Survie

Percy Schmeisser un rebelle contre les OGM

Publié le 17 octobre 2002 - Guillaume Olivier

Extraits tirés du Monde, France, 17 octobre 2002.

(...) Schmeiser, la bête noire de Monsanto, le caillou dans sa chaussure, l’objet d’une lutte judiciaire engagée depuis trois ans, et qui rebondira en novembre, quand une cour d’appel canadienne devra décider si elle accorde à Monsanto le million de dollars que réclame la firme à Percy Schmeiser. L’enjeu de la bataille : le contrôle de l’agriculture américaine.

L’épicentre de la résistance à Monsanto se trouve dans un bourg perdu du Saskatchewan, à l’ouest du Canada. Un endroit posé sur une plaine immense : verte et colorée l’été, sous un ciel bleu qu’agitent des nuages pressés d’aller voir ailleurs - le Saskatchewan est le "pays des ciels vivants" -, couverte de neige à l’infini pendant les six mois que dure l’hiver, quand le thermomètre descend à - 28 °C la nuit. Bruno, 700 habitants, des rues qui se croisent au carré, des maisons sans apprêt, une rue principale comprenant un hôtel décati, deux épiceries, un pharmacien francophone, une banque et un restaurant. (...)

"1999 a vraiment été l’année terrible", raconte Percy, un homme vigoureux de 71 ans qui en paraît moins, le port droit et le cheveu abondant : "On était souvent surveillés par des hommes dans une voiture, le long de la voie de chemin de fer. Ils ne disaient rien, ils ne faisaient rien, ils étaient là, à regarder. Une fois, ils sont restés trois jours d’affilée. Quand on allait vers eux, ils partaient en trombe. On recevait aussi des coups de fil anonymes, des gens qui disaient "on va vous avoir". On avait si peur que j’ai acheté une carabine, que je gardais dans le tracteur quand je travaillais au champ. Ça s’est calmé, mais la pression n’a jamais cessé. Entre octobre 2001 et avril, j’ai reçu quarante lettres de Monsanto, me demandant si j’avais changé d’avis."

Tout a commencé en 1996. Cette année-là, Monsanto commence à commercialiser au Canada, assez discrètement, son nouveau colza OGM, résistant à l’herbicide Roundup : celui-ci tue toutes les herbes, mais pas le colza transgénique. A ce moment, les agriculteurs du Saskatchewan, qui cultivent majoritairement du blé, subissent de plein fouet la chute des cours de celui-ci. L’année suivante, ils cherchent une plante plus lucrative : les cours du colza sont bons, beaucoup de paysans l’adoptent, et ce sera souvent la nouvelle variété de Monsanto, dont on dit alors grand bien. Percy Schmeiser connaît bien le colza : il cultive depuis près de cinquante ans cette plante rentable mais difficile, et il est même devenu, avec sa femme, un sélectionneur réputé de semences de colza. En 1997, il découvre que du colza résiste au Roundup sur le bord des champs où il passe habituellement l’herbicide. Il est intrigué, passe du Roundup sur une plus large bande, constate que la résistance est assez importante. Il contacte Monsanto et apprend alors, à l’automne, l’existence des OGM. A son habitude, il ressème au printemps 1998 les graines de sa récolte précédente.

En août 1998, Monsanto engage une action en justice contre Schmeiser. La firme affirme que le paysan a frauduleusement planté son colza OGM. De telles plaintes sont lancées au Canada et aux Etats-Unis contre des centaines d’agriculteurs. Monsanto a en effet breveté ses variétés transgéniques : elle ne vend les semences aux agriculteurs qu’à la condition qu’ils signent un "accord d’utilisation de la technologie", dans lequel ils s’engagent notamment à ne pas réutiliser les graines de leur récolte comme semences à la saison suivante : ils devront en acheter auprès de Monsanto chaque année. Et pour s’assurer que les paysans respectent cet accord, Monsanto recourt à des agences de détectives privés - Pinkerton aux Etats-Unis, Robinson dans le Saskatchewan - et met en place une ligne téléphonique permettant aux agriculteurs de dénoncer des collègues qu’ils soupçonnent d’utiliser des OGM sans les avoir achetés. La firme - ou ses agents - va parfois jusqu’à épandre du Roundup par avion sur des champs de colza pour vérifier qu’ils ne sont pas OGM.

Chez Monsanto, on explique que "des millions ont été investis pour développer ces variétés, il faut récupérer ces coûts en s’assurant que les OGM ne sont pas utilisés sans payer".

Le plus souvent, les menaces de Monsanto suffisent à faire plier les agriculteurs visés : nombreux sont les cas où ils acceptent de payer des sommes importantes pour éviter d’aller en justice - et il est vrai que, plusieurs fois, des agriculteurs ont utilisé les semences de Monsanto sans les acheter à des revendeurs de la compagnie. La pratique de réutiliser ses propres semences reste courante dans tous les pays du monde. Mais il y a des rebelles : et Schmeiser est de ceux-là. L’homme a du tonus. Il a été maire de Bruno pendant vingt-cinq ans, jusqu’en 1988, et député à l’assemblée de la province à la fin des années 1960. A côté de son activité de fermier, il a monté une entreprise de vente de machines agricoles. C’est aussi un globe-trotter, qui a pris l’habitude, avec sa femme, d’occuper la morte saison d’hiver à baguenauder à travers le monde, en Afrique, en Asie ou en Amérique, confiant les enfants à leurs grands-parents et allant passer deux mois dans tel ou tel village pour, dit-il, "aider les gens". Il a été le premier Canadien à entrer dans Phnom Penh quand les Khmers rouges s’en sont retirés. Il gravit le Kilimandjaro en 1984, a tenté trois fois, sans succès, l’ascension de l’Everest au début des années 1990.

Schmeiser refuse de plier. Démentant avec ténacité avoir jamais acheté en fraude des semences OGM ni en avoir utilisé en connaissance de cause, il affirme que son champ a été contaminé par le colza cultivé par ses voisins. Il a notamment racheté en 1997 un champ qui a été cultivé avec du colza OGM. Or, le colza est une plante très vivace : ses graines restent vivantes, enfouies dans le sol, plus de cinq ans ; et très légères, elles sont facilement emportées par le vent. Schmeiser prend un avocat, tente de lancer une attaque juridique contre Monsanto, prononce des conférences au Canada, est contacté par les associations opposées aux OGM, reçoit les journalistes. Il devient un symbole de la lutte contre Monsanto.

L’affaire est jugée à Saskatoon, la capitale de la province, en juin 2000. Entre-temps, le colza transgénique est parvenu à occuper plus de 50 % du marché canadien, la plus grande part étant assurée par Monsanto. Le juge rendra sa décision en mars 2001 : c’est la douche froide pour Schmeiser. Le juge Andrew MacKay conclut qu’en semant en 1998 son grain de 1997, "qu’il savait ou aurait dû savoir résistant au Roundup", il a enfreint la loi sur les brevets. Schmeiser fait appel. La décision, rendue le 4 septembre 2002, confirme la conclusion du juge MacKay : Percy Schmeiser a violé le brevet de Monsanto, il est coupable, il doit payer. En novembre, on décidera combien.

La lecture attentive des deux jugements laisse perplexe. D’une part, l’origine du colza OGM n’est pas analysée, alors qu’il est reconnu que Schmeiser n’a pas acheté à quiconque les graines de Monsanto. D’autre part, les juges ne tiennent aucun compte du fait que Schmeiser n’a pas utilisé de Roundup pendant la culture ; il a traité son colza comme il le fait habituellement. Or, le seul intérêt de cultiver du colza modifié est précisément de le passer au Roundup pour tuer les mauvaises herbes, ce qui économise les autres traitements chimiques. Ensuite, les juges ne s’inquiètent pas du fait que Monsanto a illégalement pris des échantillons de plantes sur le champ de M. Schmeiser pour les analyser : ils estiment que ce comportement ne pose pas problème, dès lors que les tests effectués sur ces échantillons ont révélé que les plantes étaient transgéniques.

Or, les tests effectués par M. Schmeiser ou par des experts consultés par lui ne donnent pas les mêmes résultats que ceux conduits par Monsanto. Les juges ne retiennent que l’information de ceux-ci. Enfin, ils statuent que tout le fruit de la récolte de M. Schmeiser doit aller à Monsanto, même si une partie seulement était transgénique. Sur le fond, Andrew MacKay pose un principe : "Un fermier dont le champ contient des semences ou des plantes provenant de semences versées dedans, ou apportées par le vent du champ d’un voisin ou même germant par du pollen apporté par des insectes, des oiseaux ou par le vent, peut posséder ces semences ou plantes même s’il n’avait pas l’intention de les planter. Il ne possède pas, cependant, le droit d’utiliser le gène breveté, ou la semence ou la plante contenant ce gène ou cette cellule brevetée."

Le jugement est extraordinaire : il signifie qu’un agriculteur enfreint le brevet de toute compagnie produisant des semences OGM dès lors que son champ est contaminé par des plantes transgéniques. Extraordinaire, vraiment, puisque cette contamination est inévitable, comme l’ont montré de nombreux exemples au Canada, aux Etats-Unis, en Europe et au Mexique depuis deux ans. Percy Schmeiser ne se décourage pas. L’affaire lui a déjà coûté 200 000 dollars canadiens, payés en engageant son épargne retraite et une partie de sa terre. Mais il tient le cap, et se tourne maintenant vers la Cour suprême du Canada. "On va continuer à se battre, au nom de tous les fermiers, pour le droit d’utiliser ses propres semences. Je sais que si mon grand-père était vivant, si mon père était vivant, ils me diraient de continuer : ils ont travaillé dur pour ouvrir ce pays, ils n’accepteraient pas de voir leur droit saisi par les multinationales."

Schmeiser continue à voyager, invité par les ONG écologistes ou paysannes : il était en France au début de l’année, à La Haye en avril à la Conférence sur la biodiversité, il part cette semaine en Californie puis en Amérique centrale raconter sa lutte et la menace qui pèse, selon lui, sur la liberté des paysans. C’est un orateur, qui parle avec conviction, en phrases courtes et claires. "Ce n’est plus l’affaire Schmeiser, affirme-t-il, c’est l’affaire de tous les paysans à travers le monde."

Par Hervé Kempf

a lire aussi