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Les pays pauvres interdits de se soigner

Publié le 13 octobre 2004 - Survie

L’Humanité, France, 13 octobre 2004.

La production de médicaments génériques contre le sida devrait être quasiment impossible à partir du 1er janvier 2005. Et l’Inde, principal producteur et exportateur des génériques, est désormais visée par les accords de l’Organisation mondiale du commerce. Une question qui a été au coeur de la conférence mondiale que vient d’organiser la Fédération nationale des industries chimiques de la CGT.

À partir du 1er janvier 2005, une grave menace pèse sur le principal fournisseur de médicaments génériques antisida : l’Inde. À cette date, ce pays devra appliquer les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sur le respect des brevets aux produits pharmaceutiques. Principales victimes : les pays importateurs de ces copies à moindre coût, c’est-à-dire les pays les plus touchés par l’épidémie de sida. Le programme brésilien de distribution gratuite des traitements aux malades du sida depuis 1996 est directement menacé. De part la gravité de la situation, les ONG se mobilisent à nouveau contre ce système totalement pervers dont les conséquences ne sont rien de moins que meurtrières : 37,8 millions de personnes sont atteintes du sida dans le monde.

Rappel des faits : en 1994, l’OMC signe les fameux accords ADPIC (accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce), qui s’appliquent à toutes les inventions, donc aux produits de santé également. Cette nouvelle législation entre en vigueur en 1995 dans les pays riches. Pour les pays en développement, un délai est accordé jusqu’en 2005, tandis que les pays les moins avancés disposent d’un sursis jusqu’en 2006. Pendant dix ans, treize pays dont l’Inde, le Maroc, le Brésil, la Turquie, ont pu bénéficier d’un système de transition appelé «  mailbox » ou « boîte aux lettres  » qui a permis de stocker les demandes de brevet. « Ces demandes se sont accumulées dans cette boîte aux lettres, précise Gaëlle Krikorian, membre de la commission des pays Nord-Sud d’Act Up Paris. Ce délai leur a donc permis de fabriquer des génériques. Or, à partir du 1er janvier, la boîte de Pandore va s’ouvrir. Les brevets en attente vont être examinés et accordés ou non selon qu’ils répondent aux critères ADPIC.  »

Critères de brevetabilité dont le mécanisme est le suivant : le détenteur d’un brevet dispose d’un monopole sur son produit pendant une période d’au minimum vingt ans. Au terme des deux décennies, le produit, ici le médicament, entre le domaine public. Il peut être alors copié, produit et commercialisé par d’autres entreprises. Ce sont les génériques. Théoriquement, ce système, imaginé par les pays industriels, est censé, par les profits engrangés, inciter l’innovation et permettre la recherche sur de nouvelles molécules. Or, depuis 1970, l’innovation dans le domaine du médicament s’est fortement ralentie, les nouvelles molécules sont très similaires aux traitements existants et l’industrie pharmaceutique est aujourd’hui le secteur, après la banque, le plus riche au monde.

Les effets pervers de ce système vont brutalement être révélés à l’opinion publique par l’épidémie de sida à partir de 1999. Les médicaments brevetés et fabriqués au Nord sont tellement chers qu’ils sont inaccessibles aux pays du Sud où se concentrent la majorité des malades. L’émoi international va pousser les États membres de l’OMC à signer la déclaration dite de Doha en 2001, qui reconnaît le droit de « protéger la santé publique et promouvoir l’accès aux médicaments pour tous ». Concrètement, le nouvel accord de l’OMC du 30 août 2003 applique ce droit à toutes les maladies et donc permet à tous les pays de passer outre les droits de propriété intellectuelle (par le système de licence obligatoire), et d’importer ou de produire des copies de médicaments, pourtant brevetés sur leurs territoires. Hélas, sous la pression des États-Unis, le mécanisme administratif est d’une telle complexité, que rien n’est mis en pratique, tandis que le nombre de malades du sida, mais aussi du paludisme, ne cesse d’augmenter. Le Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose, créé en 2001 est censé aider à financer la production des médicaments au Sud.

En prévision de ce nouvel obstacle majeur pour l’accès aux traitements, six pays, le Brésil, la Russie, la Chine, le Nigeria, la Thaïlande et l’Ukraine ont créé l’événement lors de la 15e Conférence internationale sur le sida qui s’est tenue à Bangkok en juillet dernier. Pour la première fois, ces États qui totalisent 1,8 milliard d’habitants, soit près du tiers de la population mondiale, tous situés dans les régions les plus affectées par l’épidémie de sida, ont décidé de s’unir et menacent les laboratoires d’ignorer les brevets.

En Face, les États-Unis ne cessent de multiplier des accords commerciaux de libre-échange avec des pays en développement. Et imposent à des pays comme le Mexique, le Chili, le Maroc des dispositions encore plus contraignantes que celles de l’OMC.

On l’aura compris, la bataille en faveur de la santé publique est loin d’être gagnée.

Maud Dugrand

© Journal l’Humanité

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