Survie

Le service public manifeste pour le rester

Publié le 3 octobre 2002 - Odile Tobner

Libération, France, jeudi 3 octobre 2002.

Les salariés parlent de leur inquiétude des privatisations. Le gouvernement ne croit pas à la crise sociale.

« Je ne vois pas ce que la privatisation peut apporter. » Philippe, 31 ans, conseiller clientèle au centre d’EDF-GDF à Lisses (Essonne), sera ce matin à la manifestation pour « la défense du service public, du statut et des retraites ». Il n’a que trois ans d’ancienneté dans la maison. Avant, il était dans le privé. Et il voudrait bien comprendre « pourquoi on s’acharne à vanter les vertus de l’ouverture du capital » quand tant d’exem ples dans l’actualité inciteraient à maintenir le statu quo. « Il suffit de voir ce qui se passe en Angleterre. British Energy (équivalent EDF privatisé) est au bord de la faillite, le secteur des transports (British Rail privatisé) est devenu dangereux, il y a beaucoup d’accidents... » Alors, ça sert à quoi tout ça ?

Air France

« La privatisation, on va y laisser des plumes »

« Nous non plus, dit Marcel Thibault, délégué syndical Alter (navigants techniques), on ne comprend pas l’utilité de la privatisation d’Air France (prévue pour cet automne par le gouvernement "si les conditions de marché le permettent", ndlr). Aujourd’hui, l’entreprise se débrouille très bien. Elle fait des bénéfices malgré les aléas de l’après-11 septembre. Beaucoup de compagnies privées ont bu la tasse. On nous dit : "C’est pour pouvoir faire des alliances avec des étrangers." Mais on en a déjà une avec Delta Airlines, qui marche très bien. »

La dégringolade de la Bourse ajoute un autre argument. Et la carotte de l’actionnariat avec la déconfiture de France Télécom ne suscite plus le moindre appétit. Il n’y a qu’à voir ce qui est advenu aux salariés actionnaires de l’opérateur historique. Ils ont eu un moment l’illusion d’être assis sur un beau pécule, lorsque l’action FT a bondi jusqu’à plus de 200 euros. Elle n’en valait plus que 8 hier, dit un cadre qui doit aller manifester aujourd’hui. « Non seulement les plus-values se sont envolées, mais ceux qui ont repris des actions en juin dernier, pour les mettre dans leur PEG (plan d’épargne groupe) se sont bien fait avoir. Depuis juin en effet, le cours de l’action a trouvé le moyen de diminuer presque de moitié. »

Lancés à l’origine par les seuls syndicats d’EDF-GDF, les mots d’ordre de cette journée d’action ont depuis été relayés à Air France mais aussi à France Télécom, à la SNCF, à la Poste et à la RATP. D’une entreprise à l’autre, les situations sont différentes, mais tous viendront aiguillonnés par une série de contre-exemples sur les bienfaits des privatisations et plus que jamais soucieux de conserver le « parapluie de l’Etat », en ces temps d’incertitude économique et de recrudescence du chômage. Car, poursuit Marcel Thibault d’Air France, la privatisation, c’est aussi, « la perspective d’abandonner un statut d’Etat pour une convention collective de droit privé. Forcément on va y laisser des plumes. Les gens se font du souci parce qu’être nationalisé, c’est aussi une protection pour l’emploi. On sait que dans le privé, les dividendes des actionnaires passent avant les emplois ».

EDF-GDF

« L’impression de faire un travail social »

Le statut, c’est en effet un « véritable enjeu » pour les salariés des entreprises publiques qui craignent aussi que le contenu de leur travail ne se délite dans une ouverture du capital. « J’ai toujours eu l’impression de faire un travail social, dit Karen, 25 ans, agent du centre de distribution mixte d’EDF-GDF à Lisses, dans l’Essonne. Il faut que nous puissions continuer à aider les usagers. Ils ne doivent pas subir de coupure de gaz ou d’électricité lorsqu’ils sont dans le besoin. On n’enfonce pas les gens dans la misère. » Dans l’entreprise, personne n’a oublié les tempêtes de décembre 1999, quand les électriciens étaient regardés par les populations comme les pompiers de New York après l’attentat des Twin Towers.

France Télécom

« Il n’y a personne derrière nous »

Chez France Télécom (lire aussi page 24), les récentes inondations du Gard ont redonné de la valeur au travail. « Nous sommes les derniers vestiges du service public. S’il n’y avait pas encore l’éthique du service public, nous ne serions pas là. » Jean-Luc, 45 ans, Pascal, 38 ans, et Patrick, 47 ans, sont techniciens de ligne. Quand l’entreprise a fait appel au volontariat pour renforcer les effectifs dans le Gard après les inondations, ils n’ont pas hésité. Jean-Luc est venu de Vitry-le-François (Marne), Pascal de Vendôme (Loir-et-Cher) et Patrick de Troyes (Aube). Affectés au centre téléphonique de Sommières, noyé sous près de trois mètres d’eau, ils avaient l’impression de « retrouver le sel du métier ». Le soir à table, ils n’en finissaient pas de parler boulot. « De ce qu’on a fait dans la journée, de ce qu’il y a à faire le lendemain. » C’est ça le service public, disent-ils. Quelque chose qui donne une autre valeur au travail. Et qui fait la différence entre France Télécom et un autre opérateur totalement privé. « On est en concurrence, mais c’est France Télécom qui répare le réseau du Gard. C’est nous qui sommes sollicités quand il faut réparer. » Fiers de ce qu’ils font et inquiets de ne plus pouvoir assumer leur mission aussi bien qu’avant. Déjà, ils pestent sur le manque de modules pour câbler les têtes de raccordement des lignes. « Avant, ça ne serait pas arrivé. Maintenant, c’est la politique du stock zéro. Alors, ce qu’on faisait en une fois, on le fait en plusieurs. Bientôt, on ne pourra même plus le faire. On avait un métier qu’on maîtrisait. Ils le sous-traitent. Nous, les techniciens de ligne, on a tous vingt ans de maison Il n’y a personne derrière nous. Les départs en retraite ne sont pas remplacés et la formation a été bradée. Ils sont en train de casser leur cabane. »

Si Pascal, Jean-Luc et Patrick n’étaient pas là pour « rétablir le téléphone aux gens », ils seraient mercredi dans la rue. Pour demander qu’on ne casse pas le service public et les équipes qui vont avec. « Il y a quinze jours, on ne se connaissait pas, explique Patrick. On n’a pas eu besoin de se parler pour travailler ensemble. On a été formés à la même école », l’école du service public. A Sommières, dans la boue, tous ont retrouvé l’esprit des « grandes équipes » des années 70 et 80, quand « il fallait construire le réseau, puis enterrer les câbles ». Convaincus qu’« une activité comme la nôtre ne peut pas être privatisée. Qu’en aurait-il été si nous avions été entièrement en Bourse ? Les régions auraient-elles envoyé des volontaires ? Tout ça a un coût ».

La Poste

« Le courrier noble contre la publicité »

Les agents de la Poste apprécient eux aussi l’appartenance à cette famille du service public. Déjà pourtant, l’ouverture à la concurrence décidée par Bruxelles a transformé leurs métiers. « Dans 80 % des sacoches, il y a de la publicité adressée, explique Serge Lecuit, directeur du centre courrier de Doué-la-Fontaine (Maine-et-Loire). Que va devenir le service public ? Que vont devenir nos métiers ? La publicité, c’est 70 % du chiffre d’affaires de la Poste aujourd’hui. Mais c’est 10 % seulement des clients. C’est pour des sociétés comme la Redoute qu’on va être de plus en plus aux petits soins. Déjà, quand on est débordés, on nous donne comme consigne de laisser de côté la lettre à 3 francs (le courrier privé) pour la distribuer plus tard. Mais pour les facteurs, c’est le courrier noble, en comparaison de la publicité ! Cela ne va pas s’arranger avec l’ouverture à la concurrence : la poste belge a déjà ouvert un centre de routage dans la banlieue de Nantes. Les Hollandais aussi nous inquiètent. On les sent qui s’installent. »

Avec la droite, se rajoutent d’autres motifs d’inquiétude : « On va essayer de nous rogner nos retraites en augmentant les années de cotisations, et aussi nos accords de 35 heures... » Et aujourd’hui, on nous change de président ! La valse des têtes du secteur public ajoute au désarroi. « On sait ce qu’il y a dans sa lettre de mission (celle de Jean Paul Bailly, nommé à la place Martin Vial, ndlr) dit Pierre Legal, administrateur CFDT, à la Poste : « Rendre la Poste encore plus performante, augmenter encore sa productivité. Mais où va-t-on s’arrêter ? Avant le passage aux 35 heures, un postier triait entre 1 300 et 1 500 lettres. Il est passé à 2 000 lettres au lendemain de l’accord. On sent qu’au conseil d’administration, certains vont pouvoir se lâcher sur le thème : "La masse salariale est trop élevée et la rentabilité pas assez." »

SNCF

« De moins en moins un service public »

C’est la même inquiétude à la SNCF. « Ce qui se joue actuellement à la SNCF, explique Henri Célié, responsable fédéral de Sud Rail, c’est aussi une privatisation, mais qui ne passe pas par une participation au capital. II y a une logique du profit, contraire à l’idée du service public. Il y a une dynamique de mise en concurrence, par exemple sur la question du fret (ouverture à la concurrence en mars 2003, ndlr) qui a été tranchée au niveau européen au Sommet de Barcelone par le gouvernement précédent. Privatisation aussi avec la séparation de plusieurs services, comme Eurostar (qui vient d’être transformé en société de droit privé, dont la SNCF détiendra la majorité du capital). » « Au total, poursuit Henri Célié, la SNCF est amenée à fonctionner de moins en moins comme un service public. » C’est ce qui poussera aujourd’hui les cheminots à rejoindre le cortège de la « grande famille » du secteur public.

Libération, Service Economie

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