Survie

Le coup de maître de l’Unesco

Publié le 8 juin 2005 - Odile Tobner

Libération, France, 8 juin 2005.

L’exception culturelle va bientôt faire loi dans le monde. La France et l’Europe ont franchi un pas décisif dans la bataille visant à exclure les biens et services culturels des débats de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en faisant reconnaître pour la première fois leur spécificité dans le corps d’un traité international. Au prix d’un conflit grave qui secoue d’ores et déjà l’Unesco, l’agence des Nations unies spécialisée dans la culture, les Américains ayant claqué la porte de la réunion, furieux de ce résultat.

Au terme de deux ans et demi de négociations ardues et de deux semaines d’ultime négociation impliquant 500 experts venus de 130 pays, le comité intergouvernemental ad hoc réuni à Paris a adopté le texte final d’une « convention sur la protection de la diversité des contenus culturels et des expressions artistiques », à l’unanimité moins deux contre : les Etats-Unis et Israël. Ce document d’une quinzaine de pages doit être adopté en octobre à la Conférence générale de l’Unesco, en principe sans changement. Certains, comme le Japon et l’Australie, ont exprimé des réserves. En revanche, le Canada, très actif aux côtés de la France, la Russie, la Chine, le Brésil, le Mexique ou l’Inde ont soutenu la thèse de l’exception culturelle, qui se trouve ainsi consacrée pour la première fois dans le droit international.

Le document, qui n’est pas encore public car en cours de « toilettage » sur des points de détail et de traduction, mais dont Libération a pu avoir connaissance, est sans ambiguïté : dès son préambule, il stipule le statut spécifique des « activités, biens et services culturels », dotés d’une « double nature, économique et culturelle, parce qu’ils sont porteurs d’identité, de valeur et de sens ». En conséquence, « ils ne doivent pas être traités comme ayant une valeur exclusivement commerciale ». Autrement dit, des industries aussi importantes que le cinéma ou la musique ne peuvent être discutées à l’OMC comme de simples activités commerciales. Un soin particulier a été apporté à l’article 20, qui s’intitule « soutien mutuel, complémentarité et non-subordination ». En langage clair : la Convention de l’Unesco ne peut être subordonnée à aucune autre. Elle se pose en égale des traités du commerce et du libre-échange. En cas de conflit entre les Etats, des procédures de conciliation peuvent être ouvertes, par une seule partie. Elles seront traitées au sein de l’Unesco, qui reprend donc la main face aux autres institutions internationales.

La Convention accorde aux Etats le droit entier de mettre en oeuvre leur propre politique culturelle d’aide et de protection. Ils peuvent donc subventionner le théâtre ou le cinéma, accorder des allégements fiscaux à ceux qui font don d’un tableau à un musée, édicter des lois et règlements pour protéger les monuments historiques ou empêcher la sortie des chefs-d’oeuvre du patrimoine. Toute la panoplie est explicitement autorisée.

« Biodiversité ». La culture est aussi valorisée comme moyen d’échange, du développement et de la cohésion sociale. « La diversité culturelle est une ressource qui constitue un aspect essentiel du capital culturel des sociétés, au même titre que la biodiversité est un élément central du capital naturel », stipule l’article 2. Les Etats sont donc appelés à favoriser par une « multiplicité des moyens » la diversité des « cultures des groupes sociaux et sociétés ».

« La culture sort d’un vide juridique : pour la première fois, elle trouve une reconnaissance dans le droit international, dans une convention qui reconnaîtrait sa spécificité irréductible », se félicite l’ambassadeur de France auprès de l’Unesco, Jean Gueguinou. Deux ans après le discours de Jacques Chirac devant cette assemblée, « un texte reconnaît le droit souverain des Etats à une protection de la culture », ajoute-t-il. Au Canada, la ministre du Patrimoine est revenue enthousiaste : « Dans les échanges internationaux, l’industrie culturelle était dans un no man’s land. Elle était vulnérable parce que tout pouvait être contesté devant l’OMC », a dit Liza Frulla au Devoir de Montréal, précisant que son pays aurait même préféré que l’Unesco aille encore plus loin en affirmant sa prééminence sur l’OMC.

« Incompatibilité »
. La France, néanmoins, se garde de tout triomphalisme pour ne pas exacerber les tensions avec les Etats-Unis. Déjà, les Américains avaient particulièrement mal vu la participation de la Commission européenne, dont ils dénient toute compétence en matière de culture. La délégation américaine a rédigé une déclaration de guerre contre un « texte final » qu’elle juge inacceptable. « Ce projet de convention est profondément faussé et fondamentalement incompatible avec la mission de l’Unesco de promouvoir la libre circulation des idées par le mot et l’image. » En empiétant sur le commerce, « non seulement il outrepasse le mandat de l’Unesco, mais il pourrait contrecarrer les droits et obligations contractés dans d’autres enceintes internationales, et en fin de compte freiner les progrès en faveur de la libéralisation économique. »

Les Américains ont également déploré que le comité ait « verrouillé » le texte, sans marge de manoeuvre pour la conférence générale d’octobre. « Nous sommes peut-être le pays le plus multiculturel au monde, déplore le chargé d’affaires américain, Andrew Koss, nous sommes profondément attachés au dialogue culturel, mais ce document ferme des portes plutôt que de les ouvrir. » Et de lancer : « En fait, cette convention n’a rien à voir avec la culture, mais tout avec le commerce. » Néanmoins, il dément catégoriquement, comme la rumeur en a couru cette semaine, que les Etats-Unis, qui viennent de rejoindre l’Unesco après dix-neuf années d’absence, menaceraient de lui couper les vivres après cet affront. Dans quelle mesure les biens culturels se trouveraient-ils effectivement écartés de l’OMC ? « A ce stade, c’est encore impossible à dire. Nos juristes planchent sur la question. Il faudra voir après l’adoption. » La grande bataille pour l’exception culturelle ne fait que commencer.

Par Vincent NOCE

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