Survie

Pharmacie. Quand la loi du marché fige les stratégies des grands labos pour un maximum de profit.

Publié le 5 mars 2002 - Guillaume Olivier

L’Humanité, France, 5 mars 2002.

Le diktat du médicament phare

Alors que la moitié des pathologies dans le monde n’ont pas de traitements adaptés, la marche en avant vers la financiarisation des labos, sélectionnant les axes de recherche selon les profits attendus, pose de plus en plus question. Analyse et débat.

Depuis une quinzaine d’années, fusions et acquisitions se succèdent dans l’industrie pharmaceutique mondiale, avec deux caractéristiques principales, l’explosion des profits et des suppressions d’emplois.

En France, le chiffre d’affaires de cette industrie particulièrement profitable croît de près de 8 % chaque année depuis 1995. En 2000, il s’est élevé à 36 milliards d’euros, soit près du tiers du chiffre d’affaires de l’industrie des biens de consommation. · l’échelle de la planète, ce marché très porteur se concentre sur un petit nombre de pays : 6 % des ventes mondiales se font en France, 21 % dans les principaux pays européens (France, Italie, Espagne, Royaume-Uni et Allemagne), et 40 % aux Etats-Unis. Au total, l’industrie pharmaceutique se concentre sur 15 % de la population mondiale, celle qui a les moyens de payer.

La vague de concentrations qui a bouleversé le secteur tient largement, selon les firmes, à l’explosion des coûts de recherche et de développement (R & D) : pour les vingt plus grandes entreprises mondiales, ils représentent désormais 18 % du chiffre d’affaires, contre 10 % au début des années quatre-vingt. Un phénomène toutefois à nuancer, puisque la hausse concerne plus les études cliniques que la recherche proprement dite. Par ailleurs, si les patrons des grands labos mettent volontiers l’accent sur le poids de ces dépenses, ils se font plus discrets sur les sommes affectées au marketing qui augmentent plus vite encore et représentent aujourd’hui la bagatelle de 35 % du chiffre d’affaires, soit le double de la R & D.

La recherche, en réalité, a bon dos. Les labos pourraient l’assumer en partageant son coût... s’ils n’étaient engagés, à l’échelle mondiale, dans une compétition organisée, stimulée par les actionnaires. C’est la course à la molécule rentable, celle qui rapporte au minimum 15 % de taux de profit. Un mot en usage dans ce milieu en dit d’ailleurs long sur ses règles : " blockbuster ", qui désigne un médicament phare, du point de vue commercial, dont le chiffre d’affaires atteint le milliard de dollars. Le blockbuster, voilà désormais l’objet de tous les désirs.

Logiquement, pour des raisons de volume et aussi d’absence de contrôle des prix par le gouvernement, c’est le marché américain et ses pathologies caractéristiques - l’obésité, le système nerveux central, le diabète, les maladies liées au vieillissement et le cardio-vasculaire - qui bénéficient de toutes les attentions des labos. Cette focalisation sur les Etats-Unis a deux conséquences importantes : une vague de licenciements, qui touche préférentiellement l’Europe et, plus grave encore, l’abandon de la recherche dans les domaines réputés insuffisamment rentables car touchant les malades des pays pauvres. C’est ainsi que le budget " obésité " des trusts pharmaceutiques atteint 50 milliards de dollars aux Etats-Unis, quand on peine à trouver les 3 ou 4 milliards nécessaires à la lutte contre le sida en Afrique.

Mais ces restrictions ne concernent pas que l’Afrique et le sida. Aventis, cinquième " pharmacien " mondial, vient d’arrêter le développement d’un antifongique contre les candidoses, qui affectent les malades immuno-déprimés, atteints de cancers graves ou de sida, ainsi que les grands brûlés, parce que le chiffre d’affaires attendu est inférieur au seuil, de plus en plus considéré comme fatidique, des 400 millions de dollars. Des maladies relativement bénignes en Europe, comme la rougeole et le paludisme dont le maintien a des causes principalement sociales (hygiène publique et alimentation en eau potable), font chaque année des millions de victimes en Afrique, mais elles ne sont pas prioritaires pour les dévots de la croissance financière et les accros au " retour rapide sur investissement ". Ainsi, ces maladies endémiques des pays pauvres sont abandonnées parce que non suffisamment rentables, tout comme celles (candidoses) qui touchent des milliers de malades dans les pays riches.

Sur le plan social, l’exemple d’Aventis, né de la fusion entre Rhône-Poulenc et Hoechst, est éclairant. Cette entreprise a affiché en 2001 pour ses activités stratégiques des hausses de 15,3 % (à 17,6 milliards d’euros) de son CA et de 39,5 % du bénéfice net (à 1,63 milliard d’euros). Deux de ces produits vedettes en termes de chiffres d’affaires, l’anticancéreux Taxotère et le Lovenox, viennent des centres de recherche de Vitry et de Romainville.

Mais cette success story pour actionnaires prend, côté salariés, des allures de " fusion catastrophe ". Depuis deux ans, l’effectif du site francilien de Romainville est passé de 2 000 salariés à 1 200, et celui de Vitry de 1 600 à 1 200 également. Le trust Aventis a abandonné le concept unificateur des " sciences de la vie " (santé humaine, nutrition et santé animale, protection des cultures) pour se recentrer sur la seule santé humaine (pharmacie et vaccins). L’activité nutrition animale a été vendue, à l’image des centres d’Ongar et de Chesterford en Angleterre, ou est menacée de l’être, comme le laboratoire de recherches agronomique Aventis Crops Sciences (AVC), à Lyon, qui devrait tomber dans l’escarcelle de Bayer, ou encore le site de production d’Elbeuf.

" C’est tout le concept de complémentarité entre chercheurs de différents domaines qui prend fin, déplore Stéphane Tourneux, chercheur et délégué syndical central CGT de Crops Sciences. Nous n’échangerons plus nos molécules... " Si les entreprises ont des frontières, le vivant n’en a pas. Cette complémentarité n’a jamais été aussi pertinente à l’heure des OGM proliférants, des farines incontrôlées et de l’ESB, dont personne ne peut dire quel sera le nombre des victimes dans les années qui viennent.

Chez Aventis, la fusion risque donc de se solder par l’abandon de recherches utiles, à l’image du domaine des " maladies de l’os " travaillé sur le site de Romainville aujourd’hui menacé de démantèlement. Des savoir-faire passent à la trappe. Rançon d’un dogme qui abaisse la santé, celle des hommes ainsi que celle des animaux qu’ils mangent et celle des plantes qu’ils font pousser, au rang de marchandises.

Les besoins ne manquent pourtant pas. En matière agroalimentaire, il s’agit tout bonnement de " nourrir tous les humains avec des produits sains et dans le respect de l’environnement ", observe Stéphane Tourneux, qui pointe quelques pistes possibles : " Substitution des farines carnées par des cultures fourragères, recherche de pesticides moins polluants, assimilation des déchets, alicaments (combinaison de l’aliment et du médicament)... " Liste non exhaustive. Mais cela nécessite des investissements lourds, tout à fait incompatibles avec la recherche de gros profits à court terme. Aventis y a renoncé en se " délestant " de Crops Sciences. La multinationale se désengage également dans le domaine de la santé humaine, puisqu’elle se focalise uniquement sur les maladies suffisamment rentables. Gilles Brisson, PDG d’Aventis-Pharma, répond (voir ci-contre) qu’" il vaut mieux être en pointe dans une demi-douzaine de domaines plutôt que de se donner bonne conscience en touchant à tout ". Et il renvoie sur les pouvoirs publics la responsabilité de définir les moyens qu’ils souhaitent affecter à la santé publique... Pour la recherche pharmaceutique, comme pour les professions de santé en plein malaise et la couverture maladie des assurés, l’interpellation est en effet lancée, aujourd’hui, aux candidats à la présidentielle et aux législatives : comment faire face à des besoins en pleine croissance dans ces domaines ?

Mais ce débat ne saurait chasser l’autre, posé par les contradictions entre les besoins de recherche pharmaceutique et la politique des grands labos. La question n’est-elle pas posée, comme le dit Thierry Bodin, responsable CGT d’Aventis-Pharma, de soumettre cette industrie à de nouvelles règles ?

Catherine Lafon

© L’Humanité

a lire aussi