Survie

L’eau : « Un bien commun confisqué par le privé »

Pierre Kohler , ministre de l’Environnement du canton du Jura Suisse

Publié le 29 août 2002 - Alain Deneault

Libération, France, 29 août 2002.

« Nous devons mettre fin à ce phénomène mondial de privatisation de l’eau et rendre au politique la capacité de gérer cette ressource. »

Pierre Kohler, 37 ans, est ministre de l’Environnement du canton du Jura Suisse. En 2000, il a contraint les poids lourds de l’industrie chimique Suisse (Novartis, Roche, Ciba..) à assainir les décharges industrielles du village de Bonfol, pour un coût d’environ 150 millions d’euros. Hier, lors d’une séance plénière consacrée à l’eau, le représentant Suisse a dénoncé avec force l’immobilisme actuel.

Entretien.

Vous parlez de « honte » de la communauté internationale sur son incapacité à aborder l’accès à l’eau. Pourquoi ?

Parce qu’au fond, tout le monde sait qu’il ne sortira pas grand-chose d’ici. Or, l’eau est cruciale : sans eau, pas de vie, pas de développement durable... Je suis outré de voir que ce sujet n’est pas au centre de nos préoccupations, nous les responsables politiques qui avons un pouvoir de changer le monde. Je suis outré d’être dans un sommet qui se contente de louvoyer, et se complaît dans la léthargie.

Comment faudrait-il aborder le problème ?

Près de 200 conférences ont été consacrées à l’eau sans qu’il en sorte des plans d’actions concrets ! Il faut que le sujet fasse l’objet d’un vrai débat politique mondial, comme pour le climat ou la biodiversité. Or, on reste incapables de confier la gestion de l’eau à une institution internationale. C’est toujours le même show. Il fait de nous les complices d’envolées lyriques. Peut-être que, finalement, les responsables politiques ou économiques ne s’intéressent qu’à l’aspect financier de l’eau...

On parle pourtant beaucoup de l’accès à l’eau comme d’un droit humain...

Mais comment concilier le droit humain avec les objectifs de réduire de moitié le nombre de 1,3 milliard de personnes qui n’ont pas accès à l’eau potable ? Accepter cela, c’est accepter un droit humain à deux vitesses. Or, la question de l’eau est uniquement politique et financière. Nous savons ce qu’il faut faire pour que tout humain puisse avoir accès à l’eau : mettre sur la table 180 milliards d’euros par an pendant plus d’une décennie.

Est-ce possible sans l’aide des multinationales de l’eau ?

Il faut justement remettre en cause cet état de fait, présenté ici comme une réalité incontournable. Ces entreprises ont confisqué de facto un bien commun à toute l’humanité et en ont fait une marchandise comme les autres. Je me réjouis de voir la montée d’une société civile critique qui n’a de cesse de dénoncer cette imposture. Elle seule peut nous forcer à nous affranchir des pressions que nous subissons.

Mais l’eau comporte un coût...

Et alors ? Nos routes n’ont-elles pas aussi un coût ? Nous les finançons grâce à l’impôt. Le prix de l’eau est souvent plus cher lorsqu’il est géré par le secteur privé. Il doit générer un profit, servir des dividendes aux actionnaires. C’est une logique d’intérêts particuliers qui n’est pas celle des Etats, défenseurs de l’intérêt public. Nous devons mettre fin à ce phénomène mondial de privatisation de l’eau et rendre au politique la capacité de gérer cette ressource. Ce n’est pas parce qu’il y a eu des situations de corruption publique dans la gestion de l’eau qu’il faut démissionner et s’en remettre au privé.

Mais cette gestion publique est-elle possible dans les pays émergents ?

C’est une question de priorité mondiale. Le mal dont nous souffrons le plus est celui de l’absence du politique et de politique publique globale. Ce n’est pas un discours révolutionnaire : c’est un discours de bon sens.

Par Vittorio DE FILIPPIS

© Libération

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