Survie

Le lobby des labos

Publié le 23 février 2004 - Survie

Extraits tirés de L’Express, France, 23 février 2004.

Par Julie Joly

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Impeccable et détendu, Brian Ager accueille les journalistes par leur prénom, un petit mot pour chacun, puis s’installe. L’affable directeur général de la fédération européenne d’associations et d’industries pharmaceutiques (Efpia) maîtrise parfaitement son public, autant que son sujet. (...) Sous ses airs de patron poli, l’homme orchestre à Bruxelles l’un des plus puissants lobbys du moment : celui des 43 groupes leaders sur le marché mondial du médicament. Parmi eux, l’américain Pfizer (n° 1 mondial et leader en Europe), le britannique GlaxoSmith Kline (GSK, n° 2 mondial), le suisse Novartis, le français Sanofi-Synthélabo ou encore Aventis... Ensemble, ces « big pharma », dont 11 sont américaines, emploient près d’un million et demi de personnes dans le monde et réalisent plus de 400 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Une seule molécule miracle, le Viagra par exemple, et c’est le jackpot : jusqu’à 7 milliards de dollars de ventes.

Mais voilà. Depuis quelques années, la percée des génériques menace sévèrement leurs rentes : aujourd’hui, 1 boîte de médicaments sur 2 vendue aux Etats-Unis est une copie, et plus de 1 sur 3 en Allemagne. D’ici à 2008, plus de 30 des 57 médicaments les plus consommés dans le monde perdront leur brevet d’exclusivité (...) Et, cette fois, la relève n’est pas assurée : à peine 17 nouvelles molécules ont été introduites sur le marché en 2002, trois fois moins qu’en 1996. Pour les lobbyistes du secteur, l’heure est grave. Des alcôves de la Maison-Blanche aux couloirs du Parlement européen en passant par nos propres institutions françaises, chronique d’une guerre d’un nouveau genre.

Outre-Atlantique, l’activisme politique est un sport national. En l’espace de trois ans, entre 1997 et 2000, les laboratoires ont déboursé pas moins de 300 millions de dollars pour « soutenir » les partis de tous bords. Le candidat Bush junior ne s’en plaindra pas, qui a récolté plus de 50 millions : à peine installé à la Maison-Blanche, le nouveau président nommait à la tête du bureau du Budget l’un des plus grands pontes du secteur pharmaceutique, un ancien patron du géant Eli Lilly & Co. (...)

A eux seuls, les citoyens américains consomment plus de la moitié des médicaments vendus dans le monde. Mieux encore, « ils les paient plus cher que partout ailleurs », ironise un expert européen. (...) Une fois acceptée par la - très exigeante - agence américaine du médicament (la Food and Drug Administration), une molécule est considérée comme un bien de consommation standard. Du coup, au même titre que n’importe quel vendeur de boisson gazeuse, les industries du médicament sont libres de fixer leurs prix, mais aussi de faire la promotion de leurs produits auprès du grand public - y compris à la télévision. Et ils ne s’en privent pas. (...)

Tous laboratoires confondus, plus de 70 000 vendeurs parcourent chaque jour le territoire en quête de nouveaux « clients ». Ainsi, aux Etats-Unis toujours, les 15 premiers groupes pharmaceutiques dépensent près de 80 milliards de dollars par an en frais de promotion, trois fois plus que leur budget de recherche et développement...

Et en France ? Ici, plus de 90 % des 3 milliards de boîtes consommées chaque année - 50 par habitant en moyenne, un record mondial - sont remboursables. La précision est de taille, car nos médicaments coûtent plus de 17 milliards d’euros par an à la Sécurité sociale. (...)

« L’industrie pharmaceutique dépense en France plus de 20 000 € par an et par médecin », affirme, au Conservatoire national des arts et métiers, l’économiste de la santé Jean de Kervasdoué. Pour convaincre les prescripteurs de la supériorité de leurs produits, plus de 15 000 visiteurs médicaux payés par les labos - 1 pour 10 praticiens ! - sillonnent chaque jour les hôpitaux et les salles d’attente de nos vertes campagnes. A défaut de subventions publiques, les industriels sponsorisent, en toute légalité, l’essentiel de la formation continue des praticiens. Sans compter les milliers de brochures, affiches et autres outils de promotion indirecte censés « informer le patient » sur les vertus de leur futur traitement (...)

Les amateurs de génériques peuvent aller se rhabiller. Près de deux ans après l’accord conclu entre la Caisse nationale d’assurance-maladie (Cnam) et les généralistes - qui prévoyait que le quart de leurs ordonnances seraient rédigées sans référence aux noms de marque des médicaments (appelés aussi « princeps ») - moins de 1 prescription sur 10 utilise les dénominations scientifiques internationales des molécules. Elles faciliteraient pourtant la promotion de ces copies conformes, vendues 30 % moins cher en moyenne que leurs originaux ! Face à la pression des fabricants de princeps, les ventes de génériques, fulgurantes à l’étranger, restent minimes en France : à peine plus de 1 boîte vendue sur 10 est une copie, contre plus de 40 % aux Etats-Unis. (...)

Faute de meilleures sources, nos praticiens s’en remettent le plus souvent à leur seule bible, le fameux Vidal. Or, souligne le spécialiste, « l’ouvrage est financé exclusivement par les laboratoires ». A défaut de contribution suffisante de la part de leurs fabricants, plus de 3 000 noms de produits, et notamment des génériques, n’y sont pas référencés. (...)

Les vraies innovations représentent moins de 1 mise sur le marché sur 3. La plupart des 300 à 500 « nouveautés » enregistrées chaque année par les laboratoires sont en réalité déjà commercialisées, mais sous une autre forme (produits injectables, comprimés, poudres, etc.). Vraies ou fausses, elles offrent en tout cas aux laboratoires l’arme absolue : un nouveau brevet et, avec lui, la garantie d’un monopole pendant au moins dix ans. Et l’avantage concurrentiel est appréciable ! « Les produits de moins de deux ans induisent un supplément de dépenses de remboursement de 450 à 900 millions d’euros par an », affirme la Cour des comptes. Cela représente la moitié des dépenses pharmaceutiques de l’assurance-maladie. (...)

La France est l’un des seuls pays de l’Union, avec le Portugal, à interdire les importations dites « parallèles » de médicaments. Le principe de libre circulation des marchandises, inscrit dans le traité de Rome, permet pourtant à la Grande-Bretagne d’acheter 17 % de ses médicaments chez ses voisins européens, moins chers que sur son territoire : pour la sécurité sociale britannique, l’économie est de 120 millions d’euros par an. On en est loin ! Chez nous, dénoncent encore les magistrats de la Cour des comptes, les pouvoirs publics ont choisi de rapprocher le prix des nouveaux médicaments « de ceux pratiqués dans les pays les plus chers d’Europe. Y compris pour les produits dont le service médical rendu n’est pas majeur » (...)

Sous prétexte de coûts de recherche et de délais de mise sur le marché intenables, les fabricants réclament depuis toujours la liberté des prix en France. Voilà qui est presque fait : depuis le printemps dernier, un accord signé avec l’Etat leur permet de déterminer eux-mêmes le prix de lancement de leurs innovations - le Comité économique des produits de santé (Ceps) n’ayant que deux semaines pour s’y opposer. Mieux, depuis décembre dernier, une décision du gouvernement enfonce le clou : le prix des nouveaux médicaments ne devra pas baisser pendant les cinq premières années de leur commercialisation. (...)

Créée en 1978, la fédération européenne des industries pharmaceutiques menée par Brian Ager recrute depuis bientôt trente ans les meilleurs lobbyistes du secteur. « Impossible d’y échapper », confirme le député Vert français Didier-Claude Rod. Invitations dans les meilleurs restaurants, à des colloques à l’étranger, distribution de dossiers techniques à la pelle, coups de téléphone personnels et visites surprises dans les bureaux, l’industrie maîtrise parfaitement l’art de la persuasion. (...)

« Le lobby pharmaceutique est d’autant plus fort que nous sommes faibles et désorganisés », lâche Antoine Vial entre deux cafés. La cinquantaine discrète, cet expert en santé publique est un ardent représentant de la revue Prescrire, mais aussi, et surtout, le coordinateur du collectif Europe et médicament. Fédération d’associations de malades et de consommateurs, de professionnels de la santé et de mutuelles, le collectif a été inauguré à Bruxelles en mars 2000, juste avant le passage en première lecture du projet de loi sur les médicaments. Depuis cette date, plus d’une centaine d’amendements ont été déposés grâce à son action. (...)

Post-scriptum

Le volume de médicaments consommés en France a été multiplié par près de 30 en quarante ans. Sur les 20 produits les plus vendus actuellement, 10 ont été lancés il y a moins de trois ans ; et parmi ces nouveautés, la moitié sont, en réalité, une nouvelle version de produits déjà existants.

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