Survie

"En Afrique du Sud, on n’a encore rien vu de l’épidémie de sida"

Publié le 7 février 2003 - Survie

Extraits tirés de Courrier International, France, 7 février 2003.

A la tête de Treatment Action Campaign, Zackie Achmat, 40 ans, se bat pour que les Sud-africains puissent accéder aux traitements antisida, dans un pays qui compte près de cinq millions de malades. TAC organise, le 14 février, au Cap, une marche intitulée "Stand Up For Our Lives", pour demander aux députés d’approuver un plan national de traitement pour les personnes séropositives.

Zackie Achmat, vous en êtes à votre quatrième année de "grève des médicaments", pourquoi avez-vous entamé cette nouvelle forme de protestation ?

En 1998, (...) une trithérapie coûtait aux alentours de 4 500 rands (500 euros), plus du double de mon salaire. Des amis m’ont proposé de se cotiser pour me payer le traitement. J’ai réalisé que si je n’avais pas eu des amis comme ça, je serais mort. A la même époque, nous avons lancé la Treatment Action Campaign (TAC). Peu après, un camarade membre à la fois du mouvement antiapartheid et du mouvement gay et lesbien est mort du sida. Un journaliste américain m’écrivit alors : "Je croyais que l’on ne mourait plus du sida de nos jours". Cela nous a frappés, car, ici, en Afrique du Sud, c’est précisément ce qui se passait, dans l’indifférence des laboratoires pharmaceutiques, qui pratiquent des prix prohibitifs, et du gouvernement, qui refuse de distribuer des antirétroviraux. J’ai ainsi décidé de ne pas suivre la trithérapie que mon médecin m’avait prescrite car je trouvais difficile d’être à la tête d’une organisation de personnes qui n’ont pas accès au traitement tout en en bénéficiant moi-même.

Qu’est-ce qui vous motive ?

Je viens d’une tradition de gens qui se sont battus pour l’égalité en Afrique du Sud. Une génération de jeunes militants de l’African National Congress (ANC), qui croient que les hommes sont égaux, qu’ils ont le droit à la vie. Les Blancs, les Noirs, les pauvres ont le droit à une justice sociale. Je pense donc que laisser des gens mourir parce qu’ils n’ont pas d’argent, c’est politiquement et moralement une erreur. (...)

Selon vous, pourquoi les antirétroviraux et les autres médicaments antisida et contre les infections opportunistes sont si chers ?

Il y a plusieurs raisons. La principale est le mercantilisme, qui prospère grâce à ce carcan légal qu’est le brevet. Nous ne sommes pas opposés par principe à la propriété intellectuelle : si quelqu’un invente quelque chose, il faut le protéger par tous les moyens. Mais le problème est que les grandes multinationales ont utilisé la propriété intellectuelle pour s’assurer de faire un maximum de profit. D’abord, pendant les négociations de l’Accord général sur les tarifs et les douanes (GATT), puis pour les discussions au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui lui ont succédé et lors des Accords sur les aspects de droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce (ADPIC), à Doha en 2000. La société civile a été complètement tenue à l’écart, de même que les gens qui agissaient dans le secteur de la santé. Les grandes multinationales ont ainsi pu imposer leurs vues aux gouvernements des Etats-Unis et de l’Union européenne. Ceux-ci ont alors négocié un accord qui accordait aux laboratoires pharmaceutiques l’exploitation exclusive de leurs brevets pour une durée de vingt ans. Ils leur ont ainsi assuré de pouvoir continuer tranquillement à engranger des profits colossaux, aux dépens des malades (...)

Quelles sont les réactions en Europe et en Occident en général lorsque vous parlez du problème de l’accès aux traitements antisida ?

Jusqu’à il y a quelques années, les responsables politiques dans l’Union européenne nous disaient : "les patients africains ne savent pas prendre le traitement, on ne peut le donner qu’à certains d’entre eux". Ou encore, on affirmait qu’il y avait d’autres problèmes plus urgents à résoudre, comme la mortalité infantile et la pauvreté. Cela nous irritait beaucoup, car c’est bien sûr faux : le combat pour la santé vient avant celui contre la pauvreté, car sans la première, la seconde est inévitable. (...)

En Afrique du Sud, il y a un autre problème : le gouvernement refuse de distribuer les antirétroviraux. Pourquoi ?

(...) Lorsque ce gouvernement s’est installé, en 1994, il avait l’un des meilleurs plans de lutte contre le sida au monde, tant du point de vue de la prévention que des soins. Mais ce plan a été rapidement mis de côté, car le gouvernement de l’époque avait des vues très "thatchériennes" sur les dépenses sociales. Le système de santé publique a subi les conséquences de cette idéologie, selon laquelle l’Etat ne doit pas prendre en charge la santé des gens. (...) La Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont par ailleurs demandé à l’exécutif de prouver qu’il était "fiscalement responsable". Même si l’Afrique du Sud ne devait pas un centime à la Banque mondiale ni à aucune autre institution financière internationale, cela a poussé les dirigeants de l’ANC à ne pas consacrer d’argent à la redistribution de la richesse et aux services sociaux. (...)

Quelles vont être les conséquences d’une telle attitude ?

On n’a pas encore vu les effets de l’épidémie. Ce n’est que maintenant que les gens frappés du VIH commencent à développer le sida faute de soins, et à mourir. Obsédés par l’exigence de limiter les dépenses de santé, nos dirigeants ne se rendent pas compte qu’en soignant les personnes séropositives, on finit à moyen terme par réduire ces dépenses. En laissant mourir sans soins des millions de personnes, ils vont produire un nombre encore plus grand d’orphelins analphabètes et abandonnés à eux-mêmes. Ce qui va finir par leur retomber dessus dans dix, quinze ans, lorsque la classe des 20-40 ans, la plus frappée par le VIH, aura été décimée.

Quelle est le rôle du président Thabo Mbeki dans cette affaire ?

Notre président a une grande responsabilité : il a sapé tout le programme de prévention et de traitement en mettant en doute le lien entre le VIH et le sida. De cette façon, il n’a pas encouragé les jeunes à utiliser le préservatif. (...) On a ainsi perdu trois années qui auraient été cruciales pour mettre en place les lois et les mécanismes nécessaires pour combattre l’épidémie. Ces trois années ont complètement démantelé la plupart des programmes de prévention et de lutte. (...)

Le gouvernement a (...) changé de position à cause de l’embarras qu’il provoquait au niveau international. En fait, il continue à traîner des pieds : il ne met pas les médicaments à disposition et ne se dote pas des personnels et des moyens nécessaires pour faire face à l’épidémie. Cela ne concerne bien sûr que le système de santé publique. Dans le privé, si l’on peut payer un médecin et ses médicaments, il n’y a pas de problème. En Afrique du Sud, il y a un double système de santé, public et privé. Le privé concerne 7 millions de personnes ; en 2000, il a dépensé 4,2 milliards d’euros. Le système public concerne 38 millions de personnes ; en 2000, il a dépensé 3 milliards d’euros. La disparité est flagrante. (...)

Propos recueillis par Gian Paolo Accardo,

© Courrier International

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