadeur Sylvain Itté. Au terme de plusieurs semaines de bras de fer, le projet d’intervention militaire régionale s’enlisant, la France a fini par s’exécuter (cf. Billets d’Afrique n°331, septembre 2023 et LeMonde.fr, 22/12/2023). Le 24 septembre, Emmanuel Macron annonçait le retrait des forces françaises du pays, sonnant le glas de 10 ans de « guerre contre le terrorisme » française au Sahel. Ce troisième désengagement militaire contraint, après ceux du Burkina Faso et du Mali, aurait dû ouvrir la voie à un large débat public sur la politique militaire de la France en Afrique. On a dû se contenter du service minimum et on cherchera en vain la moindre trace d’autocritique dans les prises de position de l’exécutif. Au contraire, la volonté de punir les pays coupables de crime de lèse-Françafrique ne se dément pas.
« Très vite, début août, la France a en outre pris des mesures radicales concernant le Niger, mais aussi le Mali et le Burkina Faso : suspension totale de la délivrance des visas, suspension de l’aide au développement et de la coopération, classement de l’ensemble de ces pays, y compris les capitales, en zone rouge sur la carte des conseils aux voyageurs et voyageuses du ministère des Affaires étrangères », résume Mediapart (21/11/2023). Le classement des capitales en zone rouge « met un coup d’arrêt à tous les voyages officiels, notamment pour les structures plus ou moins liées à l’État (les universités, les instituts de recherche, etc.) ». L’ordre donné aux opérateurs culturels via les Directions régionales des affaires culturelle (DRAC) de « suspendre, jusqu’à nouvel ordre, toute coopération avec les pays suivants : Mali, Niger, Burkina Faso » avait suscité un tollé qui avait conduit le gouvernement à un demi-rétropédalage (Libération.fr, 15/09/2023). Les conditions d’octroi de visas ont été partiellement rétablies mais restent coûteuses, opaques et encore plus difficiles. De même, l’accueil des étudiants étrangers en provenance de ces trois pays a été en partie restauré, mais plusieurs centaines d’entre euxsont restés sur le carreau et ont dû interrompre leur cursus universitaire (LeMonde.fr, 05/12/23). Les autorités françaises, qui n’ont pas digéré de voir les forces françaises chassées de ces pays, se défendent d’exercer des représailles à l’encontre de la population, rejetant la responsabilité de la situation sur les régimes putschistes, mais ne font qu’aggraver la colère qui s’était déjà fortement développée contre la politique africaine de la France.
Le président français n’a pas non plus renoncé à la posture traditionnelle, consistant à revendiquer publiquement un droit d’ingérence dans les affaires intérieures des pays sahéliens, alors même que dix années de « guerre contre le terrorisme » sous conduite française ont contribué à y aggraver une crise complexe. Ainsi, par exemple, en amont du sommet de la CEDEAO prévu le 10 décembre à Abuja, au Nigéria, qui devait traiter des transitions politiques au Sahel et des sanctions économiques prises par l’organisation sous-régionale à l’encontre du Niger, le président ivoirien Alassane Ouattara, partisan avec le président sénégalais Macky Sall d’une ligne dure sur cette question, a été reçu à l’Élysée, le 21 novembre. Macron et Ouattara se sont entretenus sur la situation au Sahel, et, alors que les chefs d’État africains sont divisés sur la question, l’Élysée a non seulement réaffirmé le « plein soutien de la France au président [nigérien] Mohamed Bazoum », mais surtout « rappelé que sa libération constituait un préalable à toute négociation avec les putschistes » (LeMonde.fr, 22/11/23). Si l’on en croit Jeune Afrique (23/11/23), les deux présidents auraient également, concernant le Burkina Faso, « déploré les « fausses promesses » du président de la transition, le capitaine Ibrahim Traoré, qui avait garanti à leurs émissaires qu’il ne se rapprocherait pas des Russes ».
Les nouveaux pouvoirs au Mali, au Burkina Faso et au Niger, s’accommodent assez bien de la position française, qui conforte leur popularité. Si la situation sécuritaire ne s’est pas améliorée, si la situation économique a empiré suite aux sanctions et si la répression se durcit dans ces trois pays pour faire taire les voix dissidentes, l’adoption de mesures, mêmes symboliques, pour donner une traduction concrète aux discours d’émancipation vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale, reste très populaire. Ainsi le Burkina Faso a-t-il par exemple annoncé, le 6 décembre, avoir adopté un projet de loi révisant la Constitution et consacrant désormais les langues nationales comme langues officielles à la place du français, relégué au rang de « langue de travail » (rfi.fr, 07/12/23). Comme le Burkina Faso l’avait déjà fait, le Niger et le Mali ont pour leur part annoncé, dans un communiqué conjoint, l’annulation des conventions fiscales dites de « non double imposition » qui les liaient à la France. « Une mauvaise nouvelle pour les sociétés françaises présentes au Sahel. Jusque-là, elles pouvaient déduire de leurs impôts en France le montant qui leur a été prélevé à la source dans les pays africains », commente rfi.fr (08/12/23), qui cite Étienne Giros, président du Conseil des investisseurs des Français en Afrique (CIAN) : « Cela va amputer les résultats et donc l’agilité des entreprises. Soit elles accepteront que leurs bénéfices en France diminuent, soit elles imputeront cette nouvelle charge sur leurs filiales africaines. » « Le nombre d’entreprises concernées est toutefois assez faible – environ 70 au Burkina, une cinquantaine au Mali, et une vingtaine au Niger », estime RFI, les autres payant déjà des impôts localement et les déduisant plutôt en France. La question est alors de savoir si leurs sociétés mères pourront continuer de les déduire de leurs impôts en France : l’administration fiscale française pourrait en effet décider de continuer à appliquer unilatéralement les dispositions prévues par les conventions afin de soutenir la présence des groupes français sur place..
Dans ces trois pays, les intérêts économiques français se trouvent percutés par les turbulences politiques et les réactions du président du CIAN traduisent l’inquiétude montante des milieux patronaux qui peuvent craindre un effet de contagion sur d’autres anciennes colonies françaises. Or, la rentabilité des intérêts français en Afrique francophone est souvent dépendante de la bienveillance des pouvoirs en place. Le cas de Veolia au Niger constitue un bon exemple. L’entreprise française disposait depuis une quinzaine d’années d’un monopole sur la distribution de l’eau. Mais sa position a « été mise à mal par le coup d’État. Très connecté auprès de l’administration Bazoum, Veolia s’est retrouvé dépourvu de ses principaux relais au sein du pouvoir », rapporte Africa Intelligence (06/12/23). Alors qu’elle ne percevait plus ses recettes habituelles depuis quatre mois, l’entreprise « s’est depuis résignée à quitter le pays ». Étrangement, le cas des filiales d’Orano (ex Areva) au Niger, incarnation historique des relations néocoloniales, reste hors champ des discours nigériens aussi bien que français.
Les inquiétudes des milieux économiques trouvent logiquement leur traduction dans le champ politique. Le récent rapport parlementaire « sur les relations entre la France et l’Afrique » en est une illustration. « Nous avons perdu des parts de marché en nous enfermant dans le rôle de gendarme de l’Afrique (…). Nous voyons aussi la montée d’un sentiment antifrançais que nous n’avons pas su contrer. Tout cela valide bien l’urgence de repenser la stratégie française pour l’Afrique et de mettre un terme à notre déclin », résume la députée (LR) Michèle Tabarot, co-auteure du rapport.
D’autres pays européens s’inquiètent également de ce que, par effet de contagion, la politique migratoire d’externalisation de la répression des migrants, que l’Union européenne a progressivement imposée aux pays africains, soit la victime collatérale de l’intransigeance française. Le 25 novembre, les autorités nigériennes ont en effet abrogé une loi de 2015, alors que Mohamed Bazoum était ministre de l’Intérieur, adoptée à l’époque sous fortes pressions et incitations financières extérieures, qui avait criminalisé les activités économiques liées aux migrations qui constituaient jusque-là une source de revenus très importante pour la région d’Agadez (transport, restauration, hébergement…), sorte de « ville-étape » avant la traversée du Sahara. « Le gouvernement de transition a justifié cette décision par le fait que ce texte avait été adopté en mai 2015 « sous l’influence de certaines puissances étrangères » et au détriment des « intérêts du Niger et de ses citoyens », et qu’il entrait « en contradiction flagrante » avec les règles communautaires de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) », qui garantissent en principe la liberté de circulation de ses ressortissants, rapporte Mediapart (02/12/2023). Trois arguments qui sont parfaitement exacts, même si l’on n’est pas obligé de penser qu’ils reflètent les motivations principales des autorités nigériennes. L’abrogation de cette loi liberticide et dangereuse pour les migrants était certes réclamée depuis longtemps par la population, les militant·e·s de la société civile et de nombreux élus locaux. Mais pour les autorités nigériennes, il s’agissait vraisemblablement d’abord de répondre au « cadre de mesures restrictives » adopté par le Conseil européen le 23 octobre, ouvrant la porte à de futures sanctions, et à la condamnation du coup d’État assortie de la demande du rétablissement au pouvoir du président Mohamed Bazoum formulées par le parlement européen le 23 novembre, à l’initiative notamment d’élus Renaissance (majorité présidentielle en France).
Selon Africa Intelligence (08/12/23), un « imbroglio au sommet de l’Union européenne » a aussi « précipité l’explosion du G5 Sahel », cette institution dotée d’une force conjointe, créée à l’instigation de la France pour épouser les contours de l’opération Barkhane en 2014. La Direction générale des partenariats internationaux de l’UE (DG INTPA) a en effet annoncé la suspension du soutien (formation, équipement, per diem) aux composantes nigérienne et burkinabè de la force conjointe du G5 (le Mali s’en était déjà retiré). Une décision prise dans le dos du Service européen d’action extérieure (SEAE) qui s’estimait en charge du dossier, et dont « les diplomates s’efforcent de maintenir un lien avec certains pays sahéliens de peur de perdre pied dans cette région ». La dissolution officielle du G5 Sahel, qui était déjà en situation de coma avancé depuis longtemps, a été actée par les deux derniers membres, le Tchad et la Mauritanie, le 6 décembre. En septembre, le Mali, le Burkina Faso et le Niger avaient en revanche signé une charte de défense de l’Alliance des États du Sahel (AES), mentionnant la création d’une architecture de défense collective qui se voulait déjà une alternative au G5, voir l’embryon d’une future fédération.
Plus grave encore, aux yeux des Européens, les militaires nigériens ont décidé de mettre un terme aux deux missions sécuritaires européennes encore présentes dans le pays : Eucap Sahel Niger, mission civile présente depuis 2012, fortement axée sur la lutte contre les migrants ; et l’EU Military Partnership Mission in Niger (EUMPM), mission de coopération militaire créée en février dernier à l’image de l’EUTM, présente au Mali pendant l’opération Barkhane. Cette annonce de répudiation des missions européennes coïncidait avec la réception du vice-ministre de la Défense russe, Younous-Bek Evkourov, et « la signature de documents dans le cadre du renforcement de la coopération militaire entre la République du Niger et la Fédération de Russie », ont fait savoir les autorités (LeMonde.fr, 04/12/23). Ce voyage a marqué l’officialisation d’un rapprochement sécuritaire entre les deux pays, selon l’exemple donné précédemment par le Mali, puis, plus discrètement, par le Burkina Faso. Dans la foulée, le Niger a annoncé le 26 décembre vouloir procéder à « une révision de tous les accords [militaires] signés par le passé avec tous les partenaires ». « Les États-Unis et l’Allemagne ont déjà fait part de leur souhait de voir leurs troupes rester, au nombre de 1300 et 100 respectivement », rappelait RFI le 27 décembre. Les Italiens, et peut-être d’autres pays européens, formuleront vraisemblablement la même demande, dans l’espoir de maintenir une coopération sécuritaire sur les questions de terrorisme et de migration.
Depuis le coup d’État nigérien, des divergences importantes sont apparues entre le président français et plusieurs des partenaires traditionnels de l’action militaire française dans la région. C’est particulièrement net de la part des États-Unis. Les alliés « doivent soutenir leurs amis, mais pas non plus les suivre aveuglément au bord de la falaise », avait résumé le 25 septembre l’ex-envoyé spécial des États-Unis pour le Sahel Peter Pham (Libération, 02/11/23). Contrairement aux Français, les Étasuniens entendent bien rester sur place pour contrebalancer l’influence russe (comme en Centrafrique, où ils viennent de négocier l’arrivée de la société militaire privée Bancroft selon rfi.fr, 18 décembre). Ils souhaitent conserver leur base militaire d’Agadez, d’où continuent de décoller les drones de reconnaissance Reaper qui surveillent la région. « Nous sommes convaincus que nous restons les meilleurs partenaires pour le Niger », a ainsi déclaré le 13 décembre à Niamey la secrétaire adjointe aux Affaires africaines Molly Phee (Libération, 22/12/23). Les Etats-Unis avaient différé jusqu’au 10 octobre l’utilisation du terme de « coup d’État » au sujet du Niger, qui impliquait la suspension de leur coopération notamment au plan militaire. Mais ils avaient dans le même temps reconnu de facto le nouveau pouvoir, contrairement à Paris. L’ambassadrice Kathleen FitzGibbon a présenté ses lettres de créances au pouvoir nigérien, forme supplémentaire de reconnaissance officielle de ce dernier, la veille de l’arrivée de la délégation russe à Niamey. Quelques jours plus tard, les États-Unis ont annoncé être prêts à reprendre la coopération avec le Niger à condition que les nouvelles autorités annoncent « un délai pour une transition rapide et crédible » (LeMonde.fr, 14/12/23). Mais les militaires nigériens semblent pour l’instant camper sur leur position d’une durée de trois ans.
Si les Américains font le dos rond, les relations entre la France et le Niger sont toujours restées aussi tendues, jusqu’à l’annonce par la France de la fermeture « pour un délai indéterminé » de l’ambassade de France au Niger, le 22 décembre dernier, en même temps que les derniers militaires français quittaient le pays. Cette mesure rarissime a surpris les expatriés français sur place et fait dire au député écologiste de la 9e circonscription des Français de l’étranger, Karim Ben Cheikh, qu’il s’agissait de « l’aboutissement d’une logique d’escalade et d’intimidation qui n’a pas été désamorcée » (Libération, 22/12/23). Même au Mali et au Burkina Faso, où les ambassadeurs français ont également dû plier bagage, les ambassades restent ouvertes sous la responsabilité d’un chargé d’affaires (un rang diplomatique inférieur). Mais ça n’est peut-être que provisoire. En septembre, les autorités burkinabè ont en effet demandé la fermeture de la mission de défense française de l’ambassade et exigé le départ de l’attaché de défense, Emmanuel Pasquier, accusé d’activités subversives. Le 19 décembre, Jeune Afrique a également révélé que les forces de sécurité burkinabè avaient arrêté pour espionnage et fait emprisonner quatre agents de la DGSE française début décembre à Ouagadougou. Les autorités françaises ont pour la forme récusé les accusations d’espionnage, assurant qu’il ne s’agissait que de « quatre techniciens [qui] étaient au Burkina Faso pour réaliser une opération de maintenance informatique au profit de l’ambassade de France » (AFP, 19/12/2023). L’arrestation de ces derniers coïncide par ailleurs avec une protestation officielle du gouvernement de transition qui s’est dit « outré par la publication (…) d’un article tendancieux sur le site du journal Le Monde intitulé : « Au Burkina Faso, la guerre de propagande fait rage après l’attaque djihadiste sur Djibo" » (Communiqué du 02/12/23). La diffusion du journal, qui donnait une version très différente de celle de la télévision nationale sur la réaction de l’armée burkinabè au moment de l’attaque, a été interdite au Burkina Faso, comme celle d’autres médias français avant lui. L’arrestation des agents a été lue par l’Élysée comme un nouvel échec des services de renseignements français, déjà coupables de ne pas avoir vu venir les coups d’État successifs dans la région, en particulier au Niger. Fin décembre, Bernard Émié, responsable de la DGSE depuis le début du premier mandat d’Emmanuel Macron, a été révoqué et remplacé par Nicolas Lerner, jusque là à la tête de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Christophe Bigot, directeur Afrique et océan Indien (DAOI) au ministère des Affaires étrangères (et par ailleurs ancien de la DGSE et ex-envoyé spécial au Sahel), a quant à lui été remplacé par Emmanuelle Blatmann, anciennement ambassadrice de France au Nigeria. Si certains journalistes y voient « la volonté d’ouvrir un nouveau chapitre » (LeMonde.fr, 19/12/23), il n’y a évidemment rien à attendre d’un changement d’acteurs sans remise en cause de la logique politique à l’œuvre.
Raphaël Granvaud