Survie

Cipla, la firme indienne qui combat l’apartheid médical

Visite chez le numéro 1 du générique, bête noire des grands laboratoires.

Publié le 8 juillet 2004 - Survie

Libération, France, 8 juillet 2004.

Bombay, Patalganga (Inde) envoyé spécial

C’est la valse des pilules dupliquées. Des molécules copiées. Des médicaments photocopiés à la chaîne. De ces génériques qui font cauchemarder les grands laboratoires. Crèmes, pommades, gels, comprimés, défilent sur les rails des trieuses, mélangeuses ou encapsuleuses chromées. Homogénéité des mélanges. Etanchéité des sachets. Fiabilité des emballages. Bienvenue à Patalganga, à 70 kilomètres du siège de la firme à Bombay, dans l’une des 22 usines de Cipla, le n° 1 du médicament dans un pays aux 20 000 labos. Et le fer de lance de la fourniture d’antirétroviraux (ARV) contre le sida à prix cassés. « Voyez, c’est pareil qu’en Europe ou aux Etats-Unis : on fait dans la microprécision et dans la maxi-qualité », vante Savio Dourado, le directeur de l’usine de Patalganga. La preuve, dit-il : « 78 experts internationaux sont passés ici en 2003, et personne n’a jamais rien trouvé à redire... »

Victoire. Jusqu’à ce 16 juin. Ce jour-là, l’OMS (Organisation mondiale de la santé) retire deux ARV de la firme de sa liste de médicaments préqualifiés. Une première. « Un retrait pour des questions techniques sur la bioéquivalence, sur les preuves que ces deux génériques soient vraiment équivalents aux originaux », rappelle un directeur de l’OMS. « Un simple problème de documentation, répond Amar Lulla, directeur exécutif de Cipla. Rien à voir avec la qualité et la fiabilité de nos médicaments. » La revue britannique The Lancet a d’ailleurs publié, le 2 juillet, une étude qui valide scientifiquement l’efficacité d’une trithérapie générique associant trois ARV dans un même comprimé. Véritable pavé politique, cette publication constitue un appui de plus pour (tenter de) balayer les réticences, américaines surtout, vis-à-vis des comprimés à dose fixe. Et une victoire pour Cipla : c’est « son » précurseur Triomune qui a notamment servi de base à l’étude. Une combinaison lancée il y a deux ans de trois antirétroviraux calqués sur les médicaments de trois multinationales différentes. Vendu à moins de 50 cents par jour, soit 145 dollars par an.

Le Triomune est le médicament symbole de Cipla. La firme indienne a vertébré sa publicité autour d’un credo : non à l’apartheid médical. « "Si vous pouvez sauver une vie, vous sauvez le monde", dit un proverbe juif », lance Yussuf Hamied, le directeur général de Cipla. De son bureau, au siège de l’entreprise, où trône une photo de Gandhi visitant la firme créée en 1935 par son père, Yussuf Hamied rappelle comment sa firme est partie « en guerre contre l’une des plus grandes injustices planétaires ». En proposant en 2001 à Médecins sans frontières une trithérapie à 1 dollar par jour, 340 dollars par an. Quand, à l’époque, les « big pharmas » plafonnent à 10 400 dollars. « Les multinationales vomissent nos médicaments de "seconde qualité", sourit Hamied. Mais on est un labo comme un autre. »

Photocopieuse. Un labo comme un autre ? En début de chaîne, il y a les matières premières qui servent à la confection des médicaments. A l’autre bout, des cartons étiquetés en bleu ou violet, gris ou noir, selon les 140 pays ­ Etats-Unis et Japon compris ­ qui importent du produit Cipla. Un labo comme un autre ? Plutôt une machine à photocopier les molécules. Quand les géants de la pharmacie dépensent en moyenne 15 % de leur budget en recherche et développement, Cipla n’y consacre que 3 %. « C’est 12 millions de dollars, comparé aux 7 milliards de Pfizer, David contre Goliath », sourit Hamied. Le centre de recherche de Patalganga ? Une annexe décatie et étouffante. Là, de jeunes chimistes améliorent des médicaments existants. Impossible de nourrir d’autres ambitions quand le budget annuel de Cipla (400 millions de dollars) s’avère de moitié inférieur au coût ­ officiel ­ de mise en vente d’un nouveau médicament...

Le labo indien innove donc à partir de l’existant. « Il est le premier à avoir, il y a dix ans, lancé le premier générique de l’AZT  », rappelle un pharmacien d’une ONG. La suite ? Trois ans après l’annonce de médicaments à prix cassés, « des avancées microscopiques », dit Hamied. Seuls 7 % de 6 millions de malades qui en ont un besoin vital bénéficient d’un traitement. « Je me retrouve dans la plus frustrante des situations, souffle-t-il. Les gouvernements des pays du Sud ne font rien pour se défaire des pressions énormes des pays du Nord et des lobbies des gros labos pour qu’ils n’importent pas nos produits. » Cipla, qui fournissait 10 000 patients en 2001, a tout juste multiplié par quatre ses ventes de Triomune. Hamied : « On propose gratuitement notre Nevimune, un traitement contre la transmission mère-enfant, mais aucun gouvernement n’ose le commander ! On offre même notre technologie pour qu’ils fabriquent nos pilules, mais rien. Les menaces de rétorsions sont énormes. »

Modèle en péril. La guerre du médicament n’est plus celle des prix, mais celle des brevets. « Je ne suis pas contre les brevets, mais contre les monopoles, dit Hamied. Il faut protéger la création, mais pas au détriment de la vie. Pourquoi fait-on si peur ? On pèse si peu. » Quatrième producteur de médicaments du monde, l’Inde en exporte quand même pour 6,5 milliards de dollars. « Mais c’est moins que le blockbuster Lipitor de Pfizer, un anticholestérol, qui pèse 8 milliards de dollars ! », rappelle-t-on à l’OMS. Un « modèle génériqueur » en péril. En 2005, et en vertu des accords à l’OMC, l’Inde devra attendre vingt ans avant que les nouveaux médicaments ne tombent dans le domaine public et puissent être copiés. En attendant, Cipla, copieur-épouvantail, pourrait se voir copier son Triomune par des grands labos. Le monde à l’envers. La firme a donc déposé un brevet pour court-circuiter les velléités des « big pharma ». La guerre des pilules bat son plein.

Par Christian LOSSON

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