Survie

La santé au travail menacée par le dumping social ?

Publié le 10 novembre 2003 - Survie

L’Humanité, France, 10 novembre 2003.

Les graves effets des nouvelles organisations du travail et des modes de gestion des entreprises sur la santé des travailleurs sont sous-estimés.

Les mutations de la gestion libérale des entreprises depuis les années quatre-vingt-dix ont eu un énorme coût humain en matière de santé au travail, largement sous-estimé par les pouvoirs publics. Odile Chapuis est membre d’un collectif de médecins du travail à Bourg-en-Bresse, qui observe la réalité du travail à partir " de l’intérêt de l’homme au travail, de sa santé et de son bien-être ". À la tribune, elle décrit un " problème majeur pour la démocratie " : des " processus contaminants " du travail, qui sont " l’aboutissement des effets liés à l’incroyable emballement d’un système sous-tendu par la logique effrénée de la rentabilité maximale et du profit à court terme ". L’impact mental, d’abord. À partir du début des années quatre-vingt-dix, flexibilisation, individualisation, intensification liée aux politiques de réduction des coûts, émiettement des collectifs conduisent à la perte de sens et à la multiplication des pathologies mentales liées à " l’activité en mode dégradé ". Les atteintes physiques, ensuite, avec l’accélération des rythmes de travail et l’accroissement de la charge mentale qui s’ajoutent à la pénibilité et aux tâches répétitives. La France est " lanterne rouge " européenne en termes de santé au travail et de mortalité des travailleurs manuels, les cancers professionnels y tuent autant que la route. Pourtant, ces très mauvais indices sont sous-estimé et la " tradition française " continue d’imputer les atteintes à la santé des ouvriers à " leur condition d’ouvrier et à leur hygiène de vie et non aux conditions de leur travail ", déplore le médecin.

Une dénégation officielle de ces réalités est en ouvre, accuse-t-elle, qui passe par " l’absence de mesures sérieuses qui doivent être prises pour endiguer ces phénomènes " pourtant réversibles. Admettre ces réalités obligerait en effet à " admettre les graves dysfonctionnements du système ".

Les mêmes mécanismes de déni sont en cours dans les pays du Sud, explique Silvana Cappuccio, responsable santé et hygiène pour la Fédération des travailleurs du textile, de l’habillement et du cuir. " Deux millions de travailleurs meurent tous les ans, un chiffre auquel les femmes et les enfants paient un prix particulier ", explique-t-elle. " Souvent, les problèmes de santé ne sont pas reconnus comme des problèmes connexes au travail ", note la syndicaliste qui déplore une " invisibilité sociale massive " de la question. Les délocalisations sont un facteur aggravant : " en transférant des productions de pays à haut revenus à des pays à bas revenu ", on réduit l’application des standards, notamment en termes de santé et on délocalise aussi des productions dangereuses, interdites dans le pays d’origine, comme l’amiante.

La pauvreté est-elle une excuse ? " C’est une énorme hypocrisie ", selon Mme Cappuccio, " comme celle qui justifie le travail des enfants : en fait, on ne fait ainsi qu’alimenter un cercle vicieux de la pauvreté ".

Attention, note Yusuf Ghanty, membre du collectif des médecins du travail de Bourg-en-Bresse, à ne pas tenter de tempérer la désespérance des salariés en France en la comparant aux souffrance des enfants qui travaillent dans les pays du Sud : " cela ne ferait que paralyser la pensée, alors que nous sommes tous nivelés par le bas par le même rouleau compresseur ".

Damien Cru, chargé de mission à l’association régionale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) en Île-de-France, préconise de " décloisonner " la question de la santé au travail. Exemple : la " déferlante des demandes liées au stress et au harcèlement " dans les bureaux de l’ANACT. " Aujourd’hui, dans les entreprises on pose les problèmes en termes intersubjectifs, comme si celui de l’amiante, des risques chimiques, du travail de nuit n’existaient plus. " Le harcèlement devient un symptôme du désarroi des salariés, mais le " diagnostic spontané " dont il fait l’objet de la part des acteurs fait obstacle à l’analyse nécessaire des conditions de travail. Dénouer ces conflits, explique Damien cru, revient à poser la question fondamentale : " Comment ça allait avant ? "

Le travail est-il toujours une aliénation totale ? Damien Cru propose une solution optimiste : " penser de nouvelles conditions de travail ".

Lucy Bateman

© Journal l’Humanité

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