Survie

Avant-propos : Choix et non-choix (1)

Publié le 12 novembre 1996

Au lendemain des indépendances, la France a prolongé ses liens étroits avec ses anciennes colonies en menant une politique de coopération multiforme, tant sur les plans technique et culturel, qu’économique et militaire, visant à garantir une stabilité apte à conforter son influence. Cette politique, impulsée par le général de Gaulle et reproduite par ses successeurs, apparaissait aussi comme la volonté de garder à la France son statut de grande puissance aux côtés des Etats-Unis ou de la Russie, tout en se ménageant un espace protégé aux Nations Unies.

Ses crises actuelles n’empêchent pas l’Afrique de demeurer un enjeu géopolitique. Les risques graves qui menacent plusieurs pays tendraient plutôt à accroître la vigilance des puissances occidentales : au lieu d’avoir à gérer les débordements des crises nationales successives (Somalie, Rwanda, Libéria, Soudan ...), elles préfèreraient les contenir par des pressions politiques et économiques fortes. Multiplication des conflits locaux, difficultés de construction des Etats, instabilité du pouvoir, croissance du commerce des armes : autant de failles, autant d’arguments avancés pour la conclusion ou la prolongation d’accords de coopération militaire franco-africains, qui en viennent aujourd’hui à concerner 23 pays. Les premiers ont été signés aussitôt après les indépendances, d’autres datent du début des années quatre-vingt. Tous sacrifient au dogme de la stabilité, quitte à sacrifier aussi des populations à l’enkystage, durant plusieurs décennies, de régimes dictatoriaux.

L’OBSESSION DE LA STABILITE

Quelles qu’aient été les évolutions des données géopolitiques mondiales, la France continue d’accorder la priorité aux problèmes de sécurité. Elle tend à considérer la stabilité politique comme une valeur en soi, supérieure au développement et au progrès de l’Etat de droit - et non pas seulement corollaire ou concomitante. Du coup, l’Etat a systématiquement raison contre la population - dussent ses occupants, comme au Rwanda, pousser jusqu’au génocide la manipulation raciste. Le dernier Sommet franco-africain de Biarritz (novembre 1994) a enfoncé le clou de la sécurité, tout en remettant à l’honneur les plus célèbres champions de la répression sanglante ou du sabotage de la démocratie. Ainsi, le noble objectif de départ - sauver de l’anarchie et du sous-développement -, conduit à une sinistre caricature, qu’illustrent bien les terribles perversions que connaissent en certains pays, et chez certains de nos militaires, les mots " services " et " sécurité ".

C’est que se conjuguent l’erreur complaisante et l’hypocrisie patente. La facilité latino-jacobine persiste à (faire) croire qu’un Etat peut, sans contre-pouvoirs réels, assurer autre chose qu’un ordre inhumain, à l’arbitraire exponentiel. Le double langage consiste à prôner la sécurité pour le développement, alors qu’on bunkérise les places fortes du pillage et des trafics en tous genres ; à prôner l’ordre au bénéfice de la société, alors que l’on favorise son encasernement. Au bout, la réalité ne retrouve pas le discours.

LE DROIT SACRIFIE

Le discours officiel doit donc se renouveler, augurer de nouveaux horizons : " Moins de milices ou de commandos parachutistes, mais des forces de gendarmerie ou de police, respectueuses des principes républicains, rendraient sans doute à la stabilité de vos Etats de meilleurs services ", lançait François Mitterrand lors de la séance inaugurale du Sommet de Biarritz. Mais, dans la pratique, la France arme, équipe et forme des milices claniques... Les avocats de la présence militaire française ne sont pas à court d’arguments : " nous le faisons mieux que d’autres ", ou " nous allons là où nous sommes utiles, là où il y a des progrès à faire "...

En réalité, nulle part, jamais, le choix du droit n’est vraiment fait : ni celui de l’Etat de droit comme élément central de la sécurité des populations, et de l’économie ; ni celui du droit républicain et du droit international, dans la mesure où les relations franco-africaines sont en permanence ravalées, par l’exécutif, à la familiarité, au bon plaisir, aux passe-droits et aux bakchich. L’armée française, généralement disciplinée, se voit ainsi contrainte d’exercer ses missions dans un contexte pervers : la " Garde républicaine " qu’elle doit épauler est évidemment tribale ; les armes ou les techniques de renseignement qu’elle procure servent aux exactions, la logistique aux trafics ; à l’extrême, on l’engage dans une opération humanitaire (Turquoise) qui couvre le repli d’un gouvernement, d’un état-major et d’un réseau de propagande génocidaires.

Cela, c’est pour les militaires légalistes. Mais trop nombreux sont ceux qui plongent dans l’aventurisme (combien de petits Lawrence ou de pseudo-Rambo), qui entretiennent la culture des " coups tordus ", ou qui se dépêchent de pantoufler dans les innombrables officines parallèles de " sécurité " ou de vente d’armes.

LE CHOIX DE LA FRANCE

La présence militaire française en Afrique (10 000 hommes sur le continent) est au service, dit-on, de la grandeur de la France - cette puissance moyenne qui veut se faire aussi grosse que les vrais Grands. Une certaine nostalgie de l’Empire, ajoutée au besoin de justifier sa présence au Conseil de sécurité de l’ONU, de protéger des marchés et de faire marcher des protégés, fabriquent une coopération militaire ambiguë, secrète, voire dangereuse. La France ne choisit pas le droit des populations des pays " aidés " : elle se détourne déjà, ainsi, de sa grandeur la plus universellement reconnue, sa devise " Liberté, Egalité, Fraternité ". Bien plus, elle ne choisit pas ses propres intérêts. Son rôle à l’ONU ne sera pas renforcé par les votes stipendiés de quelques dictatures militaires. Sa langue sera vomie si elle finit par trop évoquer la tyrannie. Et ces ruineux marchés baignant dans la corruption, plusieurs fois payés par le contribuable (via la COFACE et l’aide publique au développement), s’effondreront pour n’avoir jamais su installer la seule vertu commerciale durable : la fiabilité des produits et des services.

On le voit, ce sont moins les dérives ou les errements de la présence militaire française en Afrique qui sont ici en cause, que l’impossibilité de lui assigner des objectifs équitables sans que soient restaurés les fondements de rapports équitables entre la France et l’Afrique.


1. Ce dossier, diffusé le 8 mars 1995, se réfère notamment au rapport La coopé-ration militaire de la France en Afrique, présenté par Anne-Sophie Boisgallais à l’Observatoire permanent de la coopération française (OPCF), et publié dans le Rapport 1995 de l’OPCF (Desclée de Brouwer, Paris, 1995).

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