Survie

Introduction de Survie à la rencontre sur la Côte d’Ivoire organisée à la Villette

Publié le 9 novembre 2002 (rédigé le 9 novembre 2002)

Les Rencontres de La Villette, Samedi 9 novembre 2002 - 15h30 (Salle Boris Vian).

"Côte d’Ivoire : le piège ethnique" : projection et table-ronde

organisé par l’Association Internationale de Recherche sur les Crimes contre l’humanité et les Génocides (AIRCRIGE) et l’association SURVIE, en collaboration avec Prévention-Génocides - ADDL - MIDH-CEDETIM

(présentation de cette journée dans la même rubrique)

Cette rencontre est située sous le titre "Côte d’Ivoire : le piège ethnique", aussitôt suivi par l’intitulé de notre table ronde : "Comment échapper au piège" ? Il me semble qu’en quelques mots l’essentiel est dessiné, une priorité sine qua non posée. Un piège est tendu, nous connaissons son visage. Il voudrait entraîner des populations diverses à croire que leur salut viendrait en se niant mutuellement. Il procède à la mutation de problèmes concrets - ceux qui existent dans la société ivoirienne, comme il en existe dans toute société - en un fléau diffus, dont la cause serait l’"autre". Des groupes identifiés ne seraient plus de chair et d’os, mais des causes réciproques d’un mal à éliminer. Le pari face au piège est le désamorçage ; qu’il ne puisse happer dans ses rets les femmes et les hommes qui ne manqueraient pas d’en être les victimes. Les manipulateurs du piège ne sont pas légion. Leurs intérêts se mesurent en termes d’accès ou de maintien au pouvoir. Ils renforcent leurs rangs de la peur qu’ils engendrent, de la haine qu’ils sèment. L’immense majorité des populations ivoiriennes, et au delà de celles-ci de toute la région, n’a, elle, aucun intérêt à en servir d’instruments.

La priorité du moment n’est autre que d’empêcher que des vies soient emportées par une calamité, peut-être évitable. Il relève de la responsabilité de tous, aujourd’hui, de concentrer ses efforts sur la recherche d’une issue qui permette de refonder, en Côte d’Ivoire et dans la région, un vivre ensemble. Des ressortissants de la région - j’en connais, certains sont ici - cherchent, ensemble, une voie commune, des solutions qui déterminent un avenir possible. Mais les événements iront plus vite qu’eux, ils ne sont l’espoir à moyen terme que si ceux qui pourraient maîtriser ces événements le veulent. Ces derniers ont le choix entre la manipulation des amertumes - pour se maintenir ou accéder au pouvoir - ou s’interdire l’utilisation de cette arme redoutable.

Il est clair que l’examen de l’histoire au long cours s’impose pour comprendre quel cheminement a mené à la situation présente en Côte d’Ivoire. Je ne saurai trop, à cet égard, recommander la lecture de celui que nous proposent Richard Banégas et Bruno Losch ["La Côte d’Ivoire au bord de l’implosion", que vous trouverez dans le n° 87 de la revue "Politique Africaine"]. Les décennies du pouvoir sans partage d’Houphouët-Boigny, marquées par la relation "françafricaine" qui les caractérise, ont laissé en Côte d’Ivoire un déficit de capacité à s’inscrire dans l’évolution du monde telle qu’elle s’opère, notamment depuis la fin de la guerre froide. Le pays, figé dans un schéma dépassé, s’est abîmé dans de funestes réponses aux enjeux de tous ordres auxquels il devra faire face. Mais à l’heure qu’il est, il faut surtout souligner la nécessité que soient recherchée, dans la difficulté mais avec acharnement, des solutions politiques à une urgence manifeste - à savoir la recherche de ce qu’il y a de juste dans les revendications respectives. Ce peut être amorcé par le rapprochement de ceux qui en sont capables, qui existent dans tous les camps. On ne peut espérer d’eux qu’un discours commun qui disqualifie sans ambiguïté le recours à la stigmatisation de l’autre comme cause du mal, qui a toujours pour effet que le pire s’installe pour longtemps.

Quant aux paramètres de l’histoire de la Côte d’Ivoire, immédiate ou au long cours, ils ne sont pas identiques à ceux qui ont conduit au génocide rwandais, souvent évoqués en relation avec la situation ivoirienne, mais qu’importe ! Nous y trouvons des éléments susceptibles d’engendrer ce qu’il s’agit de refuser : des médias haineux et des groupes paramilitaires incontrôlés ou tolérés éventuellement, sont les ingrédients de conflagrations irréparables, l’histoire l’enseigne. Leur présence dans l’environnement ivoirien est incontestable. Toute réclamation à la légitimité se dissoudrait si de tels incendiaires continuaient de pouvoir agir sans appel clair et action visible pour les en empêcher.

Relevons aussi que nous nous trouvons devant des faits, que l’on peut apprécier diversement mais qu’il serait irresponsable de ne pas prendre en compte pour ce qu’ils sont : des réalités. Le 19 septembre dernier, une rébellion armée (dont des questions sur les origines et l’enchaînement restent encore à élucider) s’est déclenchée, soulevant des passions intenses ; elle fut précédée par la manifestation de l’idéologie de l’"ivoirité" et une succession de manipulations fondées sur celle-ci ; une force d’interposition française est présente en Côte d’Ivoire dans l’attente d’être relevée par une force ouest-africaine ; les acteurs du drame (tous, y compris occidentaux) ont des intérêts qu’ils n’oublieront pas dans le cours de leurs interventions. L’histoire met rarement en scène des Saints. Elle ne laisse pas inéluctablement la voie libre aux démons.

Pour ce qui concerne la France (dont je ne peux que constater la présence en Côte d’Ivoire), en tant que citoyenne française, il est de mon devoir d’appeler les autorités de ce pays à la seule mission qu’elles ont à accomplir : aider la Côte d’Ivoire à trouver en elle même des solutions qui préservent la vie de tous ses habitants. Les "intérêts de la France" quels qu’ils soient, passent après. Ce pays ne peut que condamner, d’une voix forte et ferme, tout acte ou parole à l’effet d’engendrer ou d’entretenir des ressentiments identitaires, de conduire à des violences ethniques. Il ne peut que se mettre activement au service d’une vision d’avenir reconnaissant la nocivité de l’impunité des auteurs de crimes et de délits graves, qui entretient les amertumes dans la durée. Il ne peut, comme sous d’autres cieux, abandonner une population à la non assistance à personnes en danger. La France est engagée en Côte d’Ivoire - elle l’a été à maintes reprises sur le continent noir, avec le bilan que nous savons. Son œuvre, cette fois, doit être exemplaire. La tâche n’est pas aisée me diront certains : ils ont raison, mais ils auraient tort de trouver dans la difficulté une excuse pour renoncer à une action généreuse. D’autres estiment, au contraire, qu’une solution est toute trouvée dans l’appui à leur préférence. Dans de telles situations, ce qui peut être envisagé comme complexe est parfois simple, et inversement. Le résultat d’une longue histoire est une imbrication de racines croisées, on n’en fait pas un jardin ordonné à coups d’herbicide. Ce qui est simple est de comprendre cela.

L’histoire est tissée de nombreux crimes et délits, associés à de longues impunités. L’occident pas plus que les acteurs de la région n’est à féliciter dans ce long cours. Tout est à craindre si les schémas tels que nous les connaissons perdurent. La vérité et la justice sont des objectifs difficiles à atteindre certes, mais y tendre est incontournable. On ne peut espérer pour la Côte d’Ivoire qu’elle relève l’honorable défi si les incendiaires l’emportent, entraînent tous et toutes dans les flammes d’infâmes calculs. Il y a quelques millions d’êtres humains qui sont concernés, c’est vers ceux là que vont mes pensées, mes espoirs, mes modestes efforts. Qu’ils vivent, pour s’attaquer à la lourde tâche qui consiste à reconstruire la société dans laquelle tous ont le droit de trouver une juste place.

Il faut relever que nous nous trouvons confrontés à certaines confusions, parfois spontanées, souvent savamment cultivées afin d’évacuer le principal
d’un contexte immédiat. Elles tendent à recouvrir jusqu’à l’étouffement une réalité urgente sous l’évocation d’autres réalités - qui méritent diligence,
mais auxquelles il serait illusoire de s’atteler en négligeant le feu qui a pris dans la grange. L’évocation de ce qui oppose les partisans du
libéralisme à ceux qui soulignent l’importance du rôle de l’Etat dans la conduite de l’économie (le débat droite/gauche pour simplifier), ou de la
volonté d’accélérer le mouvement d’émancipation africaine - aussi considérables que puissent être ces questions - n’a qu’une mince portée tant
que les intéressés au débat sont exposés à des périls imminents. Or, elles constituent de multiples discours qui négligent ce qui exige le plus d’attention.

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