Survie

La marionnette Tshisekedi a-t-elle coupé ses fils ?

rédigé le 13 juin 2022 (mis en ligne le 3 novembre 2022) - Adélaïde Sauveur

Après une transition politique pacifique, le président Félix Tshisekedi paraît avoir réussi à s’affranchir de son chaperon, son prédécesseur Joseph Kabila. A moins qu’il ne s’agisse d’un rééquilibrage concerté des rapports de force entre les deux dirigeants politiques, dans la perspective des élections présidentielles de 2023 ? La population congolaise, elle, ne voit pas grand changement dans son quotidien.

Joseph Kabila accède au pouvoir en RDC suite à l’assassinat de son père Laurent-­Désiré en 2001. Il est élu président en 2006 et 2011. Selon la Constitution congolaise, il ne peut plus prétendre à un troisième mandat en 2016. Mais il n’est pas pressé de quitter le pouvoir. Malgré les manifestations de l’opposition et les marches pacifiques des églises chrétiennes, rien n’ébranle vraiment le système en place. La police et l’armée répriment fortement les manifestants. Des sanctions sont prises par la communauté internationale, notamment les États-Unis et l’Union Européenne (voir Billets d’Afrique n° 275, mars 2018). La France condamne, tout en maintenant sa coopération militaire.

Malgré son désir de garder le pouvoir au-delà de la date limite fixée par la Constitution (décembre 2016), Joseph Kabila, placé sous une double pression, interne et internationale, doit se résoudre à organiser l’élection présidentielle le 30 décembre 2018, sous la houlette de la Commission électorale nationale indépendante (CENI).

Élection ou nomination ?

Vingt-­et­-un candidats sont retenus, les principaux étant Ramazani Shadari, le dauphin de Kabila au sein du Parti du Peuple pour la Reconstruction et la Démocratie (PPRD), Martin Fayulu, de la coalition LAMUKA (« Réveille-toi » en lingala) et Félix Tshisekedi, fils d’Étienne Tshisekedi, « l’opposant historique » à Mobutu décédé en 2017, représentant le parti de son père, l’Union pour la Démocratie et le Progrès Social (UDPS). Mentionnons aussi Alain­-Daniel Shekomba, un candidat indépendant décidé à réformer en profondeur les institutions pour endiguer la corruption.

De grandes figures de l’opposition comme Jean­-Pierre Mbemba et Moïse Katumbi ne peuvent pas prendre part à ces élections. En effet, certains candidats sont disqualifiés par la CENI pour des motifs contestables. Le scrutin apparait contrôlé par Joseph Kabila dont le pouvoir étend ses ramifications dans toutes les institutions de la République. Beaucoup de Congolais craignent que les élections ne soient truquées. Finalement, le 11 janvier 2019, jour de la publication des résultats définitifs du scrutin, ce n’est pas le candidat du parti présidentiel, Ramazani Shadari, qui l’emporte. Il n’obtient que 23,8 %. Félix Tshisekedi est déclaré vainqueur, avec 38,57 % des suffrages. Martin Fayulu obtient 35,2 %. La publication de résultats globaux rompt avec l’usage consistant à publier sur le site web de la CENI les résultats bureau de vote par bureau de vote, et les résultats des décomptes par centre de compilation, avant la publication des résultats provisoires par la CENI. Un autre fait remarquable est la coupure de l’internet et l’interruption des envois de SMS du 31 décembre 2018 au 6 janvier 2019, jour de la publication des résultats provisoires.

Ces résultats sont très vite contestés et qualifiés de frauduleux par Martin Fayulu qui y voit une machination orchestrée par Joseph Kabila, de connivence avec Félix Tshisekedi. Fayulu se considère comme le président légitime. Cette élection lui aurait été volée, déclare-­t­-il aux Congolais et aux milieux diplomatiques. Au sein de la communauté internationale, la France réagit fortement, le ministre des Affaires étrangères, Jean­-Yves Le Drian, déclarant que Martin Fayulu « était a priori le leader sortant de ces élections » (Le Monde, 10/01/2019). La France saisit le Conseil de sécurité des Nations Unies, tandis que l’Union européenne émet des « doutes sérieux » sur ces résultats, et que l’Union Africaine n’en pense pas moins.

Le 24 janvier 2019, à Kinshasa, Félix Tshisekedi est investi président de la RDC par la Cour constitutionnelle. Joseph Kabila lui cède son fauteuil. C’est la première fois dans l’histoire du Congo qu’un président succède à un autre pacifiquement. Cependant, Félix Tshisekedi est considéré par une large opinion congolaise comme un président nommé par son prédécesseur, qui détenait seul le pouvoir d’interrompre l’internet et les SMS et d’ordonner, dans des conditions ne garantissant aucune transparence, la publication des résultats par la CENI et la proclamation de la victoire de Félix Tshisekedi par la Cour constitutionnelle.

Realpolitik oblige

La forte suspicion de fraude qui entache le résultat du scrutin n’empêche pas que l’élection de Félix Tshisekedi soit assez rapidement acceptée comme un moindre mal, à la fois par l’opinion publique congolaise et par la communauté internationale. L’Église, si active dans la mobilisation contre le troisième mandat de Joseph Kabila, fait taire ses critiques, sans pour autant donner de chèque en blanc au nouveau président. Pour leur part, constatant que la CENI a proclamé Félix Tshisekedi vainqueur et qu’il a été désigné légalement par la Cour constitutionnelle, l’Union Africaine et l’Union Européenne choisissent d’accompagner le processus et le nouvel élu. Autrement dit, les deux organisations continentales reconnaissent la victoire du chef de l’UDPS et laissent tomber leurs exigences. Le refus allégué d’interférer dans les affaires domestiques d’un État souverain, le maintien d’une paix même fragile, l’espoir de garder un partenariat avec un pays aussi vaste que béni des dieux en matière de richesses, voilà quelques arguments qui ont milité pour ce rétropédalage de l’Union Européenne et de l’Union Africaine. Le consensus que l’UE appelle de ses vœux en RDC et la bonne gouvernance serinée par l’UA viennent habiller une reculade imposée par la Realpolitik.

Le site d’information Ledjely (23/01/2019) en Guinée souligne que « Kabila et Tshisekedi doivent avoir le triomphe modeste, car une chose est de l’emporter sur une communauté internationale dont les agissements ne sont pas toujours catholiques. Mais c’en est une autre que de faire face aux nombreux défis qui sont ceux de la RDC et des Congolais. [...] La reconnaissance internationale, quoique tardive, est une forme de victoire, en tant que telle. Mais celle­-ci ne doit pas faire perdre de vue que c’est seulement maintenant que le véritable travail commence, en particulier pour Félix Tshisekedi ».

Martin Fayulu ne décolère pas. Il multiplie les manifestations de protestation avec ses partisans en RDC et les visites des chancelleries dans les pays occidentaux. Sans succès… Le monde est passé à autre chose.

La marionnette s’émancipe-t-elle ?

Félix Tshisekedi et Joseph Kabila forment pour les élections législatives du 30 décembre 2018 une coalition de leurs plateformes politiques respectives, CASH (Cap pour le Changement) pour le premier et FCC (Front Commun pour le Congo) pour le second. Les dés semblent pipés dès le départ et le FCC obtient une large majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat à l’issue du scrutin. Joseph Kabila tient toujours, en coulisses, les rênes du pouvoir. Le président Tshisekedi ne dispose d’aucun levier pour imposer sa politique. Le choix des membres du gouvernement lui est dicté par le FCC. Le premier ministre désigné est un homme de consensus, Sylvestre Ilunga Ilunkamba, mais issu du FCC, tout comme la présidente de l’Assemblée nationale, Jeanine Mabunda, une fidèle de Kabila. Le président sortant est reconnu sénateur à vie et président de la République honoraire selon la loi du 26 juillet 2018 portant statut des anciens présidents de la République élus. Les avantages accordés aux anciens présidents par ladite loi lui permettent de percevoir des émoluments exorbitants (680 000 $ par mois, en février 2019). Ceux du président Tshisekedi sont tout aussi exorbitants (976 393 $ par mois), alors que le salaire moyen d’un policier est de 50 $ par mois, s’il arrive à les toucher.

Entre temps, la population aspire au changement. Les chantiers sont nombreux, tant sur le plan économique, social, sanitaire que sécuritaire. La situation à l’Est du Congo est dramatique. Le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix, lance un avertissement : « Notre peuple, qui a tant souffert à cause d’un système qui l’a asservi depuis des décennies, attend beaucoup de ses nouveaux dirigeants pour améliorer son quotidien et lui tracer un avenir plus prometteur », déclare-­-t­il depuis son hôpital de Panzi, dans l’est de la RDC. Avant d’ajouter : « Nous espérons qu’ils assumeront ce rôle avec gravité. » Le Potentiel, un journal kinois, égrène les attentes de la population : l’amélioration de son « vécu quotidien », la restauration de l’État de droit où toutes les libertés sont garanties, la sécurité du peuple assurée « aux quatre coins de la République », ou encore la gestion « transparente » des ressources du pays et la lutte contre les « anti­-valeurs ». « Dans l’entendement du Congolais moyen, la nouvelle page à écrire maintenant doit s’écrire avec le peuple », estime le journal.

La marge de manœuvre du président Tshisekedi semble étroite. Dans l’esprit des caciques du FCC, le nouveau chef de l’État est supposé obtenir l’aval de leur autorité morale, Joseph Kabila, pour toute décision importante. De son côté, Félix Tshisekedi cherche à desserrer l’étau et à renverser le rapport de force avec son partenaire de coalition. Une tâche difficile, car, hormis leurs exigences en matière d’obtention de portefeuilles ministériels et de postes de direction au sein des entreprises publiques (où le FCC s’est taillé la part du lion, 42 postes ministériels sur 65), les partisans de l’ex­président Kabila empêchent également l’exécution des ordonnances présidentielles au motif qu’elles violent la Constitution et certaines lois de la République, et défient publiquement l’autorité du chef de l’État. Ainsi, le 20 octobre 2020, les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, ainsi que le premier ministre et certains membres du gouvernement issus du FCC refusent d’assister à la prestation de serment de trois juges de la Cour constitutionnelle nommés par le président Tshisekedi sur la base d’ordonnances contresignées par le ministre de l’Intérieur, et non par le premier ministre, ce qui constituait une violation de la Constitution. Cette décision peut être considérée comme la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de la coalition FCC­CASH.

Considéré par beaucoup de Congolais comme une marionnette de Kabila dans cette coalition ou plutôt dans cette cohabitation qui ne veut pas dire son nom, Félix Tshisekedi doit aussi gérer des scandales comme le détournement de fonds de son ancien directeur de cabinet, Vital Kamerhe, condamné à 13 ans de prison ferme et en liberté provisoire depuis le 6 décembre 2021 pour raison de santé. Il essaie d’établir un rapport de forces plus favorable avec Joseph Kabila en débauchant des parlementaires grâce à la menace de dissolution de l’Assemblée, qu’il agite habilement, alors que cette prérogative ne lui est reconnue qu’en cas de crise persistante entre l’Assemblée nationale et le Gouvernement, et après consultation du premier ministre et des présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat.

« L’Union sacrée » contre Kabila

Cette stratégie paye car une large partie de la majorité pro-­Kabila se rallie à lui et lui permet d’obtenir une majorité à l’Assemblée pour faire remplacer sa présidente, Jeanine Mabunda, par Mboso N’Kodia Pwanga, un autre ancien du FCC. Une nouvelle coalition nait : l’« Union sacrée de la nation » regroupant la plateforme CASH de Tshisekedi, des dissidents du FCC et d’autres leaders politiques, dont deux figures importantes de l’opposition : Moïse Katumbi, du mouvement « Ensemble pour le Changement » et cofondateur de LAMUKA (« Réveille­-toi ! »), et Jean-­Pierre Mbemba, le chef de file du Mouvement pour la Libération du Congo (MLC).

La nouvelle formation comptabilise au total 391 députés sur 500. Fort de cette majorité à l’Assemblée nationale, le président Tshisekedi parvient à faire tomber le premier ministre Ilunga Ilunkamba, renversé le 24 janvier 2021 par une motion de censure. Félix Tshisekedi a désormais la voie libre pour former son gouvernement. Modeste Bahati Lukwebo est élu président de la Chambre Haute, Christophe Mboso président de l’Assemblée, tandis que Sama Lukonde Kyenge obtient le poste de premier ministre. Toutefois, la répartition des postes dans cette nouvelle coalition respecte quasiment la structure de l’ancienne majorité, les bureaux de l’Assemblée Nationale et du Sénat sont contrôlés par les anciens du FCC et le gouvernement est majoritairement dominé par les mêmes anciens caciques du FCC, sauf qu’ils ne prêtent plus officiellement allégeance à Kabila.

Félix Tshisekedi et ses partisans ont­-ils donc finalement réussi à renverser la majorité de Joseph Kabila dans les deux chambres et à former un gouvernement… ou bien cet apparent retournement de situation n’est-­il qu’une manœuvre concertée entre les deux dirigeants ? Joseph Kabila a en effet par le passé déjà remplacé les titulaires de hautes fonctions gouvernementales, tout en gardant le contrôle du pouvoir. Il est, à ce stade, difficile de savoir si l’émancipation apparente de Félix Tshisekedi de son mentor est une réalité ou un trompe-­l’œil.

Le nouveau gouvernement doit désormais relever des défis à la mesure du plus grand pays d’Afrique subsaharienne, l’un des plus instables aussi : massacres quotidiens de civils dans l’Est du pays, lutte contre la corruption, recettes fiscales dérisoires assumées par les « partenaires » et « bailleurs » de la RDC...

Quid de l’international ?

Depuis son élection, Félix Tshisekedi bénéficie du soutien de certains partenaires tels que les États-­Unis. Après son accession au pouvoir, il se rend immédiatement en Belgique où réside une importante communauté congolaise. Félix Tshisekedi y a lui-même vécu plusieurs décennies et est proche de la plupart des responsables politiques belges. Objectif : normaliser les rapports entre les deux pays, qui s’étaient détériorés sous la présidence de Joseph Kabila. Tshisekedi rouvre la Maison Schengen pour les visas et rétablit la ligne Brussels Airlines vers la RDC.

Il se rend également à Paris où il est reçu par Emmanuel Macron. Avec la France, il voudrait établir un partenariat fort dans le domaine culturel à travers la francophonie, dans le domaine de la santé, de l’économie et dans la lutte contre les groupes islamistes armés qui sévissent à l’est de la RDC, selon la déclaration commune des deux chefs d’État lors du Forum sur la Paix à Paris.

Avec son homologue Paul Kagame du Rwanda, c’est la fin de la lune de miel. Les relations se tendent actuellement. Le pillage des ressources par diverses factions armées à l’est du pays, les massacres sous le regard « impuissant » de la MONUSCO (Nations Unies) venue sécuriser la région depuis 2011 et l’ingérence des pays voisins font que la situation devient inextricable et inquiétante, avec des menaces de guerre entre la RDC et le Rwanda. Le président Tshisekedi accuse ce pays de soutenir militairement le groupe rebelle M23 dans l’est du pays. Dans cette région pullulent plus d’une centaine de milices armées aux revendications diverses. Se proclamant contre le gouvernement, elles pillent, rackettent les villageois tout en exploitant les ressources de la région. Elles massacrent des civils et provoquent des déplacements d’une population terrorisée. Sous Joseph Kabila, le groupe M23 a déjà fait couler beaucoup de sang dans l’est du Congo. Suite aux accords de paix de Kampala en 2013, une partie des rebelles a été démobilisée ou intégrée dans l’armée congolaise, les autres combattants dont leur chef Laurent Nkunda se sont réfugiés au Rwanda. Curieusement, le spectre du M23 resurgit maintenant que se prépare en RDC l’élection présidentielle de 2023. A qui profite le crime ?

En vue du scrutin de 2023, la classe politique congolaise est en effervescence. Les amis d’hier peuvent vite devenir des ennemis demain. Chacun essaie d’avancer ses pions. En ligne de mire, la Cour constitutionnelle, qui valide les candidatures à l’élection présidentielle et confirme les résultats proclamés par la commission électorale.

Maintenant que Félix Tshisekedi semble avoir la capacité d’agir, les Congolais vont lui demander des comptes. Y a-t­-il eu une amélioration significative dans leur quotidien ? Qu’en est-­il de l’impunité, de la corruption, de la sécurité et des salaires minimum décents, sans compter l’accès aux soins et les infrastructures catastrophiques ? Autant de questions qui pèseront lourd dans la balance à l’heure du bilan.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 318 - juin 2022
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