Survie

L’Arctique chauffe et fond en accéléré

Publié le 8 novembre 2004 - Survie

Libération, France, 8 novembre 2004.

Selon un rapport présenté aujourd’hui, la moitié de la banquise pourrait disparaître d’ici à 2100, entraînant l’extinction de nombreuses espèces.

Le réchauffement climatique n’est pas pour demain. Il a lieu maintenant. Ses implications sont majeures et planétaires. Et surtout incroyablement rapides. Voilà en substance la teneur d’un rapport très attendu sur lequel 300 chercheurs internationaux ont planché pendant quatre années, et que le Comité d’évaluation du réchauffement climatique de l’Arctique présente aujourd’hui à Reykjavik, en Islande, dans le cadre d’une conférence scientifique internationale.

Commandé en 2000 par le Conseil de l’Arctique [1] et le Comité scientifique international de l’Arctique, le rapport prévoit une accélération des changements climatiques, dont beaucoup sont déjà en cours. Gordon McBean, l’un de ses auteurs, reconnaît que la situation actuelle est « pire que celle qu’[ils s’attendaient] à trouver lorsque les travaux ont débuté, il y a quatre ans ». Sur près de 1 500 pages, les scientifiques, qui se sont largement appuyés dans leurs études sur les observations et les connaissances des populations indigènes, brossent un tableau qui, selon eux, est loin d’être « le pire des scénarios ».

Et pourtant la terre devrait se réchauffer deux fois plus vite au XXIe siècle qu’elle ne l’a fait au siècle précédent. L’Arctique, où le réchauffement a été deux fois plus important que n’importe où ailleurs sur la planète, va connaître une hausse moyenne des températures de 4 à 7 degrés d’ici à 2100. La banquise, qui a perdu près du dixième de sa surface totale depuis les années 70, pourrait diminuer de moitié d’ici à la fin du siècle, entraînant la disparition d’espèces dépendantes des glaces pour se nourrir ou se reproduire. L’ours polaire pourrait ainsi disparaître dans quelques dizaines d’années. L’expansion des forêts vers le nord, en empiétant sur la toundra, menace des millions de migrateurs, oiseaux et caribous en tête, privés d’habitat et mis en concurrence avec de nouvelles espèces venues du sud. L’espèce humaine n’est pas épargnée. L’érosion des côtes et la fonte du pergélisol (ou permafrost), sur lequel sont construits nombre de villages et infrastructures (aéroports, pipelines, et même une centrale nucléaire), vont bouleverser la vie des quatre millions d’habitants de ces régions circumpolaires. Leur monde, leur quotidien et leur mode d’alimentation vont s’en trouver radicalement transformés.

Mais si l’Arctique est la première zone touchée par le réchauffement climatique, préfigurant en accéléré ce que le reste de la planète s’apprête à vivre, les bouleversements que ce phénomène induit sont d’ordre planétaire. La fonte des glaciers et de la couverture des glaces maritimes et terrestres va entraîner une hausse du niveau des mers, qui pourrait atteindre jusqu’à 90 cm d’ici à la fin du siècle ­ à lui seul le Groenland pourrait élever le niveau des mers de 7 mètres. Cet afflux d’eau fraîche dans les océans va en outre altérer la circulation des courants marins et atmosphériques qui apportent la chaleur des tropiques vers le nord.

Surprises. Sans occulter les quelques avantages, au demeurant très controversés, engendrés par un réchauffement climatique (exploration facilitée de gaz ou pétrole, développement de l’agriculture...), les auteurs du rapport insistent donc sur la nécessité d’une prise de conscience urgente et internationale. Ils l’affirment avec certitude : c’est l’activité humaine et précisément la hausse des émissions de gaz à effet de serre qui est le premier responsable du réchauffement planétaire. Depuis le début de la révolution industrielle, la concentration de CO2 dans l’atmosphère a augmenté de 35 %. Ce niveau (qui devrait rester supérieur à la normale pour plusieurs siècles) est tel qu’une réduction immédiate des émissions n’empêcherait pas le réchauffement de s’accélérer au moins pendant plusieurs décennies avant de décliner lentement. Toutefois, insistent les scientifiques, il est encore temps de limiter les dégâts. Une réduction des émissions permettrait de limiter la vitesse et l’ampleur du réchauffement. « L’Arctique est le signal précurseur du reste du monde. Ce qui arrive à la planète se produit d’abord dans l’Arctique. Protégez l’Arctique et vous sauverez la planète », ont prévenu hier six organisations internationales de peuples autochtones.

Par Carole DUFFRECHOU, correspondante à Montréal

© Libération


Les autochtones de l’Arctique déboussolés par le changement climatique

Extraits tirés d’une dépêche AFP, 12 novembre 2004.

REYKJAVIK (AFP) - Lapons, Inuits et autres peuples autochtones de l’Arctique, qu’on aurait pu croire avides de quelques degrés supplémentaires, perçoivent au contraire le rapide réchauffement de leur région comme une menace pour leurs cultures multimillénaires.

Parce que la glace cède de plus en plus de place à l’eau, qui absorbe l’énergie solaire au lieu de la réfléchir, l’Arctique se réchauffe deux fois plus vite que le reste de la planète (...)

"Nos peuples ne font pas que survivre sur la glace, ils y prospèrent", explique à l’AFP Sheila Watt-Cloutier, présidente de la Conférence circumpolaire des Inuits (ICC) en marge d’un symposium sur les changements climatiques dans l’Arctique réuni cette semaine à Reykjavik. (...)

Pour cause de changements climatiques, les glaces apparaissent de plus en plus tard et se retirent de plus en plus tôt, ce qui raccourcit considérablement la saison de la chasse.

Dans le nord du Groenland, des chasseurs ont cette année dû abattre des chiens de traîneau faute de pouvoir les nourrir, en raison du retard pris dans le processus de formation des glaces sur lesquelles ils traquent le phoque, l’ours polaire ou le morse. "C’est dramatique. Les chiens sont ce que les chasseurs ont de plus précieux", commente Lena Kiel Holm, une Inuit du Groenland.

En Alaska ou dans le Grand Nord canadien, des autochtones meurent noyés parce que la glace, de plus en plus mince, cède sous eux ou parce qu’ils sont emportés en franchissant des cours d’eau devenus torrents sous l’effet de la fonte des glaciers.

Confrontés à de brusques changements météorologiques, les chasseurs peinent désormais à déceler les signes de tempête et à bâtir un igloo protecteur. (...)

"Le savoir que détenaient les anciens n’est plus valable (...)", affirme Jan Idar Solbakken, un représentant du Conseil sami (lapon). (...) "Si le monde ne résout pas ce problème d’une manière radicale, je crains que mon petit-fils de sept ans n’assiste à des changements auxquels il sera impossible de s’adapter", précise Mme Watt-Cloutier.

Reste à convaincre les peuples "méridionaux" de s’engager sur la voie d’une croissance économique plus "verte" au nom des quelque 400.000 autochtones de l’Arctique.

L’Arctique est un avant-goût de ce qui se passera chez eux, réplique Mme Watt-Cloutier. "S’ils ne font pas attention, ils perdront plus que leur emploi. Ils perdront leur planète, ils y perdront la vie".


L’océan Arctique bientôt navigable

Extraits tirés du Monde, France, 26 octobre 2004.

Très sensible au réchauffement climatique, le Grand Nord pourrait s’ouvrir, d’ici trente ans, au trafic maritime et à l’exploitation minière.

"Dans les années 1980, le signal était ambigu. Dans les années 1990, la tendance est devenue nette. Dans les années 2000, elle est manifeste : l’Arctique fond." A bord du brise-glace de recherche Amundsen, dont il parcourt avec vélocité les coursives truffées de petits laboratoires, Louis Fortier, de l’université Laval de Québec, résume le consensus scientifique à propos des glaces de l’océan Arctique. Elles se réduisent continuellement.

Tous les signes vont dans le même sens. Début octobre, des spécialistes des glaces de l’université de Boulder (Etats-Unis) annonçaient que "les relevés satellitaires indiquent que l’étendue de la glace en mer Arctique était en septembre de 13,4 % inférieure à la moyenne". Septembre marque la fin de la période de fonte estivale et constitue un bon indicateur de l’évolution de la banquise. Ce déclin est déjà passé de 12 % par rapport à la moyenne en 2002, à 15 % en 2003.

Autre indicateur, la superficie de la glace permanente, celle qui ne fond pas en été : en octobre 2003, l’Institut d’études spatiales Goddard de la NASA annonçait que "l’Arctique a perdu près de 10 % de sa couche de glace permanente tous les dix ans depuis 1980". Elle ne couvre plus que 6 millions de kilomètres carrés contre 7 millions en 1980.

Troisième indicateur : l’épaisseur de la glace. Dans la partie centrale du bassin Arctique, elle est passée de 3 mètres dans les années 1960 à 2 mètres dans les années 1990. (...)

"Tous les modèles convergent pour dire que, d’ici trente à quatre-vingts ans, la glace d’été aura disparu, précise M. Gascard. Mais certains pensent encore que le réchauffement observé est l’effet d’une variabilité naturelle qui semble très forte dans cette région. Nous manquons cruellement de données pour confirmer la force et la durabilité du réchauffement de cet océan."

Si les scientifiques restent encore prudents, l’interprétation du phénomène ne fait pas de doute pour des spécialistes de géopolitique. Si les glaces de l’Arctique fondent, cela ouvrira la région polaire à la navigation maritime et à l’exploitation minière. (...)

En écourtant de quelque 6 000 ou 8 000 kilomètres le trajet entre l’Europe et les Etats-Unis, d’une part, et le Japon et la Chine, d’autre part, l’Arctique pourrait concurrencer les routes de Panama et de Suez et bouleverser l’équilibre du commerce mondial. (...)

Un autre effet de la fonte de la banquise arctique serait de faciliter l’exploitation des richesses minières que l’on suppose enfouies sous les eaux ou les côtes. Le Canada a ainsi commencé à exploiter le diamant dans les îles du Grand Nord et pourrait produire bientôt 10 % à 15 % de la valeur mondiale de brut.

De même, selon Willy Ostreng, du Centre des études avancées, à Oslo, "les experts norvégiens estiment que 25 % des réserves non encore découvertes de pétrole et de gaz dans le monde se situent en Arctique". Charbon, molybdène, tantale, argent, platine, or sont les autres matières citées dont l’exploitation deviendrait profitable. Sans oublier que l’ouverture de la voie maritime faciliterait le transport des richesses enfouies en Sibérie.

(...) La route russe devrait cependant s’ouvrir avant le mythique passage du Nord-Ouest : "Les modifications atmosphériques changent le régime des vents, explique M. Gascard, ce qui pousse les glaces vers le Canada et le nord du Groenland." M. McBean confirme : "L’ouverture du passage arctique sera une idée-clé de notre rapport de novembre. Mais elle se fera probablement d’abord du côté sibérien."

Un autre problème, enfin, devrait surgir avec cette nouvelle ruée vers l’or : la menace qu’elle fera peser sur un environnement très fragile. "Tous ces bateaux le long des côtes..., s’inquiète Willy Ostreng. S’ils provoquaient une marée noire..."

Par Hervé Kempf, envoyé spécial au Québec (Canada).

© Le Monde

[1Forum intergouvernemental regroupant le Canada, la Russie, les Etats-Unis, l’Islande, le Danemark, la Norvège, la Finlande et la Suède, ainsi que six organisations indigènes de l’Arctique.

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