Survie

Communiqué Prestige

Publié le 28 novembre 2002 - BPEM, Odile Tobner

Encore, encore, et encore...

Voici que ressurgit le cauchemar de la marée noire, le pire peut-être, de par la nocivité et la quantité de la cargaison du Prestige, que l’Ouest européen ait connu. Il est bien tôt pour évaluer les responsabilités directes. Mais il y a des causes générales, que nous ne connaissons malheureusement que trop.

Cela ressemble pour commencer à un air trop connu : produit dangereux sur navire ancien, pavillon fantoche bahamien, armateur grec sous écran libérien, équipage hétérogène... Et même, pour faire bon poids, le même courtier londonien que pour l’Érika. Mais il y a un fait nouveau, des plus inquiétants : l’affréteur (celui qui loue le navire) n’est plus une société de production pétrolière, mais un « trader » (négociant transnational) de réputation douteuse et domiciliation paradisiaque. Nous avions prévu cette dérive, que la mise en cause de Total dans l’affaire de l’Érika a contribué à accélérer.

Nos dirigeants se gargarisent des mesures qu’a pris ou va prendre (avec quel retard !) la Communauté européenne, mais elles se limitent en fait à deux aspects, contrôle technique renforcé des navires, et élimination progressive des pétroliers à simple coque. Les vrais problèmes sont ailleurs. Les navires à double coque ne sont plus sûrs que les autres que s’ils sont rigoureusement entretenus et consciencieusement exploités. A défaut, ils peuvent être plus dangereux encore, quel que soit leur age. Quand aux contrôles techniques, ils sont évidemment nécessaires : on parle de 4 à 8000 navires dangereux, sur les 40 000 de la flotte de charge mondiale, c’est énorme ! Mais qui parle de s’attaquer aux véritables causes ?

Les beaux discours d’aujourd’hui ressemblent étrangement à ceux d’il y a trois ans. Faisons en sorte que la suite soit différente ! Il faut aller chercher les racines du mal, dans le terreau pourri des complaisances maritimes et paradis fiscaux.

Et pourquoi ?
Ces causes peuvent se résumer très simplement. En toute entreprise complexe, il faut un maître d’œuvre, organisateur et responsable. La qualité du travail, et aussi la sécurité, sont à ce prix. En transport maritime, c’est l’armateur, dont l’affréteur est le client. C’est autour de sa fonction que s’articule le droit maritime international. Il en répond traditionnellement devant l’État sous le couvert duquel il exerce principalement cette activité, et dont ses navires arborent le pavillon.

Par la magie noire de la complaisance, cet État n’est plus qu’un leurre, dans l’exemple banal de l’Erika comme dans celui du Prestige, comme maintenant dans la majorité de la flotte mondiale. Et l’armateur lui-même a disparu. Libéré par la démission volontaire de son " État de pavillon ", il ne s’est pas seulement caché, il s’est scindé et dispersé, en diverses sociétés réelles ou fictives qui n’ont plus rien à voir avec une rationalité économique d’organisation de la production. A ce stade, elles n’ont plus d’autre motif que le profit par l’évitement des règles fiscales, sociales, maritimes, des responsabilités en général, des droits humains fondamentaux en particulier. Il n’y a plus de maîtrise d’ouvrage, rien que des entités cachées qui exploitent, spéculent, magouillent et blanchissent à l’occasion - et des marchands d’homme qui fournissent des équipages au plus bas prix. Plus les risques augmentent, plus les sociétés pétrolières se mettent à l’abri de ces structures opaques - et plus elles le font plus les risques augmentent.

Tant que les troubles écrans de la complaisance maritime et des paradis fiscaux continueront à occulter les véritables responsabilités, tant que le mépris des droits humains, sociaux et syndicaux restera toléré - voire encouragé - on pourra remplacer le slogan « plus jamais ça » par « à la prochaine » !

Le plus grave est que ce qui se passe dans le domaine maritime est précurseur. C’est l’activité qui la première est entrée dans la spirale infernale de la dérégulation, c’est peut-être celle dont l’évolution vers une véritable criminalité transnationale est la plus avancée, la plus évidente en tout cas. Mais les mêmes processus sont à l’œuvre partout ailleurs dans le monde.

Contre cela, et pour autre chose

Combattre résolument une telle régression sociale et sa contagion inévitable devient une nécessité absolue. Des moyens juridiques existent, d’autres sont envisageables. Mais la répression n’a de sens que si l’on a quelque chose à rebâtir sur les décombres. Éradiquer n’a d’avenir que si l’on plante autre chose à la place, sinon les mêmes choses repousseront.

Et si l’on se mettait en tête, au lieu de se désoler d’une marée à l’autre, d’en faire un chantier pilote d’une autre vision du monde ? Faire du transport maritime international un bien public mondial, quelque chose auquel les peuples du monde ont droit, avec un accès libre et équitable, dans un service de qualité. Il en résultera que les principes des droits humains et écologiques universels en seront la première loi, et le respect des droits de ses travailleurs le corollaire obligé. Tout ceci, et l’utilisation des mers et océans du monde, bien commun s’il en est, confèrera une véritable obligation de service public mondial aux entreprises qui y travaillent. On pourra en inférer l’obligation pour ces entreprises d’un statut international, comportant l’exigence de domiciliation dans des États s’engageant à le faire respecter.

Les bases institutionnelles existent aussi, mais avec une faille énorme : l’OMI (Organisation Maritime Internationale) est en charge de ce secteur, mais son mode de financement fait que les pavillons de complaisance, représentés en fonction de leur tonnage, y sont de plus en plus majoritaires. Et comme il s’agit de nationalités fantoches, on peut logiquement penser que les lobbies industrialo-financiers transnationaux y font tout naturellement la loi. La réforme de l’OMI est donc une urgente et impérieuse nécessité.

BPEM, 28 novembre 2002.

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