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Comment aborder la question du transport dans la filière de commerce équitable ?

Publié le février 2006 - François-Xavier Verschave

Article paru dans la revue Équité n° 11 Bulletin d’Éducation au Commerce Équitable, France, Décembre 2005.

Par François Lille, économiste, membre de l’association BPEM, ancien officier de la marine marchande

Lorsqu’on pose la question de la garantie du commerce équitable la question du transport des produits n’est que trop rarement évoquée. Or, comment la revendication d’un commerce équitable d’un bout à l’autre de la filière peut-elle continuer à ignorer son chaînon physique central, le transport ? Par terre, par mers et dans les airs, les produits voyagent à travers le monde. Mais le transport international se dégrade de manière inquiétante.. L’égalité de ses travailleurs est de plus en plus honteusement bafouée.

Les situations des travailleurs du transport sont multiples, et souvent atterrantes. Nous avons choisi d’évoquer ici le segment principal du transport mondial, celui par lequel passe 80 à 90% du total des échanges matériels internationaux, le transport maritime.

La dérégulation du transport maritime

La marine marchande, première industrie historiquement internationalisée, se trouve maintenant en pointe de la dérégulation incontrôlée appelée « mondialisation néolibérale ». Pourquoi ne pas en faire un secteur pilote d’une nouvelle politique des biens publics mondiaux ? Pour éclairer cette idée apparemment paradoxale, il faut expliquer en termes clairs les principales facettes de cette activité très - mais très mal - connue.

La mer est un milieu dangereux, cela va de soi. Mais pas forcément plus que l’espace aérien, qu’un fleuve ou un réseau routier. C’est la connaissance de la profondeur de cette expérience humaine qui nous permet d’affirmer que le transport maritime est potentiellement le moyen de transport de masse le plus sûr, le plus économique, le plus respectueux de son environnement. Comment alors expliquer que ce rêve semble tourner au cauchemar ? Que la magie noire des pavillons de complaisance [1], tant européens-bis [2] qu’exotiques, paraisse condamner d’avance tous les efforts de redressement ? On en est maintenant à évoquer l’exemple des galères, en enquêtant sur les conditions de travail et de vie des marins d’aujourd’hui. Comment se résigner à ce que les populations côtières s’habituent à regarder tout navire comme un danger public, que les marins se sentent en permanence surveillés, suspectés, accusés ?

De la complaisance à l’iniquité

La marine marchande internationale emploie un bon million de marins, venant en grande majorité de pays de l’Est et du Sud. Ils mettent en œuvre environ 50.000 navires de haute mer. C’est une circulation vitale de l’humanité, sur ce qui est devenu en quelques dizaines d’années une sorte d’immense zone franche... car l’utilisation de «  pavillons de complaisance » est maintenant le principe dominant d’organisation - et de désorganisation - du système. Cette pratique, sous la couverture de nationalités de fantaisie, met les navires en dehors des droits nationaux comme du droit international. Les armateurs, qui sont les exploitants réels de ces navires, peuvent ainsi mettre hors la loi tout ou partie de leurs flottes, sans quitter l’abri de leurs pays respectifs. Tout est fictivement sous traitable, sous le parapluie commode des pavillons de complaisance et paradis fiscaux. Alors s’instaure un quadruple dumping, légal, fiscal, sécuritaire, et surtout social, qui devient la norme économique du transport maritime international.

La tolérance des États et de la Communauté internationale a fini par se muer en une véritable complicité. Volontairement ignoré ou trop longtemps considéré comme marginal, les pavillons de complaisance couvrent maintenant près des deux tiers de la capacité de transport de la flotte mondiale. Dans la dernière phase, les pays maritimes européens ont créé ces « registres bis » dont le « RIF » (Registre international français) récemment institué constitue l’exemple le plus abouti. Ils offrent ainsi à leurs armateurs nationaux et à d’autres des conditions voisines de celles des pavillons de complaisance, avec en prime le drapeau, la respectabilité, et les aides de leur pays réel. On peut donc avancer que le « principe de complaisance » est devenu général, et le reste l’exception.

Aux confins de l’esclavage moderne...

Dans quel atelier du monde peut-on voir, sur une vingtaine de travailleurs, six ou sept nationalités différentes, chacune selon sa qualification ? Certains ont emploi continu, congés et couverture sociale, d’autres rien de tout cela, dans la précarité, chacun selon sa nationalité. Où voit-on rémunérer, dans la même usine, travail et heures supplémentaires sur des bases de 35 ou 40 heures pour les uns et 48 pour les autres ? Cet atelier, ce lieu, c’est un navire.

Discrimination, précarité, soumission, sont le lot courant des marins « modernes ». L’organisation de ce marché mondial du travail maritime est aujourd’hui fondé sur un réseau de « manning agencies », de « marchands d’hommes » comme disent les marins. Ils recrutent de par le monde les équipages composites les plus économiques pour les mettre à disposition des armateurs, avec lesquels les marins n’ont couramment même plus de contrat direct. Cette résurgence de la pratique ancienne du marchandage humain est le moyen d’offrir aux armateurs - et à d’autres - une main d’œuvre mondiale taillable et corvéable à merci, au moindre coût. Les libertés syndicales sont ignorées ou combattues, et les listes noires une triste réalité. Mais rien n’est sans espoir, tant qu’il reste des gens pour combattre malgré tout cette dégénérescence.

Du droit mondial aux lois nationales

Prenons du recul. Le principe d’égalité de traitement des travailleurs, impudemment bafoué, est clairement défini ou rappelé par de multiples conventions internationales, par le Pacte sur les droits économiques et sociaux de 1966 (quasi généralement ratifié par les États), dans la lignée de l’article 2 de la Déclaration universelle des droits humains de 1948.

Au centre de cette construction juridique, on trouve la Convention n° 111 de l’OIT (Organisation internationale du travail) prohibant toutes les formes de discrimination en matière d’emploi et de profession. Très largement ratifiée, elle fait partie du socle des huit conventions fondamentales de l’OIT. Le domaine maritime est le plus largement et anciennement couvert par des conventions spécifiques, ratifiées par la majorité des Etats...mais qui les contournent avec complaisance [3]. Or, elles devraient s’appliquer à tous les travailleurs embarqués sur le navire, quelles que soient leurs fonctions et qualifications.

Quelles perspectives pour les organisations de commerce équitable ?

De quelles manières les organisations de commerce équitable peuvent-elles alors aborder la question du transport de leurs produits ? Plusieurs façons de réagir pourraient être envisagées :

 Appeler au boycott des transporteurs maritimes serait un non-sens concernant le mode de transport qui assure près de 90% des transports matériels internationaux, et de loin le moins dommageable écologiquement.

 N’utiliser que les lignes régulières qui garantissent un traitement équitable de leurs employés serait presque tout aussi irréaliste, car il n’y a plus de choix : les lignes sont maintenant géographiquement partagées entre un petit nombre de méga-opérateurs entre lesquels la concurrence devient de plus en plus fictive.

 Constituer des compagnies de transport maritimes « équitables » ? Ce ne serait possible, compte tenu de ce qui précède, que dans des conditions très particulières renforçant les « effets de niche » du commerce équitable.

Ne vaudrait-il pas mieux aborder cette question par sa dimension politique en formulant l’exigence de faire du transport maritime international un bien public mondial, auquel les peuples du monde ont droit, avec un accès libre et équitable, dans un service de qualité ? Il en résulterait que les principes des droits humains et écologiques universels en seraient la première loi, et le respect des droits de ses travailleurs, le corollaire obligé. Tout ceci et l’utilisation des mers et des océans du monde, bien commun s’il en est, confèreraient une véritable obligation de service public mondial aux entreprises qui y travaillent. Et les marins retrouveraient, dans la reconquête de cette mission, la dignité d’un métier au service de tous les peuples du monde.

Utopie ? Certes non. Les principales bases de ce renouveau existent en droit international, en droit maritime et en droit du travail, dans les coutumes maritimes encore vivaces, et dans l’expérience des travailleurs de la mer et de terre. Les bases institutionnelles existent aussi, mais les lobbies de la complaisance règnent en maîtres, et l’ensemble tourne à l’envers. Est-il si compliqué de tout remettre à l’endroit ?

Les droits nationaux étant de plus en plus dépassés, il est essentiel - non pour les abandonner mais pour les soutenir - de porter le combat au niveau du droit international du travail. L’ITF (Fédération internationale des travailleurs du transport - www.itf.org.uk) est sur la brèche, et s’appuie sur l’OIT qui poursuit la très nécessaire construction du droit mondial du travail. Mais il est temps de sortir ce problème de cette sorte de ghetto aspatial que constitue le transport maritime, de lui donner la publicité qu’il mérite et d’envisager des alliances entre organisations qui défendent le respect des Droits des travailleurs, qu’ils soient paysans, artisans, ouvriers ou marins.

Pour en savoir beaucoup plus :

Un livre : Transport maritime, danger public et bien mondial, François Lille et Raphaël Baumler, Éditions Charles Léopold Mayer, Paris, septembre 2005, 413 pages, 16 euros.

Et aussi, sur le site de l’association Biens Publics a l’Echelle Mondiale www.bpem.org , le dossier « transport maritime international »

Enfin le site de l’ITF : www.itf.org.uk

[1Pavillon de complaisance : marque de nationalité du navire, accordée par un pays à un armateur d’un autre pays. Permet d’organiser l’irresponsabilité de l’armateur et la mise en dehors des lois de son navire.

[2Pavillons Européens-bis : imitations « compétitives » de pavillons de complaisance, sans changement de nationalité.

[3Par exemple par la mise en place du Registre international français, l’utilisation des pavillons de complaisance et des registres bis.

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