Survie

Extraits de l’interview de François-Xavier Verschave dans l’émission "Priorité santé" sur RFI

Publié le 19 janvier 2004 - Survie

Radio France Internationale, 19 janvier 2004

Claire HEDON  : (...) En ce moment se déroule en Inde le Forum social mondial. Il s’agit d’un lieu de réflexion où la société civile se mobilise afin de proposer une autre approche de la mondialisation tournée sur l’être humain. L’occasion pour Priorité santé de se pencher sur l’accès aux médicaments dans le monde, et plus particulièrement dans les pays du Sud. Nous allons essayer de comprendre les phénomènes qui freinent la diffusion des médicaments génériques et de voir ce qu’il faudrait entreprendre dans ce domaine.

(...) Les pays du Sud ont du mal à accéder aux médicaments, car ils sont chers. C’est ça la raison principale ?

François-Xavier VERSCHAVE  : Oui... C’est tout un ensemble de choses, mais d’abord parce que c’est trop cher et c’est un véritable scandale. Il faut rappeler que 10 000 personnes meurent tous les jours faute d’accès aux thérapies contre le sida, et on pourrait parler bien sûr des tas d’autres maladies. Plus généralement, on est devant un enjeu majeur aujourd’hui, celui d’instituer la santé comme un bien public mondial. C’est inévitable, y compris pour sauvegarder nos propres systèmes de santé publique.

CH : Quand on parle d’accès aux médicaments dans les pays du Sud, on est - nous, pays occidentaux - aussi directement concernés. Il ne faut pas séparer les deux.

FXV : Tout à fait, parce que les stratégies folles d’un certain nombres de tenants de la santé libérale, les grands groupes pharmaceutiques etc. sont en train aussi de ruiner les systèmes de santé publique au Nord ou de mettre en place des systèmes totalement inégalitaires, où par exemple aux États-Unis, 40 millions de personnes sont à peine soignées. (...)

CH  : « La santé est un bien public ». Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce que vous entendez par là (...) ?

FXV  : Les biens publics, c’est ce que l’on a construit de meilleur depuis deux siècles au moins en Europe. (...) Les biens publics ne sont pas un choix technique, c’est une volonté politique. A un moment donné, les Français par exemple ont décidé que l’école devait devenir un bien public, puis ils ont décidé en 1945 que la santé devait devenir un bien public, et tout le monde s’en est porté très bien, y compris les entreprises pharmaceutiques et les médecins. Donc un bien public veut dire qu’il y a un cahier des charges de service public. Il peut y avoir différents types d’intervenants, mais un certain nombre de règles empêchent chacun de trop tirer la couverture à soi.

Or, aujourd’hui, on est devant une offensive de destruction des biens publics, y compris en Occident, alors que les Français, qui sont si attachés à leur sécurité sociale devraient comprendre qu’elle ne pourra pas tenir le choc si on ne lance pas en même temps un grand chantier d’extension des biens publics à l’échelle mondiale.

(...) Il faut aussi se souvenir que dans les produits, la « propriété intellectuelle », soit disant, les brevets qui sont vendus par les laboratoires pharmaceutiques, il y a souvent 80, ou 85, ou 90 % de recherche publique. C’est à dire que les laboratoires ont pris une recherche publique quasi aboutie pour rajouter un petit quelque chose et y placer un brevet. (...) Dans le partage de la rémunération de la recherche, le fait de privatiser les résultats de la recherche publique aboutit à des aberrations, puisque en définitive le bien public santé ne peut plus être assuré puisqu’on arrive à des prix du médicament totalement délirants. (...) Donc on voit bien qu’il faut des règles du jeu. Ces règles du jeu s’appellent la régulation d’un bien public.

CH : Vous avez évoqué cette question des brevets. Je pense que ce serait bien d’expliquer concrètement ce que sont ces brevets, puisque c’est une grande partie du problème de l’accès aux médicaments.

FXV : (...) Ces brevets ont existé par exemple pour les inventions classiques dans le domaine de la mécanique ou autres. Ca a été étendu aux médicaments.

CH : C’est-à-dire que quand on a inventé quelque chose, on dépose un brevet pour le protéger.

FXV : Et pendant ce temps là, on est le seul à pouvoir le vendre et, sauf exception dont on va parler peut-être tout à l’heure, on peut tirer une rente de situation considérable qu’on va appeler le "bénéfice de la recherche".

Par exemple (...) les substances pharmaceutiques parfois prodigieuses qui existent dans les pays du Sud (...) sont brevetées par les multinationales du Nord, et ensuite les gens doivent les racheter. (...) Il y a déjà des scientifiques qui ont pris l’initiative, avec l’accord des populations, de publier dans des revues scientifiques les qualités de ces substances pour empêcher qu’elles soient brevetées, et pour qu’elles restent dans le domaine public.

CH : (...) Est-ce que les médicaments génériques, c’est une solution ?

FXV : Bien sûr, c’est une solution, puisqu’on arrive à des prix qui peuvent être à la fin cent fois moindre que les prix initiaux. Et au départ, je rappelle qu’il y a aujourd’hui 10 000 personnes qui meurent chaque jour faute d’être soignées du sida par exemple. On pourrait parler d’autres maladies. (...) On n’hésite pas à parler aujourd’hui de crimes contre l’humanité, parce que nous sommes comme devant un magasin qui a les provisions dans son entrepôt et qui ne veut pas les livrer à des gens qui meurent. Au début on peut dire qu’il faut de l’organisation pour le livrer. Maintenant, ça fait tellement longtemps que ce problème se pose qu’il devrait être depuis longtemps résolu.

Or, en fait, les grands laboratoires et d’autres mènent un combat d’arrière garde pour rendre le plus difficile possible cet accès généralisé, parce qu’ils craignent que l’on touche à leur rente de situation. Et effectivement, les génériques touchent radicalement à leur rente de situation, puisqu’il y a plusieurs mécanismes qui permettent de produire des médicaments à bas prix. L’un d’entre eux, c’est de profiter du fait qu’au bout d’un certain temps le brevet tombe dans le domaine public, donc il n’y a plus de protection (...) et puis les autres mécanismes sont ceux des licences obligatoires, c’est-à-dire qu’en cas d’urgence sanitaire très importante, on peut tout à fait imposer des conditions de production ou d’importation pour contourner des monopoles pharmaceutiques. D’ailleurs les États-Unis ne se sont pas privés de le faire pratiquement séance tenante quand il y a eu ce fameux épisode de lettres emplies d’anthrax. Aussitôt, ils avaient besoin de médicaments et ils ont lancé une réquisition.

CH : (...) Vous parliez des anti rétroviraux, de l’accès aux soins pour le sida, l’Inde et le Brésil ont déjà produit des génériques.

FXV : Oui, mais le Brésil n’était pas encore inclus dans les accords sur la propriété intellectuelle, donc il a pu en quelques sortes profiter des moments de liberté qui lui restaient. Mais maintenant, il va falloir que les pays du Sud - et je pense qu’ils y sont de plus en plus décidés - ne se fassent pas « manger tout cru » par ces fameux accords ADPIC, qui sont des accords vraiment léonins.

Jean-Claude SALOMON : Il faut non seulement que les pays du Sud ne se fassent pas manger tout cru, mais que les pays industrialisés ne se fassent pas manger tout cru non plus. C’est-à-dire que ce qui nous menace, c’est que progressivement une part croissante de la population des pays industrialisés devienne équivalente sur le plan de la santé, à une population dans les pays qui ne sont pas encore industrialisés.

CH : Vous avez un exemple concret : les États-Unis.

JCS : Les États-Unis, c’est frappant. Aux États-Unis, on pense aujourd’hui qu’à peu près un quart de la population a un accès insuffisant aux médicaments. Ce que vous dénonciez tout à l’heure à propos de l’accès aux médicaments dans le Tiers Monde, il y a un Tiers Monde aux États-Unis, et il occupe une place non négligeable. Les gens vont au Canada ou au Mexique pour acheter des médicaments moins chers, mais c’est une solution tout à fait bancale. C’est bien qu’ils le fassent parce qu’ils n’ont pas d’autre possibilité pour le moment, mais ils devront trouver mieux. Et les accords ADPIC menacent aussi les gens de nos pays.

FXV  : (...) Je crois que le problème de fond que vous avez posé dès le début, c’est celui de la rémunération de la recherche. Il faut qu’elle soit bien payée, c’est quelque chose d’essentiel, mais dans le partage entre la recherche publique et la recherche privée, il n’est pas normal que l’essentiel du travail soit fait par l’une, qui est de plus en plus pauvre, tandis que pour faire une part de moins en moins efficace - parce qu’il y a une chute très importante de la productivité de la recherche, dans le secteur privé - on prend des marges considérables. Comment cela se répercute ? On fait de fausses découvertes, on remplace un médicament par un autre en le facturant à la Sécurité sociale 100 fois plus cher. C’est pour ça aussi que cela nous concerne.

JCS : (...) Le prix de revient de la recherche est un grand secret industriel. On nous annonce des chiffres considérables, et pour l’essentiel ce sont des prix qui sont surfaits. (...)

FXV : Il n’y a jamais eu de bien public que conquis. Tout à l’heure, on évoquait le sida : pourquoi le sida a mis en avant ces problèmes ? C’est parce qu’il y a une militance très forte parmi les malades du sida. Le travail d’Act-Up ou de TAC en Afrique du Sud a été tout à fait décisif.

CH : Si on se mobilise, on peut faire changer les choses...

FXV : Exactement, c’est comme ça que ça s’est passé depuis 200 ans en Europe, on en a la mémoire. On vous dit toujours qu’on n’a pas les moyens d’accorder un bien public, on sait que si une conquête sociale et politique les obtient, ces biens publics sont fournis, et qu’à la fin tout le monde s’en trouve mieux, y compris le secteur privé.

Priorité Santé sur RFI

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