Survie

Militarisation et terrorisme

Publié le 12 février 2003 - Georges MENAHEM, Survie

Le 11 septembre a-t-il accentué la militarisation du monde ? Cette idée doit être discutée. Car, si la militarisation s’amplifie, en fait, elle obéit à son propre mouvement, presque en dehors des conflits. Et sa puissance alimente la production même du terrorisme.

Une militarisation de plus en plus autonome Cette autonomie est nouvelle. À l’époque des empires et des royaumes, la militarisation suivait le rythme des conquêtes et des guerres. Elle transformait les institutions et groupes sociaux en donnant priorité aux forces armées, à leur armement et aux formes d’organisation autoritaires, hiérarchisées et disciplinées. Mais, après la seconde guerre mondiale puis la guerre de Corée, elle est devenue en grande partie autonome. Car l’équilibre de la terreur a entraîné à la fois une course aux armements permanente entre les États-Unis et l’URSS et, dans les faits, une impossibilité durable de guerre entre les grandes puissances. Après 1991, l’équilibre s’est rompu. L’URSS, exténuée pour une large part par la course aux armements de plus en plus coûteuse dans laquelle elle avait voulu conserver sa place, s’est disloquée. Les pouvoirs de son complexe militaro-industriel y ont été réduits, même s’ils sont restés très importants en Russie, en Ukraine et dans d’autres États de la CEI. Tandis qu’aux États-Unis, la militarisation, après une courte pause lors des années 1991-1994, s’y poursuit d’une façon quasiment autonome, comme si un cliquet en empêchait toute diminution, alors que l’important affaiblissement de la menace d’emploi des forces stratégiques russes justifierait plutôt une démilitarisation. Le 11 septembre n’a pas non plus sérieusement modifié la militarisation en cours. Le choc des attentats et l’invocation d’un mythique "axe contre le mal" ont certes accru la faculté d’engager des opérations armées et ils ont permis une mobilisation un peu plus grande des diverses ressources des États-Unis pour les demandes du Pentagone. Mais, alors que la dissuasion nucléaire ne diminue en rien la menace terroriste, plus de 5,9 milliards de $ seront consacrés en 2003 au développement des forces nucléaires et 7,8 milliards à la défense anti-missile.

La militarisation soutient le leadership des États-Unis sur le monde La militarisation sert des intérêts. Elle consolide et soutient le leadership des États-Unis sur le monde. Elle produit une quantité énorme d’armements qu’ils utilisent pour muscler leur domination sur la planète, même s’ils adaptent leurs justifications à la situation du moment. Avant 2001, ils expliquaient leur budget de défense par l’existence d’États qu’ils désignaient comme "voyous". Mais le consensus des nations était loin d’être complet. Si les attentats du 11 septembre ont été décisifs, c’est parce qu’au nom de la "guerre contre le mal", ils ont permis de soutenir une hégémonie militaire des États-Unis encore plus grande. Dès le lendemain, en effet, G. W. Bush intimait aux nations l’ordre de choisir leur camp et Washington se comportait en empire souverain disposant des forces et des territoires selon son bon vouloir, sans même invoquer le mandat des Nations Unies. Seuls quelques rares pays sont restés en dehors de ce qui est devenu une "nouvelle Sainte Alliance", pour reprendre la formule du chroniqueur israélien Uri Avnery. Ce dernier poursuivait, dans le Ma’ariv du 30 novembre 2001 : "Le danger de cette situation est que la nouvelle Alliance repoussera la réforme la plus nécessaire du XXIe siècle, la réduction du fossé entre le Nord et le Sud, les nations riches et les nations pauvres". La militarisation du monde permet en effet aux États-Unis d’espérer poursuivre et achever la mondialisation économique sans se préoccuper du développement des inégalités et des luttes sociales qu’elle entraîne. Un de ses bénéfices importants est de permettre d’utiliser des "forces de projection rapide" pour envoyer partout dans le monde des bataillons armés appuyés par des forces aériennes terrifiantes pour défendre les intérêts et le leadership économique des États-Unis. Le souvenir des 59 interventions militaires des États-Unis dans les cinq dernières décennies réactivé par les douze porte-avions et 137 navires de guerre sillonnant les mers tout autour du monde dissuade fortement de mettre en cause les intérêts des ressortissants américains. Autre bénéfice essentiel de la militarisation, elle autorise un contrôle plus complet du pétrole, du gaz et des autres ressources de la planète, comme de leurs possibilités d’acheminement vers leurs métropoles. Si ces objectifs sont hors de portée concernant l’Irak, qu’à cela ne tienne, une intervention militaire devrait y mettre bon ordre. L’efficacité de telles solutions armées employées par les États-Unis pour résoudre leurs problèmes de ressources a été démontrée notamment lors des interventions en Iran en 1953 (contre la nationalisation du pétrole par Mossagdeh), au Guatemala en 1954 (pour défendre des compagnies bananières nationalisées), et en Irak en 1991 (pour libérer le pétrole du Koweït).

Une militarisation propulsée par le complexe militaro-industriel La militarisation n’a pas seulement maintenu un certain équilibre des armements lors de la guerre froide, elle a aussi édifié des appareils bureaucratiques et industriels gigantesques, en URSS comme aux États-Unis, ce que soulignait déjà en 1961 le général Eisenhower. La propension qu’ont les institutions à reproduire les bases de leur puissance, et l’attachement des industries d’armement au haut niveau des profits associés à leurs activités, se sont ainsi traduits par l’édification de pouvoirs considérables. Selon les mots de l’historien et chroniqueur William Pfaff dans American Policy Today de mai dernier, "le Pentagone est maintenant le plus important acteur bureaucratique dans Washington et, en combinaison avec les industries aéronautiques et de défense, le plus puissant lobby de Washington". Si bien que les présidents successifs des États-Unis ont d’abord été, selon l’historien Ronald Steel, "des présidents de guerre" qui n’ont pu qu’aller dans le sens des décisions préparées par leur puissant Département de la Défense. Sauf le dernier, W. Clinton, qui, élu après la fin de la guerre d’Irak, a tenté de s’appuyer surtout sur la globalisation économique et, pour cela, de se fonder sur l’absence de menace stratégique évidente pour réduire les budgets de la défense. Bien mal lui en a pris. Après des années de guérilla parlementaire et plusieurs scandales entretenus par le lobby militariste, il a dû rétablir les programmes du Pentagone.

La militarisation nourrit le terrorisme La militarisation entretient et développe plus le terrorisme qu’elle ne le contient. Partout, elle favorise le traitement militaire des problèmes politiques et sociaux. Elle encourage la production des armes, légères aussi bien que lourdes, objets de tous les trafics. Elle favorise la formation de combattants qui, ensuite, peuvent mettre leurs compétences au service d’autres causes. Partout, elle suscite de nombreuses interventions armées qui entraînent des souffrances, des injustices et des morts, lesquelles provoquent le désir de vengeance des populations qui en ont été l’objet. Les réponses militaires aux actes de terrorisme ne sont que des réactions inapropriées aux symptômes et ne soignent pas les maux plus profonds qui sont à leur origine. D’où, plus tard, leur répétition sous d’autres formes. En définitive, partout la militarisation nourrit le terrorisme, en armes, combattants et motivations. En Israël comme en Algérie ou en Tchétchénie, la guerre contre le terrorisme alimente ainsi en vocations et en ressources les rangs des femmes et des hommes prêts à sacrifier leur vie pour prolonger l’insécurité d’une domination qui suscite leur haine. Ces guerres jouent d’ailleurs, pour les centres de recherche des États-Unis, le rôle d’un très utile laboratoire d’essai des contre-mesures au terrorisme. Ainsi sont testés, quasiment en grandeur nature, les effets des assassinats ciblés, des représailles sur les familles et des destructions au bulldozer des habitations et quartiers des combattants. Mais les états-majors du Pentagone, bien que très attentifs aux résultats de telles "expériences", continuent à préconiser des solutions armées aux problèmes sociaux d’un monde qu’ils ne savent pas contrôler autrement. Plus la militarisation devient puissante et autonome, plus la violence est privilégiée dans les conflits du monde, sans pour autant les régler au fond, et plus le terrorisme devient le mode d’expression des revendications, quand il n’est pas celui du désespoir. Mais en même temps que la politique du bâton fait la preuve de son inefficacité, les sociétés se transforment : les libertés sont bafouées, les institutions de l’ONU ignorées et le droit international est foulé au pied. Pour "encadrer la violence", comme le proposaient les 17es Rencontres de Petrarque (Le Monde du 25 juillet), il faut donc prendre un chemin inverse : non pas un État plus liberticide (sur le modèle d’Ashcroft-Bush) mais un État plus social (sur le modèle de Roosevelt), moins de mépris des traités internationaux et plus d’appui sur des institutions multilatérales rénovées (comme le propose l’économiste américain Stiglitz). Et pour ce faire, ne faudra-t-il pas stopper la militarisation ? réduire les pouvoirs du Pentagone ? amener les industries de défense à reconvertir une large part de leurs activités ? Un tel défi serait à la dimension de la grande nation démocratique que sont les États-Unis. N’ont-ils pas déjà montré en d’autres domaines (ségrégation raciale, guerre du Vietnam) qu’ils étaient capables de tels retournements, certes sous la pression des combattants, mais aussi de l’opinion, tant américaine qu’internationale ?

Georges Menahem, membre du Conseil scientifique d’ATTAC, chercheur au CNRS, La science et le militaire, Éditions du Seuil ; Enquête au cœur des multinationale, Éditions les mille et une nuits

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